Intervention de Hamit Bozarslan

Réunion du 9 février 2016 à 13h30
Mission d'information sur les moyens de daech

Hamit Bozarslan, directeur d'études au centre d'études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques de l'EHESS :

Recep Erdoğan a effectivement prononcé les paroles que vous avez reprises. Il citait un poème de l'un des fondateurs du nationalisme turc, Ziya Gökalp. Erdoğan et les hommes de son milieu ont été éduqués à la fin des années 1970. Nous connaissons globalement les lectures qui ont formé cette génération de jeunes islamistes, souvent fascinés à l'époque par l'expérience afghane, même s'ils ne se sont pas battus sur le terrain. Il s'agit d'une littérature plus ou moins antisémite, développant des théories du complot, profondément anti-occidentale, qui explique l'histoire du monde depuis les croisés par les conflits entre l'Ouest et l'Est.

Dans les années 2000, on pensait que la mouvance islamiste turque allait donner naissance à une sorte d'islam démocrate, à l'image de ce que sont les chrétiens-démocrates. Plusieurs éléments plaidaient en faveur de cette thèse. Au cours de cette période, l'islamisme prenait deux chemins. L'un, radical, donnait naissance à la mouvance al-Qaïda ; l'autre menait à l'islamisme main stream déradicalisé des Frères musulmans, d'Ennahdha ou des deux partis islamistes marocains. Cet islam déradicalisé se replie désormais sur la reconnaissance des frontières étatiques, sur le néolibéralisme – ce qui fait intervenir l'économie dans l'équation – et sur une mission calquée sur celles des évangélistes. Durant une période, Erdoğan a pu passer d'un islam au fond guerrier de la fin des années 1970 à un islam déradicalisé tout en se rapprochant de l'Europe. Cela dit, on a le sentiment que, chaque fois qu'une crise survient entre la Turquie et le reste du monde, le vieux fond que j'évoquais revient avec énormément de ténacité. La troisième génération de l'AKP, dont une partie des membres n'est pas du tout issue des milieux islamistes, ne fait qu'alimenter ce vieux fond guerrier, antisémite, et anti-occidental.

Le wahhabisme vient de loin. En Arabie saoudite, il s'agit d'une école et d'un appareil qui ont noué une alliance avec la dynastie des Saoud. Hors de ce contexte, dès lors qu'il est exporté, le wahhabisme produit un phénomène de radicalité que même l'Arabie saoudite n'est plus en mesure de contrôler.

La matrice de radicalisation des mouvements islamistes est double.

Le Hezbollah, d'une part, constitue la matrice par excellence des organisations chiites dans le monde arabe, voire au-delà, par exemple en Afghanistan. Il dispose d'une diplomatie et d'une organisation milicienne, à la fois politique, économique et éducative, organiquement liée à la communauté chiite. Cette organisation produit une radicalité constamment maîtrisée en interne par son clergé et, in fine, en cas de nécessité, par l'Iran. L'Iran, qui déploie une diplomatie milicienne dans la région, joue toujours le rôle d'arbitre en cas de conflit extrême impliquant ces organisations.

Le sunnisme, d'autre part, produit constamment, par son exportation et par celle du wahhabisme, une « surradicalité » qui, finalement, ne peut plus être maîtrisée. On connaît les origines d'al-Qaïda, le rôle joué par le wahhabisme dans sa genèse, ainsi que celui de l'idéologie des Frères musulmans des années 1960. Il reste qu'à un moment donné, al-Qaïda échappe à tout contrôle, y compris de la part de l'appareil wahhabite. L'État islamique, de même, échappe totalement au contrôle de ce dernier. Alors que le pouvoir milicien chiite consolide la communauté chiite, le pouvoir milicien sunnite détruit la communauté sunnite. On le voit très clairement en Irak : je ne suis pas certain qu'aujourd'hui la ville de Mossoul, qui comptait 1,3 million d'habitants hier, en abrite encore plus de 600 000 ou 700 000. Quant à la ville de Raqqa, elle est devenue un désert. Les forces de destruction à l'oeuvre dans cette « exportation » sont telles que les communautés sunnites elles-mêmes sont menacées.

Sans être un spécialiste de l'État islamique, je peux vous dire qu'un consensus se dégage pour estimer qu'il dispose de ressources de 1 à 2 milliards de dollars par an. Cet argent ne provient sans doute pas seulement du pétrole. Nous connaissons très mal la politique de taxation appliquée par l'État islamique dans les territoires qu'il contrôle. Pour qu'une tribu échappe à l'extermination, il faut qu'elle paie : un économiste dirait que nous avons affaire à des « modes d'accumulation primitifs ». La contrainte exercée par Daech finit par produire des ressources économiques considérables. Certains se demandent si le pétrole de Daech, qui coûte 15 à 20 dollars le baril, ne va pas devenir plus cher que celui de l'OPEP dont le prix est de 30 dollars le baril environ.

Sans doute le pétrole de l'État islamique circule-t-il dans la région. Il passe probablement en Turquie, mais aussi au Kurdistan d'Irak, qui n'a assurément aucune complicité avec Daech. Le régime de Bachar al-Assad en achète également. Dans l'ouvrage Économie des guerres civiles, paru en 1996, sous la direction du regretté François Jean et de Jean-Christophe Rufin, devenu académicien depuis, nous constations qu'il existait déjà un trafic de pétrole qui partait d'Irak, passait par le Kurdistan irakien, subissait le contrôle du PKK puis celui de l'armée turque avant d'arriver en Turquie. Malgré sa taxation à chaque étape, le pétrole circulait. Cette fluidité montre que les frontières, censées distinguer les zones de souveraineté des États, sont devenues des lignes produisant des violences extrêmes et des types spécifiques de circulation. Achille Mbembe observe le même phénomène s'agissant du nord et du centre de l'Afrique. Son essai Sortir de la grande nuit montre que les frontières sont devenues un lieu de défi permanent à la souveraineté des États qu'elles sont censées délimiter.

Quel est l'agenda turc concernant les Kurdes ? La Turquie d'Erdoğan n'admet pas l'idée qu'une opposition puisse exister. La politique se définit pour elle comme l'exercice d'une sorte de vendetta, et toute déloyauté est considérée comme un signe de trahison. Le fait qu'au Kurdistan syrien, le Pays des Grecs n'accepte pas la tutelle turque et que les Kurdes de Turquie aient, par deux fois, voté pour leur propre parti, en juin et en novembre 2015, est considéré par l'« erdoganisme » comme un acte de trahison qui nécessite une sanction collective. La situation s'est considérablement dégradée depuis le mois de juin, et elle se dégrade de semaine en semaine : le tissu urbain kurde est aujourd'hui massivement détruit, y compris dans une ville comme Diyarbakir.

Même si le contexte est très différent, il est possible de faire une analogie avec ce qui s'est produit pour les Arméniens en 1914-1915. À l'époque, la Turquie accepte de reconnaître les Arméniens et leurs partis ; elle admet qu'ils constituent un groupe légitime et qu'elle a commis des injustices. Elle demande alors aux Arméniens de se mettre au service de la nation turque, mais cela ne correspond pas au projet arménien qui vise à reconstruire l'Empire ottoman sur une base égalitaire. Le refus arménien constitue l'une des clefs de lecture du génocide.

Cent ans après, on a l'impression que la même dialectique s'applique. La Turquie dit aux Kurdes : « Nous reconnaissons votre existence, votre langue, votre parti, mais vous devez vous mettre au service de la nation turque et sunnite. » Autrement dit, il est demandé aux Kurdes de renoncer à toute demande d'égalité ou de refondation de la Turquie sur des bases différentes. La Turquie et le sunnisme étant incarnés par Erdoğan lui-même en tant que chef, voter contre lui ne peut être considéré que comme une trahison. Dans cette optique, il ne peut plus y avoir d'opposition. Il faut entendre le vocabulaire constamment utilisé par l'État à l'égard des intellectuels turcs dissidents : « brouillon d'intellectuels », « traîtres à la patrie », « ennemis de l'intérieur ». Cette attitude place aujourd'hui quelque 1 200 collègues turcs sous une menace directe pour avoir signé une pétition le mois dernier.

L'avenir de la Syrie peut-il être envisagé sans Bachar al-Assad ? Je ne suis pas un décideur politique, mais je suis certain que cela aurait été possible en 2011-2012. Pour moi, éthiquement, il sera tout simplement impossible de réhabiliter Bachar al-Assad et son régime. Ce régime a joué un rôle absolument décisif dans la tragédie syrienne. N'oublions pas qu'en novembre 2011, en Syrie, une grande partie des islamistes proches d'al-Qaïda étaient libérés au moment même où d'autres opposants étaient exécutés !

Cela dit, au point où nous en sommes, ce qui me paraît le plus urgent, c'est de sortir d'une guerre qui détruit la société syrienne. Mais pouvons-nous encore parler d'une société syrienne en 2016 ? Ce conflit est allé beaucoup trop loin : si l'on transposait ses effets à l'échelle de notre pays, 900 000 Français seraient morts, et 34 millions seraient déplacés ou réfugiés ! Comment agir face à une telle démesure ? Je ne sais pas si Bachar al-Assad doit faire partie de la solution, même si, je l'ai dit, il est clair que c'est pour moi éthiquement inacceptable. Il faut en tout cas qu'à un moment les puissances mondiales s'entendent sur une voie de sortie.

L'entrée de la Russie dans le jeu change profondément les choses. Du côté de Washington, Bruxelles, Paris ou Londres, une grande lassitude à l'égard du Moyen-Orient et de l'islam va de pair avec une incapacité à intervenir et à penser ce conflit. Du côté russe, le monde est pensé, à tort ou à raison, à partir de catégories datant du XIXe siècle, qui semblent les plus efficaces pour prendre une revanche sur la guerre froide.

La situation militaire a évolué avec l'intervention russe. Aujourd'hui, Alep peut tomber ; cela n'aurait pas été possible sans la Russie, qui est devenue une puissance méditerranéenne et un acteur décisif de la région. Elle entretient sans doute de très bons rapports avec l'Irak aujourd'hui, et elle joue la carte kurde en Syrie. On peut parfaitement envisager que, demain, elle soutienne activement le PKK en Turquie. Sa stratégie paiera-t-elle à long terme ? Je me permets d'émettre quelques doutes, mais je ne veux pas faire de prédiction.

J'emploie les termes « État islamique » car ils traduisent exactement les mots composant l'acronyme arabe « Daech ». Dans la région aujourd'hui contrôlée par l'État islamique, il ne faut surtout pas utiliser ce terme, mais plutôt ceux de dawla al-islāmiyya et donc dire « DI ». On peut choisir de rester dans l'euphémisme ou de ne pas prononcer certains mots, il n'en demeure pas moins que cet acteur se présente comme l'État islamique. J'ai en conséquence choisi de laisser tomber une partie de mes inhibitions pour appeler cette organisation comme elle s'appelle.

Je suis allé au Liban il y a quelques mois, et j'en suis revenu très inquiet. Deux éléments jouent néanmoins en faveur du pays. Il ne veut à aucun prix retrouver la guerre civile. Le souvenir de ce qui s'est produit entre 1975 et 1990 n'est pas révolu. Il y a des guerres civiles qui ne passent pas. Le Liban est sur la brèche, mais personne ne prend l'initiative pour l'entraîner vers la chute – peut-être une sorte de sagesse collective prévaut-elle. Par ailleurs, l'entente entre l'Arabie saoudite et l'Iran, qui, à peu près partout, a volé en éclat, tient encore au Liban, ne serait-ce que parce que l'Arabie saoudite a très peur pour l'avenir de la communauté sunnite – elle sait que le camp sunnite et Hariri perdent des points, et le Front al-Nosra a montré en 2014-2015 qu'il n'accepterait pas la suprématie des Saoud. Cette alliance pourrait faire en sorte que le Liban reste pacifié.

Michel Aoun peut-il devenir président ? Il existe une réelle volonté du côté de Samir Geagea, et il me semble surtout que Sleimane Frangié aurait dû choisir une autre stratégie car il n'est considéré d'aucun des deux côtés comme un candidat crédible. Cela dit, le Liban nous a montré qu'il pouvait quasiment être dirigé sans gouvernement : les institutions primaires continuent de fonctionner sans président de la République ni parlement… Dans la région, il est en tout état de cause indispensable d'accompagner la Jordanie, et, surtout, le Liban.

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