Monsieur le rapporteur, je ne dis pas du tout que l'islam n'est pas compatible avec la démocratie. S'agissant de l'islam tel qu'il est prôné aujourd'hui par l'Arabie saoudite ou Al-Azhar, nous devrions seulement considérer comme une valeur universelle l'idée que la querelle des deux facultés dont parlait Kant – la faculté de la théologie et la faculté de la rationalité – doit rester en permanence ouverte. Si la première tire sans relâche au bazooka sur la seconde, nous ne sommes plus dans une société démocratique – ce qui ne signifie pas qu'il ne faut pas critiquer la faculté de la rationalité.
J'en viens à l'un des problèmes que le monde musulman n'a jamais pu résoudre. Il faudrait qu'il renonce collectivement à l'idée que la croyance est supérieure à la non-croyance, qu'une religion – quelle qu'elle soit – est supérieure à une autre religion, qu'une nation – quelle qu'elle soit – est supérieure à une autre nation, ou que la masculinité est supérieure à la féminité. Si cette nuit du 4 août n'advient pas, des zones d'ambiguïté persisteront toujours. Un islam qui aurait renoncé à ces quatre points pourrait prendre son envol en termes spirituels. Aujourd'hui, les docteurs de la loi de l'islam écrivent des traités entiers sur la façon dont il faut se brosser les dents ou sur la manière de faire la guerre ; on a l'impression qu'ils n'ont plus rien à dire sur la vie, sur la mort, sur l'au-delà ou sur l'existence.
Il y a une dynamique absolument eschatologique d'al-Qaïda et, surtout, de l'État islamique. Le nom du magazine que ce dernier publie, Dabiq, désigne le lieu où arrivera le messie pour lancer le processus de déclenchement de l'apocalypse. Nous sommes passés d'un islam violent révolutionnaire, dans les années 1960, à quelque chose d'eschatologique qui se reproduit, même par l'effet de l'exportation de ce qui n'est pas eschatologique – l'ouvrage de Leïla Babès est extrêmement éclairant de ce point de vue. C'est comme si l'Institut catholique et l'Institut de théologie protestante produisaient constamment, non pas à l'intérieur de leurs murs, mais à l'extérieur, une sorte d'eschatologie imminente. C'est pourquoi il est indispensable de réfléchir à la doctrine de l'État dans l'islam, à la place de la religion, et à sa redéfinition. Les musulmans sont les grands perdants de la situation actuelle. Je ne parle pas de la France, où ils ont le droit d'être musulmans bien davantage que dans de nombreuses sociétés musulmanes, mais à des sociétés qui produisent des attentats-suicides par milliers. Comment se fait-il que l'Irak ait produit, de 2003 à 2010, mille attentats-suicides ? Les Américains n'ont pas de brigades organisant des attentats-suicides – j'ai été très critique à l'égard de la guerre de 2003, mais le sujet était différent.
J'insiste par ailleurs sur la nécessité de combattre toute forme d'islamophobie. Il s'agit de l'une des obligations de la cité, précisément en ce moment.
En tant que citoyen, et non plus en tant que chercheur, permettez-moi de dire que je suis très préoccupé par le destin de la cité, c'est-à-dire de la société démocratique. Les épisodes des attentats ou les discours qui ont suivi, l'incapacité de produire une pensée critique, le fait qu'il n'y ait pas de débats citoyens sur un grand nombre de sujets : tout cela m'inquiète. Sur 114 000 soldats français, 5 000 sont engagés sur des terrains extérieurs ; la cité est obsédée par les questions de sécurité, ce qui est parfaitement compréhensible, mais elle ne se saisit pas des dossiers militaires pour réfléchir à sa propre sécurité et choisir une stratégie en la matière. Cette sorte de délégation permanente peut finir par fragiliser la cité.
S'agissant de la question confessionnelle, je cite à nouveau l'exemple de la guerre civile yéménite dans laquelle elle ne jouait aucun rôle, alors qu'aujourd'hui les socialistes du Yémen du Sud regardent du côté des salafistes pour qu'ils viennent les émanciper. Une fois sur place, l'Arabie saoudite se barricade dans ses casernes et al-Qaïda grignote la ville d'Aden. Dans l'Irak des années 1950 et 1960, la question confessionnelle était présente, mais elle n'était pas déterminante, contrairement à la question politique. Dans les années 1950, personne n'aurait pu imaginer que le village de Qardaha, en Syrie, allait déterminer l'histoire du pays du fait de son statut de berceau du clan Assad. Le temps court peut jouer dans le sens de la confessionnalisation, et le processus peut être incroyablement rapide. Le retour en arrière devient alors extrêmement difficile. Dans certaines parties du Moyen-Orient, trois guerres sont menées simultanément : une guerre civile arabe, comme on a parlé d'une guerre civile européenne de 1618 à 1648 ; une guerre confessionnelle, qui n'était certainement pas une fatalité mais qui existe bel et bien ; et peut-être aussi une guerre planétaire, notamment du fait de la présence de la Russie.
Si l'on cherche des solutions au conflit syrien, je pense qu'il faut faire en sorte que les États de la région n'interviennent pas. Je suis contre l'autarcie, mais s'agissant du Liban, je suis partisan qu'il reste libano-libanais. Les grandes puissances peuvent toujours se mettre d'accord pour une solution, mais il faut faire en sorte que, demain, l'Iran, l'Arabie saoudite, et la Turquie, qui ne font que « confessionnaliser » le conflit et se fragiliser, n'interviennent pas.