Intervention de Hamit Bozarslan

Réunion du 9 février 2016 à 13h30
Mission d'information sur les moyens de daech

Hamit Bozarslan, directeur d'études au centre d'études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques de l'EHESS :

Certainement ! L'Arabie saoudite, par exemple, est extrêmement fragile, et de nombreux collègues craignent une implosion du pays.

Un conflit qui est d'abord syrien le devient de moins en moins du fait des dynamiques qui proviennent de l'extérieur. Des dizaines de milliers de djihadistes affluent de l'étranger pour se battre : des chiites afghans, des Tchétchènes, trois mille Tunisiens… Ce conflit a même cessé d'être syro-irako-libanais.

La jeune garde qui entoure actuellement Erdoğan est montée en puissance avec la marginalisation totale de ceux qui ont d'abord entouré ce dernier. L'ancien vice-premier ministre, Bülent Arınç, est officiellement accusé d'être un traître non seulement au parti mais aussi à la patrie. Aujourd'hui, Abdullah Gül est vraiment stigmatisé. La première génération bénéficiait d'une longue expérience et certains de ses membres étaient vraiment sortis de l'islamisme. La nouvelle génération a profité de son déclin. On compte par exemple parmi ses membres, Yigit Bulut, tenant d'un anti-impérialisme total, conseiller en chef du président : il est issu des rangs de gauche. Le journal Yeni Şafak – nom qui signifie « aube nouvelle », et fait un peu penser à l'Aube dorée – suit cette logique de guerre totale. La nouvelle génération a aussi profité du déclin massif des institutions turques. Ces dernières ne fonctionnent plus : la Turquie a cessé d'être un État au sens légal et rationnel du terme. Le président turc dit lui-même qu'il ne respectera pas la Constitution, qu'il est supra-constitutionnel. On constate une sorte de transfert massif de légitimité de toutes les institutions, AKP comprise, vers le président, qui devient la source et l'horizon de la légitimité. Si l'on ajoute à cela le fait que tous les mécanismes de contrôle et d'équilibre du pouvoir ont disparu – même les États autoritaires ont un système de checks and balances – et que la rationalité a disparu, on ne s'étonnera pas que l'on aboutisse, au mois de novembre dernier, à la destruction d'un avion russe, ce qui, du point de vue des intérêts mêmes de la Turquie, constitue une catastrophe – rien que sur le plan économique, elle a sans doute perdu 11 milliards de dollars par an.

Je veux bien croire que la politique d'Erdoğan n'a pas été au-delà de la complaisance à l'égard de l'État islamique. Je constate néanmoins que deux journalistes sont maintenant emprisonnés depuis soixante-dix jours parce qu'ils ont publié la photo de camions qui transportaient des armes à destination des militants islamistes. Ils sont accusés d'appartenance à une organisation terroriste et le procureur a requis la perpétuité à leur encontre. Nous avons affaire à une société qui a totalement cessé d'être transparente.

Selon les services de renseignement allemands, on comptait trois mille ressortissants turcs dans les rangs de l'État islamique en 2014, et, d'après le MİT, l'organisation du renseignement national turc, il y aurait quelque mille membres de l'État islamique en Turquie. Au lendemain de l'attentat du 10 octobre 2015, qui a fait cent deux morts à Ankara, les journalistes ont interrogé le pouvoir sur l'identité de ces membres de l'État islamique. Le Premier ministre turc, Ahmet Davutoğlu, a répondu qu'il disposait de la liste de ces personnes mais qu'un État de droit ne pouvait pas perquisitionner leur domicile sur la base d'un simple soupçon. Pourtant, en Turquie, tous les quatre jours, vous avez une arrestation ou un procès pour insulte au président de la République, et je ne parle pas des nombreuses arrestations de Kurdes. Dans ces situations, on n'évoque absolument jamais le respect de la légalité : l'argument de l'État de droit ne vaut que dès lors que des membres de l'État islamique sont concernés. C'est à la fois sinistre et déchirant. Malgré tout cela, j'espère que les choses ne sont pas allées au-delà de la simple complaisance.

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