Intervention de Jean-Marc Ayrault

Réunion du 1er mars 2016 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Je suis heureux de vous retrouver car je juge essentiel un dialogue approfondi et régulier entre l'exécutif et les deux assemblées du Parlement sur la politique étrangère de la France. Je serai à votre disposition, comme l'était Laurent Fabius, auquel je rends hommage pour l'action qu'il a menée à la tête de la diplomatie française et d'un ministère dont l'intitulé a changé au cours de la législature pour devenir celui des affaires étrangères et du développement international. Dès le 12 février, jour de la passation des pouvoirs, j'ai dit mon intention de poursuivre dans sa plénitude l'exercice du vaste champ de compétences du ministère, qu'il s'agisse de la diplomatie d'influence ou de la diplomatie économique. Comme vous l'avez souligné, madame la présidente, bien que votre commission ait toujours été attentive, lors du vote des budgets successifs, à ce que le ministère des affaires étrangères, outil formidable, dispose des moyens nécessaires à l'accomplissement de ses missions, nous connaissons des contraintes budgétaires. Le ministère a fait face à ce défi en se lançant dans une réforme très ambitieuse. J'entends poursuivre cette modernisation qui rendra notre outil diplomatique encore plus performant.

Les grandes incertitudes qui caractérisent l'époque et la rapidité des évolutions rendent la politique internationale très complexe. La Syrie, où tout est imbriqué, est un exemple emblématique de cette situation : l'avenir du Moyen-Orient s'y joue, avec toutes les conséquences que cela entraîne pour l'Union européenne et pour le positionnement des États-Unis et de la Russie. La France doit, avec l'Union, trouver sa place dans ce contexte évolutif ; c'est compliqué, mais il existe un espace pour cela et nous devons l'occuper pleinement.

En dialoguant avec votre commission, je m'adresse bien entendu à toutes les sensibilités politiques qui y sont représentées. Les débats sont légitimes et il y a des divergences de vues, mais nous avons pour intérêt commun de défendre l'influence et les intérêts de notre pays dans le monde, son rôle en Europe et son rôle géostratégique en qualité de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies.

Je traiterai pour commencer de l'Union européenne. Elle est véritablement à la croisée des chemins, menacée dans son projet par la montée du populisme et le retour du nationalisme, que l'actualité accélère. Nous devons agir à deux niveaux : d'une part, répondre aux crises que sont l'afflux de réfugiés et de migrants et la menace terroriste ; d'autre part, recréer un espace permettant que l'Union européenne incarne, aux yeux des Européens qui doutent d'elle, autre chose qu'une succession de crises. L'urgence est donc double, puisqu'il nous faut trouver une solution à la question des réfugiés mais aussi, étant donné la décision prise par le dernier Conseil européen en réponse aux demandes du Royaume-Uni, déterminer l'avenir du projet européen.

Je m'arrêterai un instant sur l'accord intervenu avec le Royaume-Uni, dans lequel certains ont vu un compromis honteux. En réalité, cet accord se limite au constat de ce qu'est en l'état la situation du Royaume-Uni au sein de l'Union européenne, sans que les nouvelles concessions essentielles aient été accordées. Ainsi n'y aura-t-il ni droit de veto sur l'éventuel surcroît d'intégration au sein de la zone euro ni statut spécial pour la place financière de Londres. On peut vouloir considérer que la rédaction de la décision du Conseil européen traduit un compromis ; à mon sens, on doit surtout admettre qu'il existe une Europe différenciée. Il appartient maintenant au peuple britannique de se déterminer, puisque M. David Cameron a décidé l'organisation d'un referendum qui n'est sans risque ni pour la présence du Royaume Uni au sein de l'Union européenne ni pour son propre avenir.

Les autres Etats membres, singulièrement ceux de la zone euro, doivent quant à eux travailler à une autre étape, celle de la relance du projet européen, pour donner de nouvelles perspectives aux peuples. Dans ce cadre, la relation entre la France et l'Allemagne est essentielle. Il y a des divergences entre nos deux pays et nous n'avons pas toujours les mêmes intérêts, mais nous avons un destin commun auquel nous ne pouvons nous soustraire. Nous ne pouvons faire autrement que de travailler ensemble pour donner un nouvel élan au projet européens, et je m'y emploierai.

S'agissant de la crise des réfugiés, l'urgence est d'avancer de manière déterminée vers une réponse européenne, sans faiblesse ni recul. La réunion impromptue de pays des Balkans organisée à l'initiative de l'Autriche et la fermeture de la frontière entre l'ARYM et la Grèce sont des événements graves dont on ne voit quelle sera l'issue si des décisions collectives ne sont pas prises rapidement. C'est dire toute l'importance du Conseil européen prévu le 7 mars, qui sera précédé d'un déjeuner avec le Premier ministre turc. Un signe fort doit être donné ; il convient en particulier d'aider la Grèce.

On se félicitera à ce sujet que les hot-spots aient commencé d'être installés dans ce pays ; même si le processus est long, il est maintenant effectif. Toutefois, il convient de progresser sur plusieurs questions : la réadmission de migrants irréguliers dans les pays d'origine ou de transit ; la relocalisation de réfugiés en provenance de Grèce ; l'aide humanitaire à la Grèce, y compris en autorisant ECHO, le service en charge de l'aide humanitaire européenne, à intervenir sur le territoire des États membres, en réglant dans les meilleurs délais les obstacles juridiques qui l'empêchent pour l'instant.

L'attitude de la France est dictée par la conviction qu'il n'y a d'autre solution que la solidarité européenne à l'égard des pays qui doivent faire face au flux de réfugiés, à commencer par l'Allemagne et la Grèce. La France s'est engagée à accueillir 30 000 réfugiés supplémentaires pouvant bénéficier du droit d'asile, le président de la République a confirmé cet engagement lors du dernier Conseil européen et nous nous devons de l'honorer. Mais, à ce jour, ils sont moins d'un millier à avoir effectivement été accueillis sur les 160 000 prévus par le mécanisme européen de relocalisation. Il est indispensable de prendre des décisions coordonnées au niveau européen au lieu que, par exemple, la Belgique décide unilatéralement de rétablir le contrôle à sa frontière avec la France.

Des inquiétudes et des craintes s'expriment au sein de la population. Il nous faut sans relâche faire oeuvre de pédagogie, en rappelant que nous devons respecter les conventions internationales que nous avons signées et nos engagements relatifs à l'accueil des réfugiés. Le droit d'asile est un droit sacré que nous n'allons ni renégocier, ni appliquer au rabais, mais dans la mesure de nos capacités, en expliquant à nos compatriotes que les réfugiés fuient, pour survivre, la guerre et les dévastations. Dans le même temps, d'autres migrants veulent venir en Europe, France comprise, pour des raisons économiques. Ceux-là n'ont ni les titres ni les droits qui leur permettraient de rester et ont vocation à être reconduits vers leurs pays d'origine ; il nous faut assumer le fait que tous les immigrants ne pourront demeurer sur notre territoire.

Nous devons donc pousser à son terme la logique qui sous-tend l'accord de Schengen et la convention de Dublin. La politique européenne des migrations suppose le contrôle effectif des frontières extérieures de l'Union européenne, ce qui n'est pas le cas partout. Il nous faut donc aborder cette question plus résolument encore avec nos partenaires et en particulier aider la Grèce, qui a du mal à assurer ce contrôle notamment en renforçnat les moyens de Frontex.

Si nous voulons sauver Schengen, nous devons nous en donner les moyens. Je vous l'ai dit, des discussions avec la Turquie auront lieu à l'occasion du prochain Conseil européen. L'OTAN a décidé de surveiller la frontière maritime entre la Turquie et la Grèce et doit le faire en coordination avec l'Agence Frontex. Des engagements ont été pris, à Londres, par les pays donateurs ; ils doivent maintenant être appliqués pour aider les pays qui, tels la Jordanie ou le Liban, accueillent les réfugiés en très grand nombre. L'aide destinée à la Turquie doit être débloquée, assortie d'une contrepartie : le tarissement des flux vers la Grèce. Alors que de nombreuses mesures ont été décidées, ce qui suscite l'idée que l'Union européenne ne ferait rien et qu'il faut donc en revenir au chacun pour soi, c'est que les décisions prises sont appliquées au compte-goutte. Il s'ensuit des initiatives regrettables de certains Etats members qui favorisent les décisions nationales, alors que la réponse doit être européennes. Si nous voulons sauver Schengen, nous devons agir avec clarté et détermination ; je sais que ce point fait débat mais, en raccourci, sauver Schengen, c'est sauver l'Europe. C'est notre priorité, avant d'en venir à l'étape suivante, la préparation de la relance du projet européen, avec des initiatives franco-allemandes.

En Syrie, un cessez-le-feu vient d'être décidé, au terme d'une négociation essentiellement américano-russe. J'ai participé lundi, à Genève, à la 31ème session du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies. À cette occasion, j'ai eu de nombreux entretiens, notamment avec Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations Unies, et M. Staffan de Mistura, son envoyé spécial pour la Syrie, avec lequel j'ai fait le point sur la situation sur le terrain. J'ai demandé que la task force du Groupe international de soutien pour la Syrie se réunisse au plus vite. Elle commence ses travaux, mais les choses en sont encore à un stade très formel. Les informations qui lui parviennent montrent que, pour l'essentiel, le cessez-le-feu est respecté. Pour autant, les modalités du cessez-le-feu ne sont pas dénuées d'ambiguïté : il est dit que les frappes doivent s'arrêter, sauf contre Daech et Jabat Al-Nosra, ce qui est une bonne chose. Or, si l'on sait précisément où sont implantées les forces de Daech, les positions de Jabhat al-Nosra sont souvent imbriquées avec celles de l'opposition modérée, ce qui donne prétexte à des violations du cessez-le-feu par la Russie et le régime. Et l'on a bien vu, au cours des semaines qui ont précédé la déclaration de cessez-le-feu, l'intensification des frappes, destinée à permettre au régime de Damas de consolider ses positions.

Pour nous, la preuve du respect du cessez-le-feu sera l'accès de l'aide humanitaire aux populations qui en ont besoin, en tous lieux. La situation dans certaines villes syriennes détruites à 95 % étant équivalente, selon les mots de M. de Mistura, à celle qui prévalait à Dresde en 1945 ou à Grozny au début des années 2000, comment s'étonner que leurs habitants s'enfuient pour rester en vie ? Voilà ce qu'il faut expliquer à nos compatriotes inquiets, et dont je comprends l'inquiétude. Si le cessez-le-feu est véritablement respecté, l'aide humanitaire peut parvenir vite à ses destinataires ; M. Peter Maurer, président du Comité international de la Croix-Rouge, qui s'est rendu en Syrie il y a quelques jours, me l'a assuré.

L'objectif de la France est que les négociations sur les modalités d'une transition politique reprennent le plus vite possible avec l'ensemble des parties, y compris l'opposition modérée, qui s'était retirée en raison de la poursuite des bombardements. Notre autre priorité est de continuer la lutte contre Daech. Je le redis, l'avenir du Moyen-Orient se joue en Syrie, et nous serons jugés sur ce que nous avons fait. Face au « partenariat » américano-russe, nous devons peser davantage. C'est à quoi je travaillerai, en m'attachant à renforcer la coordination européenne, comme nous pouvons le faire avec l'Allemagne, le Royaume-Uni et, bien sûr, Mme Federica Mogherini, Haute Représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Nous avons déjà engagé des discussions à ce sujet, car il existe un espace possible pour la France et l'Europe dans la nouvelle configuration géopolitique caractérisée par l'évolution des États-Unis et le retour de la Russie sur la scène diplomatique internationale.

Des évolutions intéressantes ont d'ailleurs eu lieu. Ainsi, lorsque, après les attentats du 13 novembre 2015, nous avons saisi les États membres sur le fondement de l'article 42-7 du Traité de l'Union qui prévoit que lorsqu'un État est agressé, tous les autres lui doivent aide et assistance, nous avons eu des réponses positives, dont celle de l'Allemagne, qu'il ne faut pas mésestimer. Certains jugeront cette réponse modeste ; pourtant, elle n'est pas sans signification politique et laisse présager de profondes mutations tant, on le sait, il est compliqué pour l'Allemagne de se lancer dans des opérations extérieures. Un pas a été franchi avec l'approbation du Bundestag, qui n'avait rien d'évident. Il faut se féliciter de cette évolution et la faire prospérer par un travail en commun. D'ailleurs, le président de la République, la chancelière Angela Merkel et M. David Cameron ont appelé ensemble le président Obama pour s'entretenir avec lui de la situation en Syrie, et nous allons poursuivre ensemble ces interpellations. La nécessaire intensification des interventions contre Daech fait partie de ce que nous voulons exiger de nos partenaires américains et russes.

J'en viens à la situation en Ukraine. Si des sanctions ont été prises à l'encontre de la Russie, sanctions qui ont provoqué, par rétorsion, un embargo russe sur l'importation de viande de porc française, ce n'est pas sans raison : c'est que, pour la première fois depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, des frontières avaient été violées en Europe. Cette situation était inacceptable et la communauté internationale ne pouvait réagir autrement qu'elle l'a fait. Les sanctions prises à l'encontre de la Russie n'ont pas été décidées de manière unilatérale mais par l'Union européenne. La situation, complexe, n'évoluera que si les accords de Minsk sont réellement mis en oeuvre.

Le président de la République a pris une initiative fructueuse en définissant le « format Normandie », qui fonctionne au niveau des chefs d'État et de gouvernement et aussi au niveau ministériel. Dans ce cadre, je présiderai jeudi, à Paris, une réunion à laquelle participeront mes homologues russe, ukrainien et allemand.

Frank-Walter Steinmeier, ministre allemand des affaires étrangères, et moi-même nous sommes rendus à Kiev la semaine dernière pour nous faire une opinion sur la situation. Les responsables de l'OSCE que nous avons rencontrés nous ont signalé de nombreux dysfonctionnements, qu'il s'agisse du respect du cessez-le-feu, du contrôle sur les dépôts d'armes, de la libre circulation ou de l'accès aux frontières ultimes de l'Ukraine. C'est ce qu'il faut faire bouger, et c'est à quoi la réunion de jeudi sera consacrée.

Au cours de ce voyage, nous avons aussi rencontré les autorités ukrainiennes. La crise politique ouverte au sommet de l'État entre le président de la République et le premier ministre se traduit par une paralysie des institutions qui empêche d'aboutir la réforme à laquelle l'Ukraine s'était engagée, comme nous l'avons rappelé à nos interlocuteurs. En d'autres termes, des exigences doivent être formulées auprès des Russes d'une part, des Ukrainiens d'autre part. Des propositions seront faites jeudi. Elles porteront sur les aspects sécuritaires, afin d'assurer un cessez-le-feu vérifiable et durable dans l'Est de l'Ukraine, sur la base des propositions de l'OSCE ; sur les modalités de la loi pour les élections locales dans le Donbass ; sur la sécurisation des élections locales. Nous proposerons même un calendrier, car il faut avancer vite. À l'aune des changements qui interviendront, nous examinerons si notre position sur les sanctions imposées à la Russie peut évoluer.

Mes derniers mots porteront sur la situation en Libye. Daech progresse, menaçant la stabilité du pays et au-delà, de la région, où chacun s'inquiète. Ainsi de l'Égypte, qui partage 1 000 km de frontières avec la Libye et dont le ministre des affaires étrangères m'a dit sa très vive préoccupation. Nous souhaitons qu'un gouvernement d'unité nationale s'installe, comme l'engagement en a été pris. J'ai participé, à Munich, à une réunion consacrée à la situation en Libye. J'ai ensuite rencontré M. Fayyez al-Sarraj, le Premier ministre libyen désigné, ainsi que M. Martin Kobler, nouveau représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour la Libye, qui accomplit une tâche remarquable dans des conditions difficiles, le président du Parlement ne contribuant pas entièrement à ce que la composition du gouvernement d'unité nationale proposé soit ratifiée par la chambre des représentants – et se pose aussi la question de savoir où elle doit se réunir pour que sa sécurité soit assurée. Aujourd'hui, une majorité de députés seraient prêts à approuver la formation de ce nouveau gouvernement ; ce serait un gage de stabilité. Nous nous engageons collectivement à ce que ce gouvernement s'installe en sécurité à Tripoli. Il n'y a pas d'avenir sans solution politique en Libye et tout le reste est spéculation, mais la situation est compliquée. J'ai rencontré il y a quelques jours le président du Tchad ; très inquiet, il nous encourage à agir pour faire cesser l'instabilité qui mine la région.

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