Intervention de Pierre-Franck Chevet

Réunion du 1er mars 2016 à 16h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire :

À l'occasion de nos traditionnels voeux à la presse en début d'année, j'ai dit que, même si les indicateurs de sûreté – par exemple le nombre d'incidents et d'anomalies – restaient à peu près stables, le contexte général, à court et à moyen terme, apparaissait préoccupant. Ce propos résulte d'un triple constat. Tout d'abord, on entre dans une phase sans précédent pour ce qui est des enjeux en matière de sûreté et de radioprotection. Les dix ou quinze dernières années, assez calmes, ont été celles de l'exploitation d'une série d'installations encore relativement jeunes. Depuis un an et demi, on a abordé une nouvelle période. Le premier enjeu est celui de la prolongation ou non des réacteurs EDF ; construits et mis en service à haute dose – parfois à raison de sept ou huit par an – entre le début et la fin des années 1980, ils arriveront sous peu à leurs quarante ans. Ce seuil ne marque aucune rupture majeure ou brutale ; mais la loi prévoit une obligation de réexamen de sûreté approfondi.

En effet, quarante ans représentent un âge important pour une installation industrielle, qui oblige à poser des questions plus compliquées que lors des réexamens antérieurs. La première question, la plus simple au plan technique et bien balisée au plan international, est celle du vieillissement de l'installation par rapport aux standards initiaux. Mais on doit aussi se demander comment augmenter la sûreté de l'installation – question plus compliquée. Les normes européennes obligent de prendre pour modèle les meilleures technologies disponibles, en l'occurrence des réacteurs de troisième génération, tels que l'EPR, pour se demander quelles modifications il faut apporter aux anciennes installations pour les rapprocher, autant que possible, du niveau de sûreté équivalent.

L'exercice n'est pas simple. Ainsi, par exemple, l'EPR a, dès l'origine, a été construit avec un récupérateur de corium : si le coeur fond et qu'il traverse la cuve, ce dispositif empêchera la pollution de la nappe phréatique. Les centrales existantes ne sont pas équipées de cette technologie ; nous avons donc demandé à EDF quel système on pouvait mettre en place pour remplir la même mission. L'entreprise est complexe car il n'y a pas beaucoup de place sous les cuves des réacteurs existants ; les centrales étant en exploitation, l'endroit est difficile d'accès. Les questions de ce type, très complexes, sont au nombre de cinq ou six ; mais elles sont toutes d'une grande importance. C'est ce que nous devons examiner avec EDF ; l'instruction a commencé et devrait s'achever fin 2018 par un avis générique. En effet, comme nous disposons d'un parc très standardisé, les questions se posent pratiquement dans les mêmes termes pour l'ensemble des réacteurs. Le calendrier est extrêmement tendu : la première centrale à faire sa quatrième visite décennale – Tricastin 1 – le fera à peine six mois après notre avis générique, en 2019. EDF aura donc peu de temps pour mettre en oeuvre les modifications que nous aurons prescrites. Les autres réacteurs disposeront de délais plus confortables.

La loi relative à la transition énergétique prévoit qu'après cet exercice, nous devrons décider, réacteur par réacteur, et après enquête publique, s'ils peuvent continuer à fonctionner au-delà de la quatrième visite décennale. La loi assure une vraie transparence en matière de jugement porté sur chaque réacteur ; mais elle ne pouvait pas prévoir un processus de consultation sur la partie d'analyse générique, actuellement en cours. C'est nous qui avons décidé de forcer la participation du public aux instructions sur l'ensemble du parc. Ainsi, nous sommes en train de faire monter en puissance des groupes de travail pluralistes pour leur permettre de s'approprier ces sujets, très complexes, afin qu'ils nous accompagnent au fur et à mesure des décisions que nous prendrons dans les trois ans à venir.

À côté des réacteurs EDF, toutes les autres installations – installations du cycle du combustible ou réacteurs de recherche du CEA – sont confrontées au même problème. Mises en service pour accompagner le parc nucléaire, donc au même moment que ce parc, elles se trouvent aujourd'hui dans la même situation du point de vue technique, atteignant un âge assez avancé. La même question – réévaluation de sûreté et prolongation ou non de la durée de vie – se pose donc peu ou prou à leur propos. Nous avons déjà reçu une vingtaine de demandes pour ces installations autres que les réacteurs et d'ici la fin de l'année 2016, nous en aurons cinquante en stock. Nous devons donc faire face en même temps à ces deux enjeux sans précédent. Les suites de Fukushima représentent un autre sujet important, ainsi que les anomalies sur les chantiers nouveaux. La période est donc particulièrement chargée.

En même temps, les industriels font actuellement face à des difficultés économiques – mais aussi budgétaires, pour le CEA, et financières, pour Areva. Ils rencontrent également des difficultés techniques. Les réorganisations en cours vont a priori dans le bon sens, mais le temps est souvent long entre la conception d'un schéma industriel et sa mise en oeuvre complète. Ce temps de la transition industrielle présente des risques pour la sûreté parce que les compétences clés ne sont pas à tout moment au bon endroit, que le nombre de personnes affectées peut se révéler insuffisant et que les investissements de sûreté en période économiquement difficile peuvent être négligés. Nous suivons donc la situation avec attention ; les organisations, les compétences et les moyens affectés à la sûreté feront l'objet d'une forte vigilance de notre part dans les prochaines années, tant que durera cette nécessaire transition industrielle.

Les industriels sont le premier acteur de la sûreté, mais l'ASN a un rôle à jouer en matière de contrôle. Or, faute de disposer de moyens suffisants, elle traverse une période délicate. Conscients des difficultés budgétaires de la Nation, nous sommes reconnaissants au Gouvernement pour la trentaine de postes en plus pour le triennal en cours ; mais les enjeux que j'ai rappelés nécessitent des moyens supplémentaires. Si l'on veut suivre en gardant le même pourcentage de contrôles, il faut que nos moyens soient augmentés à la hauteur des investissements. EDF souhaite investir entre 50 et 100 milliards d'euros dans les dix ou quinze ans à venir et avance une estimation à 55 milliards ; je ne me prononcerai pas sur ces chiffres car nous n'avons pas fini d'analyser la réponse d'EDF à nos préconisations, mais le chiffrage final risque d'être plus élevé. Pour ma part, je demande 200 personnes en plus pour l'ASN et son appui technique, l'IRSN, qui regroupent actuellement 500 emplois chacun. Cela impliquerait d'augmenter notre budget annuel de 50 millions d'euros. Par rapport aux 55 milliards, il s'agit d'un montant tout à fait marginal ! Je suis ouvert sur la question des moyens ; mon seul but est d'obtenir des renforts. La réponse peut être budgétaire ; elle peut passer par des taxes affectées, comme dans certains autres pays ; on peut également songer au fléchage. Je rappelle à ce propos que l'ensemble des exploitants paient au budget de l'État de l'ordre de 600 millions d'euros par an, alors que le système de contrôle n'en coûte que 300 ou 350, en comptant toutes les dépenses, soit deux fois moins.

L'absence de ces moyens supplémentaires m'oblige à fixer des priorités. Ainsi, tout en essayant de faire le maximum pour les autres problèmes, l'ASN s'intéressera en premier lieu aux réacteurs existants : je suis attendu sur ce dossier et aurai à rendre des comptes en cas de dysfonctionnements. Je ne suis pas satisfait de cette situation et j'estime qu'on ne peut pas faire ce genre de choix durablement ; il faudra un jour trouver une solution pour renforcer le contrôle de la sûreté en proportion des enjeux industriels en face.

Je reviens maintenant sur les points particuliers. La mise en évidence de l'anomalie affectant les évaporateurs sur le site de la Hague nous a conduits à convoquer Areva devant le collège de l'ASN pour nous exposer ses plans. Conçus à l'origine pour une durée de vie de l'ordre de trente ans, ces évaporateurs ont été mis en service en 1990. Dès le départ on prévoyait donc, que quelque part autour de 2020, il faudrait faire quelque chose. Dans le cadre du réexamen de sûreté de la Hague, nous avons demandé à Areva de vérifier tous les équipements. Contrôler les évaporateurs est très compliqué car ils se trouvent dans des casemates et la dosimétrie autour est très élevée. C'est à l'occasion de ces examens que l'on a découvert que la corrosion – normale, puisque ces évaporateurs contiennent des matières chimiquement agressives – allait plus vite que prévu. Les contrôles ont donc révélé une mauvaise surprise. Dans certains scénarios, les évaporateurs peuvent atteindre leur limite d'âge dès 2018. Or le temps de fabrication d'un nouvel évaporateur est de six ans. Ces équipements sont centraux dans le fonctionnement de la centrale car, sans évaporateurs, il n'y pas de retraitement, donc le combustible saturera rapidement la piscine de la Hague, et ensuite les piscines d'EDF. L'enjeu industriel est donc important, tout comme les enjeux de sûreté. À ce stade, nous attendons plusieurs démonstrations de sûreté de la part d'Areva ; quelques cas méritent de l'attention. Nous demandons surtout de renforcer les contrôles sur les évaporateurs, le plus rapidement possible, et de les mener avec une fréquence élevée pour être en mesure d'apprécier précisément la vitesse de propagation de la corrosion.

À la suite de l'incident survenu en 1999, la centrale du Blayais a bénéficié de travaux spécifiques pour rehausser les digues et ne se distingue aujourd'hui en rien des autres. Les travaux ont fait l'objet d'une présentation en commission locale d'information. Le Blayais fait face à un risque de submersion, mais il en va de même pour le risque sismique : tous les dix ans, on fait une réévaluation de sûreté pour réexaminer, au vu des connaissances actuelles, où en sont les risques. Le site du Blayais ne fait l'objet d'aucune alerte particulière.

Pour ce qui est de Fukushima, Tepco a en effet récemment déclaré ne pas avoir tout dit au moment de l'accident. Par ailleurs, à la suite de la catastrophe, les Japonais ont mené des réformes de structure très fortes, mettant notamment en place une vraie autorité indépendante de sûreté. Nous avons des contacts étroits avec nos homologues japonais et nous trouvons leur réaction très positive. Le sujet est éminemment compliqué, au Japon comme en France, mais ils font du bon travail. Ils se sont notamment pliés à une inspection par les pairs, qui était présidée par un des commissaires de l'ASN, et dont les conclusions confirment que ces efforts ont clairement changé la donne en matière de contrôle de la sûreté nucléaire au Japon.

S'agissant du risque terroriste que représente un avion, certains éléments liés à la protection des intérêts de sécurité ne peuvent pas être révélés. Les centrales existantes peuvent résister à certains types d'avions, mais certainement pas à tous. Je précise néanmoins que je ne suis pas chargé du contrôle des enjeux de sécurité, contrairement à ce qui se passe dans 90 % des autres pays du monde où c'est l'autorité de sûreté qui s'intéresse à certains aspects de la sécurité. Cependant, jamais aucune autorité de sûreté ne s'occupe de déterminer la nature de la menace ; c'est l'affaire des services spécialisés. Ce n'est pas non plus elle qui déclenche l'intervention des forces publiques en cas de besoin. Mais dans l'ensemble, mes homologues internationaux sont chargés, une fois la menace définie, de regarder comment l'installation peut être conçue, construite et exploitée de manière à y résister, les actes de malveillance étant considérés comme des agressions externes parmi d'autres. La question est valable pour le krach d'avion sur le réacteur comme dans la piscine, et pas uniquement pour les agressions malveillantes. Dans le cadre de l'examen de l'éventuelle prolongation de la durée de vie des centrales, nous considérons ce sujet, en lien avec les autorités françaises chargées des questions de sécurité.

Que se passerait-il en cas d'arrêt du retraitement, et que ferait-on alors du plutonium ? La règle du jeu, liée aux enjeux de non-prolifération, est de minimiser le stock en retraitant le combustible. L'uranium et le plutonium récupérés ont donc vocation à être remis le plus rapidement possible dans des combustibles MOX pour être utilisés. Si on arrête le retraitement, il faut revoir tout le cycle d'ensemble. CIGEO est conçu sur la base d'un scénario énergétique dit de référence, fondé sur une durée de vie des centrales de cinquante ans, la poursuite du retraitement et l'arrivée de réacteurs de quatrième génération, à neutrons rapides, capables notamment de réutiliser la matière telle que MOX dans un cycle complètement fermé.

Au-delà de cet inventaire de référence, cohérent avec la politique énergétique du moment, nous souhaitons prévoir un inventaire d'adaptabilité tenant compte du changement éventuel des politiques énergétiques dans le long terme. L'arrêt du retraitement fait partie des décisions possibles ; dans ce cas, nous n'aurions plus à gérer des déchets très conditionnés issus du retraitement à la Hague, mais, comme d'autres pays, des combustibles usés en l'état. Par conséquent, même si la demande d'autorisation de création se fait sur la base de l'inventaire de référence, l'ANDRA doit nous démontrer que l'installation saura faire face aux changements éventuels d'inventaire dans la longue durée, liés aux choix politiques ou stratégiques de la Nation, et qu'elle pourra être reconditionnée pour accueillir d'autres types de déchets, par exemple des combustibles usés.

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