Je suis avocat chez Jeantet, un cabinet de droit des affaires qui existe depuis 1924 et qui emploie une centaine d'avocats à Paris et une cinquantaine dans cinq bureaux étrangers. Depuis 1924, le cabinet a eu l'occasion d'accompagner les mutations de la société et leurs conséquences sur l'environnement juridique, fiscal et social.
Nous avons développé une activité autour de l'économie collaborative qui nous a conduits à créer un blog sur le sujet. Nous y commentons ce qui peut se passer dans ce domaine. On sent surtout qu'il n'y a pas de généralité possible, en tout cas pas sous l'angle juridique.
On nous a demandés de travailler sur la notion d'ubérisation qui pose d'emblée à un juriste, mais peut-être aussi au législateur, un problème sémantique. Quand on parle de numérisation, on sait qu'il s'agit de l'irruption de la technologie dans des économies qui ne l'avaient peut-être pas anticipée, tandis que le terme « ubérisation » véhicule une connotation différente. Comme l'indique M. Maurice Lévy, le président de Publicis, tout le monde a peur de se réveiller un matin en s'apercevant que l'on se sera fait ubériser.
Quand Uber est arrivé sur le marché français, on a pu voir que son comportement était en rupture avec ce qui existait auparavant. L'ubérisation a véhiculé tout à coup quelque chose qui allait au-delà de ce qu'était Uber en tant que tel pour englober positivement ce qui relevait de l'économie de plateformes, c'est-à-dire la création de communautés réunissant des gens qui se passent d'intermédiaires ou vont travailler ensemble dans différents secteurs.
Il existe une autre acception du terme d'ubérisation qui nuit un peu à la faculté de se projeter dans la conceptualisation de ce que doit être l'encadrement de l'économie collaborative : c'est la problématique sociale. En effet, le modèle social incarné par Uber soulève des questions, comme la précarisation des travailleurs. Uber promeut un modèle d'organisation anti-fordiste. La rupture schumpétérienne qu'entraîne Uber, c'est le remplacement du travailleur salarié dans une logique hiérarchique classique pyramidale avec un lien de subordination par un travailleur réputé indépendant qui, avec un outil de travail donné, va entrer dans une logique de prestataire de service et non plus de salarié. En cela, on en revient au modèle du journalier du XIXe siècle. Je rappelle que le contrat de travail a été créé pour répondre à la demande des entreprises : comme elles devaient investir dans la formation de leurs salariés, elles voulaient s'en assurer une forme d'exclusivité sur une période donnée. Auparavant, on était dans un système de louage d'ouvrage qui se faisait à durée indéterminée et qui pouvait être rompu à tout moment par le travailleur. En réalité, on en revient un peu à ce modèle. Est-ce bien ou non ? Le projet de loi dit « El Khomri » propose de créer un système hybride entre le régime salarié et le régime de l'auto-entrepreneur.
Une fois que l'on sait de quoi l'on parle, il est très ennuyeux de s'enfermer dans quelque chose qui recouvre plusieurs réalités. Il faut être capable d'aller au-delà des mots. De ce point de vue, le rapport Terrasse est intéressant même s'il ne va pas suffisamment loin dans la clarification des thématiques. Deux choses vont cohabiter autour d'un point commun qui contribue peut-être à créer cette ambiguïté. Le point commun, c'est cette technologie de plateformes, d'objets connectés, de smartphones, qui permet aux gens de discuter ensemble, de se partager des informations, voire des services, de l'intelligence, du savoir mais aussi des objets, un logement, du temps... Cette notion de partage, qui véhicule quelque chose de vertueux, est troublée par le fait que ces plateformes sont des acteurs économiques. Le rapport Terrasse prône une forme de neutralité entre les plateformes de nature mutualiste ou coopérative, à but lucratif ou non. C'est un bon point parce que l'émergence d'acteurs français comme BlaBlaCar n'est pas possible si l'on se cantonne à une logique de pure gratuité qui enterrera le sujet aussi rapidement qu'il est né.
Avant de se poser des questions réglementaires, fiscales et sociales, il faut savoir de quels univers on parle. Il faut distinguer les plateformes de nature professionnelle – par exemple Uber qui met en rapport un professionnel et un consommateur en effaçant les codes traditionnels de l'entreprise – de celles qui relèvent du partage, d'une logique non lucrative – par exemple BlaBlaCar.
On parle souvent de BlaBlaCar comme d'un acteur vertueux. Mais il ne faut pas se leurrer. Quand BlaBlaCar a lancé son activité, il était dans l'illégalité totale puisque le code des transports ne permettait pas le covoiturage, fût-ce à des fins non lucratives. En 2013, la Cour de cassation a pris une position assez ambigüe qui a été relayée, et c'est une bonne chose, car on sentait bien qu'il y avait un volet environnemental important. Ce qui a surtout permis à BlaBlaCar de se développer, c'est l'absence de concurrence. À l'époque, son seul concurrent était la SNCF qui n'a pas jugé bon de faire appliquer les règles. En tout cas, avant le vote de la loi « Macron », la concurrence des autocars n'existait pas. Par contre, en Espagne, BlaBlaCar, qui fait le même travail avec 2,5 millions d'utilisateurs, est considéré comme un UberPop. La Confédération espagnole de transport par autobus (Confebus) voit en effet BlaBlaCar comme un concurrent direct.
Il y a donc coexistence de deux univers : d'un côté BlaBlaCar continue de prospérer, de l'autre Airbnb va conduire à une régulation progressive de son secteur d'activité en raison d'une forte concurrence. Jeantet s'est engagé dans cette dynamique en accompagnant des startups en affaires publiques en raison d'une asymétrie en ce qui concerne leurs capacités d'influencer le producteur de normes. Une fédération largement installée pourra faire valoir des arguments qui peinent à trouver la contradiction auprès d'acteurs qui bien souvent ne sont pas préparés à ce genre de conflit. Airbnb est-il vraiment un concurrent de l'hôtellerie ? C'est une question qu'il faut se poser. L'hôtellerie est avant tout une industrie de services où la mise à disposition d'un local est l'un des éléments parmi d'autres, tandis qu'Airbnb se contente de mettre un local à disposition. Au Texas, une étude a montré qu'Airbnb ne faisait concurrence à l'hôtellerie que sur le segment du bas de gamme.
Je pense que l'ubérisation menace toutes les activités. En tant qu'avocat, je me sens concerné. On parle de l'ubérisation des avocats, comme celle de la médecine. Cela veut dire qu'il faut se demander si l'on rend bien le service que l'on doit rendre et si en ne le rendant pas on ne laisse pas la voie à une concurrence d'un genre nouveau. Si Uber est apparu sur le marché, ce n'est pas pour rien. Il en est même d'Airbnb : à Londres, par exemple, il est très difficile de trouver une chambre d'hôtel à un prix raisonnable et de qualité décente.
Il est donc important de savoir distinguer les problématiques du monde professionnel de celles du monde non professionnel. Dans le monde professionnel, il n'y a pas de problèmes de réglementation sectorielle mais un problème social. Le statut d'indépendant est-il le bon ? Cette question fait l'objet de débats ici même. Dans le monde non professionnel, la pratique sociale ne se pose plus puisque le consommateur lambda partage un bien, un temps de travail ou de trajet. Les problèmes sont alors d'ordre fiscal. À cet égard, il est regrettable que le rapport Terrasse renvoie plutôt à une réflexion et qu'il ne promeuve pas véritablement de solution. Il faut rester dans le cadre de la fiscalité française, c'est-à-dire qu'un revenu doit être taxé. Mais en France, un revenu taxé est un revenu net et non brut. Qu'est-ce que l'on entend par revenu de l'économie collaborative dès lors que l'on parle d'une économie de partage ? On considère que BlaBlaCar est un partage de frais. Mais si j'amortis le véhicule, est-on encore dans le partage de frais ? Si je loue ma chambre et que cela me rapporte moins que le montant de mon loyer, suis-je dans un revenu ou dans un partage de frais de loyer ? Je reconnais que le problème n'est pas simple. Il n'y a pas de solution idéale. La retenue à la source ne serait pas constitutionnelle et la taxation forfaitaire serait compliquée.
Un problème fiscal va se poser dans l'univers non professionnel alors qu'il est réglé dans l'univers professionnel.
Enfin, se pose le problème de la responsabilité des plateformes. En la matière, il faut lire attentivement le rapport Terrasse et se référer aux travaux du Conseil national du numérique pour savoir si ces plateformes sont des hébergeurs ou si elles ont une autre responsabilité. Va-t-on libérer cet élan de l'économie saisi par le numérique ? Les frottements sont dans les réglementations sectorielles. BlaBlaCar a eu de la chance, il a pu prospérer non en raison d'une réglementation favorable, mais grâce à une absence de concurrence.
L'équivalent de BlaBlaCar dans le secteur du colis sera également vertueux au plan environnemental, et il ne met pas en danger la sécurité des personnes. La France a décidé de faire appliquer la réglementation du code de transports, c'est-à-dire à partir de zéro tonne de motorisation alors que la directive européenne prévoit 3,5 tonnes. La plupart des pays voisins de la France ont transposé la directive, non à partir d'une cylindrée de 30 cm3, mais de véritables véhicules de transport.
Les professionnels sont soumis à des réglementations. Si les non professionnels ne le sont pas, cela pose un problème de concurrence frontale. Toutefois, on a, d'un côté un monde lucratif et, de l'autre, un secteur non lucratif. Quelle doit être l'attitude de la France en la matière ?
Je prendrai un dernier exemple, celui du coavionnage, qui, s'il a un caractère anecdotique, montre bien le poids que peut avoir le message politique. Pour conserver son brevet, un pilote doit effectuer un certain nombre d'heures de vol par an. Depuis 1982, la réglementation française prévoit qu'il peut transporter des passagers avec lesquels il partage les frais de vol. Le problème, c'est qu'une plateforme lui permet de transporter non plus simplement la famille ou les amis proches mais une population beaucoup plus large. L'Union européenne considère, par un règlement de 2014, qu'il est possible de partager les frais si le pilote ne fait pas de profits. Par contre, la direction générale de l'aviation civile (DGAC) estime qu'il y a danger et recommande aux aéroclubs d'inscrire dans leur règlement intérieur l'interdiction du coavionnage.
En conclusion, la problématique n'est pas globale, elle est avant tout sectorielle. Que laisse-t-on faire à des particuliers, à des non professionnels ? Qui est particulier et qui ne l'est pas ? Faut-il fixer un seuil financier ? Est-ce une question de répétition, d'intention lucrative ou non ? Comment réglementer ces acteurs nouveaux qui, d'une certaine manière, font concurrence aux acteurs installés mais dans une dynamique totalement différente de la tradition concurrentielle économique que l'on connaît ?