Le Levant – terme que l'on avait oublié jusqu'à la création de l'État islamique en Syrie et au Levant – comprend la Syrie, le Liban, Israël, la Palestine, l'Égypte et la Jordanie.
En Syrie, à partir des années 2000, un terreau spécifique a favorisé l'émergence de Daech. M. Bachar el-Assad, faisant preuve d'un cynisme effrayant, a aidé, entretenu et ménagé l'État islamique afin de prendre en étau l'opposition modérée et de faire le vide entre lui et le terrorisme pour assurer sa survie, dût-elle coûter la destruction complète du pays. La France doit agir militairement, mais elle doit également participer à l'élaboration d'une solution politique qui permette l'inclusion des sunnites. Sans volet politique, la coalition internationale ne parviendra pas à éradiquer Daech.
On constate depuis le début des années 2000 un retour au salafisme et un mouvement de radicalisation religieuse ; certains chefs de l'État islamique, comme Haji Bakr, sont issus du parti Baas irakien, mais se sont radicalisés avant la chute de Saddam Hussein.
Les sunnites, bien représentés dans le secteur économique, ont été largement exclus du champ politique en Syrie depuis l'arrivée au pouvoir de la dynastie Assad, alors qu'ils représentent plus de 70 % de la population – contre 40 % en Irak. La grande bourgeoisie sunnite a été relayée dans certains secteurs de l'économie et son activité a été fortement ponctionnée par différents prédateurs des premiers cercles du pouvoir qui entraient gratuitement au capital des entreprises.
Lorsque l'EI a commencé à progresser dans les zones déshéritées du Nord-Est de la Syrie, il a pu capitaliser sur le rejet de l'État. Ainsi, un activiste marxiste de la région de Raqqa, issu d'une famille modeste mais ayant fait des études, nous expliquait qu'immédiatement après la prise de la ville par l'EI, sa maison avait été occupée, car ses cousins encore plus pauvres l'avaient dénoncé aux nouvelles autorités : un sentiment de revanche sociale a pu aider l'EI. Cette dimension de révolution sociale existe, de manière perverse, au sein du mouvement djihadiste, puisque l'EI est parvenu à présenter al-Qaïda comme un mouvement de nantis, en utilisant la figure d'Oussama ben Laden, issu de la très riche bourgeoisie saoudienne.
La manipulation orchestrée par Bachar el-Assad préexiste à la révolution. L'ancien Premier ministre, en poste en 2012, et ancien gouverneur de Lattaquié et de Deir es-Zor, ayant exercé des responsabilités importantes dans le parti Baas, a constaté, en 2005 et 2006, que les moudjahidines quittaient Deir es-Zor pour l'Irak avec les encouragements des moukhabarats, les membres des services de renseignement. Bachar el-Assad souhaitait l'enlisement des Américains en Irak et, pour leur faire subir des pertes, il alimentait les terroristes et leur permettait d'utiliser son pays comme base arrière. Al-Qaïda en Irak et l'ancêtre de l'EI, l'État islamique d'Irak, entretenaient déjà des relations avec les services syriens.
Au début de la révolution, ce même Premier ministre relate les propos de Bachar Al-Assad, selon lesquels on ne pouvait pas « résoudre la révolution autrement que par sa militarisation pour faire prévaloir un caractère islamiste ». Bachar el-Assad avait compris que sa seule chance de survivre à cette insurrection qui capitalisait sur l'exclusion de la majorité du peuple syrien était de liquider les modérés et de transformer le reste en mouvement terroriste, afin que les pays extérieurs n'aient d'autre choix que de soutenir le régime. Par un décret du 31 mai 2011, Bachar el-Assad libère, par grâce présidentielle, Abu Luqman, Abou Hamza – deux des principaux émirs de l'EI –, Abou al-Joulani, le dirigeant de Jabhat al-Nosra, la filiale d'al-Qaïda en Syrie, Zahran Allouche, le chef de Jaysh al-Islam, et Hassan Aboud, le leader de Ahrar al-Sham. Bachar el-Assad a donc relâché le « CAC 40 » du terrorisme et du salafisme pour faire le vide entre lui et la révolution.
À la suite de cette manipulation initiale, le régime de Bachar el-Assad a ménagé et entretenu l'influence des terroristes, afin que ceux-ci prennent en étau les modérés et qu'ils empêchent l'émergence de toute alternative. Ainsi, le quartier général de l'EI à Raqqa, dont la localisation était connue, n'a pas été bombardé jusqu'à l'arrivée de la coalition internationale. Selon nos services, l'armée du gouvernement syrien ne frappe que marginalement l'EI, si ce n'est quelques actions près de Palmyre. Le régime a abandonné presque sans combattre des lieux comme la base de Tabqa, à l'intérieur de laquelle l'EI s'est livré à de nombreux massacres et a placé des têtes sur des piques, ce qui a suscité un mouvement de contestation très fort chez les alaouites qui ont eu le sentiment d'être abandonnés par le pouvoir.
L'EI et le régime ont également conclu des accords de proximité, par exemple pour l'évacuation des combattants de Yarmouk et d'Al-Bab. Seuls trois ou quatre des huit fronts de l'armée syrienne la voient s'affronter avec l'EI, les autres, prioritaires, la mettant aux prises avec l'opposition modérée. Le régime syrien continue de payer les salaires des fonctionnaires travaillant dans des zones contrôlées par l'EI, mais non dans celles tenues par l'opposition. Il achète également du pétrole à Daech.
Les soutiens du régime syrien n'ont pas pour priorité de lutter contre Daech. Ainsi, 70 % des frappes russes visent l'opposition modérée et seulement 30 % Daech, et ce rapport était encore plus déséquilibré avant que Daech ne détruise un avion A320 rempli de touristes russes.
Bachar el-Assad a conduit une entreprise délibérée d'anéantissement de l'opposition modérée, afin de placer la communauté internationale devant une alternative se résumant au régime en place ou à Daech ; afin qu'entre ces deux diables, d'aucuns soient tentés de choisir celui qui n'attaque pas le territoire français.
Il convient tout d'abord de défaire Daech militairement, chaque revers lui faisant perdre de sa capacité de recrutement de djihadistes internationaux. En revanche, lorsque cette organisation traverse un moment difficile, elle mène des actions spectaculaires à l'étranger, comme les attentats de Paris, Beyrouth, Ankara, Suruç, et le meurtre spectaculaire d'un pilote jordanien dans une cage au moment où elle perdait Kobané. Cela ne doit pas nous distraire de l'action que nous menons à titre national et au sein de la coalition internationale.
En revanche, l'action militaire ne peut pas suffire, et une transition politique permettant aux sunnites de retrouver leur place en Syrie s'avère indispensable pour éradiquer Daech. Mais on ne pourra pas conduire un tel processus sans le départ de Bachar el-Assad.
Contrairement aux forces du régime, les Kurdes luttent au sol contre l'EI, mais leur objectif stratégique vise à assurer le continuum entre les cantons d'Afrin au Nord-Ouest et de la Djézireh et de Kobané au Nord-Est. Ils ne pourront pas tenir des zones de peuplement non kurde, si bien que l'on ne peut pas se reposer sur eux pour reconquérir l'ensemble des territoires actuellement contrôlés par Daech. Seuls des Arabes sunnites y parviendront ; aujourd'hui, l'opposition syrienne tient la principale ligne de front contre l'EI au sol, mais elle est la cible du régime et des bombardements russes. La diplomatie française soutient cette opposition et souhaite obtenir, dans les discussions à Genève et les négociations internationales, une transition débouchant sur le départ de Bachar el-Assad, la mise en place d'un système politique dans lequel les sunnites occuperont toute leur place et la réconciliation entre l'État et le peuple syriens, afin qu'ils puissent combattre ensemble Daech.