L'audition débute à seize heures vingt-cinq.
Nous recevons cet après-midi MM. Didier Chabert, sous-directeur Moyen-Orient, et Xavier Chatel de Brancion, sous-directeur Égypte-Levant au ministère des affaires étrangères et du développement international. Cette audition n'est pas ouverte à la presse. J'invite mes collègues à la plus grande discrétion et à ne pas restituer la teneur de nos échanges à l'extérieur de cette salle. Seuls les éléments qui figureront dans le compte rendu publié pourront être diffusés.
Je suis chargé de l'Irak et des pays du Golfe au ministère des affaires étrangères et du développement international.
L'Irak constitue, avec la Syrie, le terrain d'implantation privilégié de Daech, qui y a instauré le califat. Un substrat social et politique a permis à ce groupe terroriste de capitaliser sur les frustrations et les insatisfactions sociales, économiques et politiques des sunnites irakiens. Celles-ci remontent à la chute de Saddam Hussein, ce dirigeant sunnite ayant régenté pendant près d'un quart de siècle un pays à majorité chiite. Si de nombreux sunnites avaient compris que l'arrivée de la démocratie allait mettre fin à la prééminence de leur communauté, personne n'avait imaginé qu'ils seraient à ce point exclus de l'espace politique irakien. Ils ont tout d'abord subi le processus de débaasification, qui a entraîné l'élimination des cadres de l'ancien régime, majoritairement sunnites, de toute responsabilité politique.
Afin de contrer l'implantation d'al-Qaïda, les Américains ont encouragé la création de milices sunnites en s'appuyant sur des tribus à partir de 2006. Cette politique a fonctionné car les tribus ont participé à la lutte contre le terrorisme ; en outre, les Américains ont formé, dans les bases qu'ils détenaient dans le territoire irakien, ces brigades sunnites, qui ont contribué activement à reprendre Falloujah et à sécuriser l'espace sunnite.
Une fois que la menace représentée par al-Qaïda a été repoussée, ces brigades ont été dissoutes dans des conditions insatisfaisantes pour ses membres car les promesses financières ou d'intégration dans l'armée irakienne n'ont pas été tenues. Des combattants sunnites frustrés se sont ainsi retrouvés désoeuvrés, et le prestige et la cohésion interne des tribus ont été affaiblis.
L'arrivée au pouvoir de M. Nouri al-Maliki fut suivie d'un choix confessionnel, le Premier ministre jouant les chiites contre les sunnites. Les investissements publics n'ont plus irrigué les provinces à majorité sunnite, qui ont été défavorisées pour l'accès aux soins, à l'éducation et à l'ensemble des services publics. M. al-Maliki a intensifié le dispositif de débaasification pour se débarrasser de ses rivaux sunnites, notamment lors des élections de 2010. Malgré cela, ces élections ont constitué un succès pour les sunnites, la coalition menée par M. Iyad Allaoui ayant remporté d'une courte tête ce scrutin devant le parti de M. al-Maliki. Ce dernier a alors engagé un jeu de procrastination lui permettant de déposséder la coalition de M. Allaoui de son succès électoral. Les sunnites se sont sentis volés, ce qui a alimenté chez eux un puissant élan de frustration. M. al-Maliki a éliminé l'ensemble des dirigeants sunnites qui pouvaient lui faire de l'ombre, notamment l'ancien vice-Premier ministre, M. Tareq al-Hachemi, qui s'est exilé après avoir été condamné à mort et dont les gardes du corps ont été exécutés. La frustration politique et sociale des sunnites a constitué un terreau favorable pour l'implantation de Daech ; la population a en effet considéré que l'Irak abritait deux diables, le chiite, représenté par M. al-Maliki, et Daech. Une partie de la population sunnite a choisi Daech plutôt que l'État central dirigé par M. al-Maliki.
La situation a évolué, car, dans les zones conquises en Irak par l'organisation terroriste, les premières victimes furent des sunnites. En outre, M. Haïder al-Abadi a remplacé M. al-Maliki au poste de Premier ministre. M. al-Abadi, dont la philosophie, l'approche et l'esprit national divergent de ceux de son prédécesseur, essaie d'engager la réconciliation nationale ; cette tâche s'avère ardue, en raison de la guerre contre Daech – les conflits civils ne constituent pas les meilleures périodes pour mener des réformes – et de la faiblesse de sa base électorale dans le camp chiite, dont la majorité des députés ont appartenu à la clientèle de M. al-Maliki. Ce dernier reste présent, continue ses allers-retours entre Bagdad et Téhéran, et tente d'apparaître comme un recours en cas d'échec de M. al-Abadi. La marge de manoeuvre de ce dernier s'avère donc fort réduite.
Daech prétend aujourd'hui diriger un État peuplé de millions de personnes. Il est difficile de déterminer le montant de ses ressources ainsi que la part de chaque canal de financement. Daech a mis en place un système d'extorsion organisé lui permettant de prélever une grande partie de ses revenus sur les populations qu'il contrôle ; il taxe ainsi les biens et les activités économiques, il impose les salaires que l'État irakien continue de verser à certains fonctionnaires pour que les hôpitaux et les écoles restent ouverts. Daech détourne l'obligation religieuse de la zakât, aumône légale, pour se financer. Les camions traversant un territoire contrôlé par Daech paient également une taxe s'apparentant à l'octroi dans l'Europe de l'Ancien régime. Daech projette donc l'image d'un véritable État doté d'une administration prélevant des ressources fiscales.
Daech a mis la main sur les réserves financières des zones conquises ; il a ainsi trouvé entre 400 et 500 millions de dollars dans les coffres de la banque centrale à Mossoul. Cet énorme butin a permis à Daech de changer de dimension, de verser, dans la durée, des salaires aux combattants, de fidéliser des soutiens et d'acheter des armes. En outre, il a récupéré tous les fonds placés dans les banques privées des villes qu'il a investies.
Si Daech a contrôlé un temps des champs de pétrole très riches près de Kirkouk et a pu utiliser pendant longtemps la raffinerie de Baïji, il ne possède plus aujourd'hui les principaux champs de pétrole irakiens et les plus grandes raffineries, mais il parvient tout de même à en produire, ce pays étant particulièrement riche en hydrocarbures. Les services de renseignement ont constaté que lorsque la coalition détruisait un puits de pétrole, Daech possédait les moyens techniques lui permettant de réparer et de relancer l'extraction ; ses capacités de microraffineries lui fournissent du carburant pour ses véhicules et des revenus annexes provenant de la vente aux Irakiens et d'exportations. Les recettes quotidiennes tirées du commerce du pétrole représentent, pour Daech, entre 1 et 1,6 million de dollars – soit entre 300 et 600 millions de dollars par an.
Daech tire également des revenus du trafic d'antiquités et de biens culturels. Cette source de financement n'est pas la plus importante, mais elle s'avère symbolique et représente une perte bien triste pour l'humanité. Daech a dynamité les sites d'Hatra et de Ninive en Irak, celui de Palmyre en Syrie, et s'adonne à un trafic de mosaïques, de statues et de tous les objets de valeur.
Les activités criminelles n'effraient bien entendu pas ce groupe terroriste, qui vend en esclavage des femmes, notamment yézidies, et qui se livre au trafic d'armes.
De riches personnes privées donnent de l'argent à Daech car elles adhèrent à ses idées, à l'établissement du califat et à son programme politique reposant, entre autres, sur la protection des sunnites. Ces individus sont souvent originaires des pays du Golfe et utilisent le paravent d'organisations humanitaires.
Nous tentons de tarir chacune de ces sources de financement, afin de montrer aux populations locales que Daech ne constitue pas un État et qu'il ne peut répondre à leurs aspirations sociales de développement. En outre, vaincre militairement Daech exige de l'asphyxier financièrement.
La France entretient de très bonnes relations avec les États du Golfe, notamment avec l'Arabie saoudite et le Qatar, mais beaucoup de personnes se demandent si ces pays ne font pas preuve de duplicité en alimentant Daech tout en affirmant partager nos vues. Sur cette question, j'avoue mon optimisme : des ressortissants des pays du Golfe soutiennent idéologiquement Daech, mais il en existe également dans les pays européens ; certains de ces individus vivant dans le Golfe, très religieux et très riches, financent cette organisation terroriste. Jusqu'en 2010, les pays du Golfe ont pu faire preuve de négligence coupable – en distinguant l'activité de l'État de celle de ses sujets ; depuis cinq ans, ces pays ont mis en oeuvre des réformes internes pour répondre aux standards internationaux en matière de lutte contre le terrorisme et pour remplir les exigences du Groupe d'action financière (GAFI) sur le blanchiment d'argent et le combat contre le financement du terrorisme. En 2014, Bahreïn a organisé la première grande conférence internationale sur la lutte contre le blanchiment d'argent profitant à Daech. L'Arabie saoudite et le Qatar ont modifié leur législation pour assurer le contrôle des établissements financiers publics et pour obliger à déclarer la zakât dès que son produit est destiné à l'étranger. Le GAFI, organisme très rigoureux et exigeant, considère que les pays du Golfe ont désormais rejoint le groupe des pays occidentaux mettant en oeuvre les meilleures pratiques. Les pays, européens ou du Golfe, dont les administrations fiscales ont peu d'expérience en matière de lutte contre le blanchiment peinent à instaurer des services et des juridictions spécialisés ; le GAFI évaluera l'efficacité avec laquelle les États du Golfe utilisent les instruments dont ils se sont dotés. Bon nombre d'organes spécialisés dans ces matières estiment que, dans le Golfe, seuls les financements privés échappent aux contrôles et que même eux sont en passe d'être taris.
Cette évolution positive s'explique entre autres par le fait que les pays du Golfe se trouvent également touchés par le terrorisme. Daech a tué six militaires saoudiens dans l'attaque d'un poste-frontière, a perpétré cinq attentats dans les zones chiites d'Arabie saoudite qu'il cherche à soulever contre la population sunnite, et menace la structure politique de ces États.
Le Levant – terme que l'on avait oublié jusqu'à la création de l'État islamique en Syrie et au Levant – comprend la Syrie, le Liban, Israël, la Palestine, l'Égypte et la Jordanie.
En Syrie, à partir des années 2000, un terreau spécifique a favorisé l'émergence de Daech. M. Bachar el-Assad, faisant preuve d'un cynisme effrayant, a aidé, entretenu et ménagé l'État islamique afin de prendre en étau l'opposition modérée et de faire le vide entre lui et le terrorisme pour assurer sa survie, dût-elle coûter la destruction complète du pays. La France doit agir militairement, mais elle doit également participer à l'élaboration d'une solution politique qui permette l'inclusion des sunnites. Sans volet politique, la coalition internationale ne parviendra pas à éradiquer Daech.
On constate depuis le début des années 2000 un retour au salafisme et un mouvement de radicalisation religieuse ; certains chefs de l'État islamique, comme Haji Bakr, sont issus du parti Baas irakien, mais se sont radicalisés avant la chute de Saddam Hussein.
Les sunnites, bien représentés dans le secteur économique, ont été largement exclus du champ politique en Syrie depuis l'arrivée au pouvoir de la dynastie Assad, alors qu'ils représentent plus de 70 % de la population – contre 40 % en Irak. La grande bourgeoisie sunnite a été relayée dans certains secteurs de l'économie et son activité a été fortement ponctionnée par différents prédateurs des premiers cercles du pouvoir qui entraient gratuitement au capital des entreprises.
Lorsque l'EI a commencé à progresser dans les zones déshéritées du Nord-Est de la Syrie, il a pu capitaliser sur le rejet de l'État. Ainsi, un activiste marxiste de la région de Raqqa, issu d'une famille modeste mais ayant fait des études, nous expliquait qu'immédiatement après la prise de la ville par l'EI, sa maison avait été occupée, car ses cousins encore plus pauvres l'avaient dénoncé aux nouvelles autorités : un sentiment de revanche sociale a pu aider l'EI. Cette dimension de révolution sociale existe, de manière perverse, au sein du mouvement djihadiste, puisque l'EI est parvenu à présenter al-Qaïda comme un mouvement de nantis, en utilisant la figure d'Oussama ben Laden, issu de la très riche bourgeoisie saoudienne.
La manipulation orchestrée par Bachar el-Assad préexiste à la révolution. L'ancien Premier ministre, en poste en 2012, et ancien gouverneur de Lattaquié et de Deir es-Zor, ayant exercé des responsabilités importantes dans le parti Baas, a constaté, en 2005 et 2006, que les moudjahidines quittaient Deir es-Zor pour l'Irak avec les encouragements des moukhabarats, les membres des services de renseignement. Bachar el-Assad souhaitait l'enlisement des Américains en Irak et, pour leur faire subir des pertes, il alimentait les terroristes et leur permettait d'utiliser son pays comme base arrière. Al-Qaïda en Irak et l'ancêtre de l'EI, l'État islamique d'Irak, entretenaient déjà des relations avec les services syriens.
Au début de la révolution, ce même Premier ministre relate les propos de Bachar Al-Assad, selon lesquels on ne pouvait pas « résoudre la révolution autrement que par sa militarisation pour faire prévaloir un caractère islamiste ». Bachar el-Assad avait compris que sa seule chance de survivre à cette insurrection qui capitalisait sur l'exclusion de la majorité du peuple syrien était de liquider les modérés et de transformer le reste en mouvement terroriste, afin que les pays extérieurs n'aient d'autre choix que de soutenir le régime. Par un décret du 31 mai 2011, Bachar el-Assad libère, par grâce présidentielle, Abu Luqman, Abou Hamza – deux des principaux émirs de l'EI –, Abou al-Joulani, le dirigeant de Jabhat al-Nosra, la filiale d'al-Qaïda en Syrie, Zahran Allouche, le chef de Jaysh al-Islam, et Hassan Aboud, le leader de Ahrar al-Sham. Bachar el-Assad a donc relâché le « CAC 40 » du terrorisme et du salafisme pour faire le vide entre lui et la révolution.
À la suite de cette manipulation initiale, le régime de Bachar el-Assad a ménagé et entretenu l'influence des terroristes, afin que ceux-ci prennent en étau les modérés et qu'ils empêchent l'émergence de toute alternative. Ainsi, le quartier général de l'EI à Raqqa, dont la localisation était connue, n'a pas été bombardé jusqu'à l'arrivée de la coalition internationale. Selon nos services, l'armée du gouvernement syrien ne frappe que marginalement l'EI, si ce n'est quelques actions près de Palmyre. Le régime a abandonné presque sans combattre des lieux comme la base de Tabqa, à l'intérieur de laquelle l'EI s'est livré à de nombreux massacres et a placé des têtes sur des piques, ce qui a suscité un mouvement de contestation très fort chez les alaouites qui ont eu le sentiment d'être abandonnés par le pouvoir.
L'EI et le régime ont également conclu des accords de proximité, par exemple pour l'évacuation des combattants de Yarmouk et d'Al-Bab. Seuls trois ou quatre des huit fronts de l'armée syrienne la voient s'affronter avec l'EI, les autres, prioritaires, la mettant aux prises avec l'opposition modérée. Le régime syrien continue de payer les salaires des fonctionnaires travaillant dans des zones contrôlées par l'EI, mais non dans celles tenues par l'opposition. Il achète également du pétrole à Daech.
Les soutiens du régime syrien n'ont pas pour priorité de lutter contre Daech. Ainsi, 70 % des frappes russes visent l'opposition modérée et seulement 30 % Daech, et ce rapport était encore plus déséquilibré avant que Daech ne détruise un avion A320 rempli de touristes russes.
Bachar el-Assad a conduit une entreprise délibérée d'anéantissement de l'opposition modérée, afin de placer la communauté internationale devant une alternative se résumant au régime en place ou à Daech ; afin qu'entre ces deux diables, d'aucuns soient tentés de choisir celui qui n'attaque pas le territoire français.
Il convient tout d'abord de défaire Daech militairement, chaque revers lui faisant perdre de sa capacité de recrutement de djihadistes internationaux. En revanche, lorsque cette organisation traverse un moment difficile, elle mène des actions spectaculaires à l'étranger, comme les attentats de Paris, Beyrouth, Ankara, Suruç, et le meurtre spectaculaire d'un pilote jordanien dans une cage au moment où elle perdait Kobané. Cela ne doit pas nous distraire de l'action que nous menons à titre national et au sein de la coalition internationale.
En revanche, l'action militaire ne peut pas suffire, et une transition politique permettant aux sunnites de retrouver leur place en Syrie s'avère indispensable pour éradiquer Daech. Mais on ne pourra pas conduire un tel processus sans le départ de Bachar el-Assad.
Contrairement aux forces du régime, les Kurdes luttent au sol contre l'EI, mais leur objectif stratégique vise à assurer le continuum entre les cantons d'Afrin au Nord-Ouest et de la Djézireh et de Kobané au Nord-Est. Ils ne pourront pas tenir des zones de peuplement non kurde, si bien que l'on ne peut pas se reposer sur eux pour reconquérir l'ensemble des territoires actuellement contrôlés par Daech. Seuls des Arabes sunnites y parviendront ; aujourd'hui, l'opposition syrienne tient la principale ligne de front contre l'EI au sol, mais elle est la cible du régime et des bombardements russes. La diplomatie française soutient cette opposition et souhaite obtenir, dans les discussions à Genève et les négociations internationales, une transition débouchant sur le départ de Bachar el-Assad, la mise en place d'un système politique dans lequel les sunnites occuperont toute leur place et la réconciliation entre l'État et le peuple syriens, afin qu'ils puissent combattre ensemble Daech.
Monsieur Chatel de Brancion, ce que vous appelez l'opposition modérée est la conjonction d'al-Qaïda et des Frères musulmans ?
Non. Les Russes ont demandé, lors d'une réunion du groupe de Vienne, à ce que l'on se mette d'accord sur le nombre et l'identité des groupes que l'on plaçait dans la catégorie de terroristes en Syrie. La liste russe ne contenait qu'une douzaine de groupes sur les quelque 1 500 agissant actuellement dans l'opposition armée.
Votre réponse est surprenante. Qu'est-ce qui vous permet d'affirmer que l'État syrien achète du pétrole à Daech ? Disposez-vous d'éléments matériels étayant cette assertion ?
Daech produit et écoule du pétrole grâce à une multitude d'intermédiaires qui forment un tissu économique dans lequel sont insérés la population, les groupes armés locaux et le régime, tous ces acteurs achetant du pétrole à l'organisation terroriste.
Le ministère des affaires étrangères et du développement international est-il capable de décrire précisément ces réseaux et leur fonctionnement, la situation devant être comparable en Irak où les Kurdes sont également intéressés par le commerce du pétrole ?
Notre ministère n'a plus de présence sur place.
Je ne vous le fais pas dire. L'ancien président de la République, M. Nicolas Sarkozy, a décidé de fermer notre ambassade à Damas en mars 2012, ce choix ayant été confirmé et mis en oeuvre par son successeur, M. François Hollande, trois mois plus tard ; nous n'avons donc plus de représentation diplomatique officielle en Syrie. Par quels moyens obtenez-vous donc les informations dont vous venez de faire état ?
Même si l'on avait encore une ambassade en Syrie, les personnels diplomatiques ne se rendraient pas à Raqqa pour obtenir des renseignements. Dans les trois zones contrôlées par l'EI, au Nord, au Centre et au Sud jusqu'à Kuneitra, tous les acteurs internationaux s'informent par des contacts discrets noués avec des habitants et des activistes. Un bus quotidien relie encore Raqqa à Beyrouth, si bien qu'il est possible de parler avec des gens connaissant des villes occupées par l'EI. Nos services de renseignement – la direction du renseignement militaire (DRM), la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) – nous fournissent des informations. Comme nos partenaires internationaux, nous recoupons différentes sources pour obtenir des indications fiables, car personne ne peut envoyer de consul honoraire à Raqqa !
Europol a présenté la semaine dernière un rapport inquiétant qui expliquait que le soi-disant État islamique conservait la capacité de perpétrer de nouvelles attaques en Europe. Cependant, il semble que leurs ressources financières aient diminué au cours des derniers mois. Les Syriens affirment que les salaires versés aux combattants de Daech sont plus faibles qu'il y a trois ou quatre mois. Pensez-vous que la destruction de sites pétrolifères ait joué un rôle important dans le tarissement des revenus de Daech ?
Je reviens d'un déplacement aux Émirats arabes unis (ÉAU), qui ont une position claire sur le terrorisme ; ils ont créé une organisation, Hedayah, qui vise à constituer la première organisation internationale de formation, de dialogue et de lutte contre le terrorisme. Ils ont également instauré une structure dont le but est de contrer la doctrine de Daech grâce à l'élaboration et la diffusion sur les réseaux sociaux d'une contre-propagande. Pouvez-vous nous confirmer que cet État du Golfe lutte bien contre la doctrine de Daech ?
Daech développe une force importante en Libye. Avez-vous des contacts avec l'Égypte sur cette question ? Les services de renseignement égyptiens sont-ils organisés et performants ? Le maréchal Abdel Fattah al-Sissi lutte ardemment contre les Frères musulmans dans son pays : peut-on considérer l'Égypte comme un partenaire intéressant dans le combat contre Daech ?
Vous n'avez pas évoqué l'utilisation par Daech des outils de levée de fonds sur Internet : cette source de financement est-elle importante ?
Confirmez-vous la teneur d'une enquête journalistique révélant que certaines sociétés européennes fourniraient un accès satellitaire à l'organisation terroriste, lui permettant ainsi de diffuser sa propagande et de récolter des fonds ?
En dehors de ce qui a été entrepris pour empêcher les mouvements de fonds privés vers Daech, sommes-nous efficaces pour tarir les autres sources de son financement ? Sans une action d'ensemble et concertée, les progrès resteront modestes.
Monsieur Chatel de Brancion, vous avez rappelé la position française d'opposition au maintien de Bachar el-Assad. Cette question nous oppose entre autres à la Russie : comment la coopération internationale pourrait-elle s'organiser alors qu'existent des divergences aussi profondes ?
Les capacités offensives de Daech diminuent nettement en Irak depuis quelques mois. Non seulement, le groupe terroriste a reculé à Baïji, à Tikrit, à Sinjar et à Ramadi, mais il n'aligne plus que quelques centaines de combattants dans ses opérations offensives, contre plusieurs milliers il y a un an ou un an et demi. Ses actions militaires actuelles visent davantage à fixer les forces irakiennes pour ralentir leur progression qu'à tenter de reprendre, par des mouvements stratégiques, des zones perdues. L'attrition des moyens de Daech se traduit par une réduction très sensible des possibilités d'action de ce groupe terroriste en Irak.
Les ÉAU ont toujours été le pays du Golfe le plus engagé dans la lutte contre le terrorisme. Ils pensent depuis longtemps que l'islam politique, terroriste comme non terroriste, constitue un vrai danger. Des groupes affiliés aux Frères musulmans sont placés sur les listes d'organisations terroristes élaborées par les Émiriens. Ces derniers mènent une lutte interne déterminée contre l'islam politique et contre Daech. Les ÉAU formant l'un des États les mieux structurés de la région, ils conduisent une action conceptualisée, intelligente et dotée de moyens élevés, qui repose sur une pluralité d'axes de travail, comme la contre-propagande sur Internet. Derrière cette action se cache également, ne le nions pas, un régime très dur ; l'exubérance de Dubaï ne doit pas nous tromper : tout opposant se réclamant de l'islam politique est emprisonné après un procès expéditif. Les ÉAU sont tolérants à bien des aspects, mais, comme le disait Saint-Just, ils n'accordent « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ».
Les autres pays de la région ont pris conscience du problème posé par le terrorisme islamiste. Bahreïn se trouve en pointe dans la lutte contre le financement de Daech en organisant la première conférence internationale sur le sujet. Le Koweït a accueilli des réunions portant sur le recrutement de combattants étrangers par Daech. Cet engagement constitue une nouveauté pour ces pays, ce qui pose une question d'adaptation et d'efficacité, mais leur détermination s'avère réelle. Nous restons vigilants et tenons une position équilibrée que l'on pourrait résumer par la formule “ni complaisance, ni médisance”. Nous verrons si cette politique a un impact sur l'action et les moyens de Daech. En Irak, les ressources et les capacités militaires de Daech se contractent, même si l'organisation terroriste conserve une puissance asymétrique qui lui permet de perpétrer des attentats dans les pays de la région comme sur le sol européen. Daech essaie de s'implanter dans de nouveaux théâtres, comme la Libye et le Yémen, ce dernier pays étant jusque récemment une chasse gardée d'al-Qaïda. Les difficultés que rencontrent Daech ne se traduiront-elles pas par un renforcement des actions asymétriques afin de continuer d'attirer les candidats au djihad ?
J'avoue ma surprise en vous entendant, car de nombreux spécialistes et certaines sources indiquent que les pertes subies par Daech ont été totalement compensées par les recrues ces dernières semaines. Daech recule effectivement sur le terrain, mais est-ce que cela constitue réellement un affaiblissement pour lui ? Le groupe peut accepter de ne pas défendre un territoire trop vaste et de déplacer son action.
Ce sont les militaires qui nous informent de la situation sur le terrain et qui nous permettent d'affirmer que Daech ne lance plus d'offensives en Irak impliquant plus de quelques centaines de combattants. Daech est en train de construire des réduits défensifs très solides ; ainsi, l'organisation a creusé des fossés autour de Mossoul et procède au minage intense de certaines localités qu'il sera difficile de reprendre. Mais un groupe combattant qui ne parvient plus à mener d'offensives de grande ampleur et qui se concentre sur la défense de ses possessions se trouve sur le recul. Cependant, les militaires américains n'envisagent la reconquête de Mossoul que dans plusieurs mois, voire dans quelques années. En effet, si l'on voulait attaquer Daech dans cette ville très rapidement, les pertes humaines civiles seraient très nombreuses. Il n'en reste pas moins que l'on se demandait il y a un an et demi si Bagdad allait tomber, alors que l'on s'interroge aujourd'hui sur la date à laquelle Mossoul pourra être reprise. L'expansion de Daech a été contenue, le groupe recule maintenant, mais il reste fort, notamment pour défendre ses positions, et la reconquête de chaque ville nécessite un investissement militaire énorme pour les forces irakiennes. Après chaque bataille, comme le montre l'exemple de Ramadi, il leur faut des mois pour se reconstituer et se réarmer.
On a réussi à couper les moyens d'action les plus spectaculaires de Daech, qui avaient entouré ce groupe du halo de la victoire à partir de l'été 2014 et lui avaient permis d'attirer de nombreux combattants. Aujourd'hui, cette image peut s'estomper, si bien que Daech investit encore plus massivement les réseaux sociaux pour y diffuser sa propagande. On pourrait s'interroger sur le maintien en service des satellites stationnés au-dessus des régions contrôlées par Daech. En fait, les couper supprimerait également l'accès d'autres pays. En outre, les liaisons Internet et satellitaires permettent à Daech de communiquer à l'extérieur, mais nous ouvrent également une fenêtre d'observation sur la situation dans les zones contrôlées par l'organisation terroriste. J'ai rencontré hier une jeune chercheuse travaillant sur les femmes et le djihadisme, qui peut, grâce à Internet, rester en contact avec de nombreuses femmes vivant dans le territoire administré par Daech. De même, des blogueurs se trouvent à Raqqa où ils sapent de l'intérieur l'action de Daech. Pour cette organisation, Internet représente à la fois une force et une faiblesse. Nous devons minimiser l'écho que Daech tire de l'utilisation d'Internet et maximiser la capacité qu'il nous offre de le connaître. À ce titre, les universitaires continuent de réfléchir à l'espace de Daech, à la manière dont il est construit et à la nature de la contre-propagande que nous devons développer.
Présidence de M. Eduardo Rihan Cypel, vice-président de la mission d'information
L'Égypte a en effet un problème avec Daech qui se manifeste dans ce pays sous le nom de sa filiale Wilayat Sinaï ; très active, cette structure commet des attentats presque tous les jours contre les forces égyptiennes et les zones touristiques. Il s'agit d'un sujet de préoccupation très important pour les autorités égyptiennes. Les Israéliens font régulièrement état des liens de coopération qu'ils estiment exister entre Wilayat Sinaï et le Hamas. Les Égyptiens affrontent leurs propres problèmes, et nous avons une relation bilatérale excellente avec eux en ce moment. Cela ne signifie pas qu'ils s'apprêtent à débarquer en Syrie pour lutter contre Daech.
Le président de la République s'est rendu en Russie puis y a envoyé le général Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées, rencontrer son homologue, mais toutes les frappes de la coalition internationale visent les membres ou les installations de Daech alors que 30 % seulement des bombardements russes les ciblent. Ni les uns ni les autres ne se trouvent sur le terrain au contraire de l'armée du régime de Bachar el-Assad et des groupes d'opposition, dont certains sont radicalisés et d'autres non. Peut-on réconcilier les Syriens entre eux pour qu'ils tournent leurs forces contre Daech ?
Comme vous, je pense que seule une solution politique en Irak et en Syrie permettra d'éradiquer définitivement Daech. Quelle est la situation à l'intérieur du régime syrien ? On a beaucoup parlé de Rami Makhlouf au moment du début de la guerre civile en 2011 : finance-t-il toujours des groupes liés au régime ? Occupe-t-il encore une place importante dans les services de sécurité syriens ? Je suis d'accord avec M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, lorsqu'il affirme que la transition politique se fera sans Bachar el-Assad, mais avec des éléments du régime syrien. Quels éléments pouvez-vous nous fournir à ce sujet ? M. Vladimir Poutine a moins d'attachement à la personne de Bachar el-Assad qu'à la défense des intérêts historiques de la Russie dans ce pays. La discussion entre la France et la Russie semble limitée, voire fragile, mais elle est positive. Jusqu'à quel point nos vues peuvent-elles converger ?
On prend souvent nos désirs pour des réalités : je me souviens du ministre des affaires étrangères et du développement international nous expliquer, il y a deux ou trois ans, que Bachar el-Assad était sur le point de devoir abandonner le pouvoir. Or il est encore là et bien là, lui qui, comme vous l'avez bien dit, a bénéficié d'une collusion avec Daech.
Avant tout, nous nous trouvons dans un conflit entre sunnites et chiites : les baasistes qui ont basculé dans le djihadisme sont avant tout sunnites ou chiites. Ne croyez-vous pas qu'il faudra revoir les frontières Sykes-Picot et accepter la partition de la Syrie et de l'Irak ?
Les Kurdes se battent pour défendre leur territoire. Comme vous le disiez, monsieur le président, la Russie pourrait peut-être sacrifier Bachar el-Assad pour obtenir la stabilité du pays, mais les Iraniens souhaitent qu'il reste afin d'éviter que Daech ne contrôle l'ensemble du pays.
Qui sont les hommes composant Daech ? Si l'on tuait Abou Bakr al-Baghdadi, qui le remplacerait ? Pourrait-on couper les communications du groupe terroriste entre l'Irak et la Syrie ? On ne connaissait pas cette organisation il y a trois ou quatre ans ; elle se trouve aujourd'hui sur le déclin, mais un groupe, parmi les 1 500 dont vous avez fait état, émergera et le remplacera puisque le conflit entre chiites et sunnites perdurera.
Si la solution au problème syrien était aussi simple, on l'aurait déjà trouvée, messieurs. En effet, il ne s'agit pas d'un conflit entre alaouites et sunnites, car la femme de Bachar el-Assad ou Rami Makhlouf sont sunnites, par exemple. Des sunnites soutiennent le régime et des alaouites sont passés dans l'opposition. La guerre ne plonge pas ses racines dans la mise à l'écart des sunnites, certains d'entre eux appuyant totalement le régime.
Bachar el-Assad a en effet sorti le « CAC 40 » du terrorisme de ses prisons. Mais pourquoi ? Parce que les Américains venaient d'essayer de le tuer. Il a appliqué le principe selon lequel les ennemis de mes ennemis sont mes amis et les a libérés pour qu'ils s'attaquent aux Américains.
Vous affirmez que l'EI n'est pas bombardé à Raqqa ? Le centre de commandement touche l'hôpital qui se trouve lui-même dans un quartier très peuplé. Bombarder Raqqa entraînerait des dommages collatéraux énormes. Il n'est pas facile de cibler des individus dans une ville de 200 000 habitants.
Connaissez-vous l'opposition modérée dont vous parlez ? La brigade côtière, issue de l'armée du régime et passée dans l'Armée syrienne libre, regroupe quelques centaines d'hommes. Le reste des opposants se trouve dans des katibas villageoises et n'en bouge pas. Il n'y a pas d'opposition militaire modérée en dehors de la côtière. Dire le contraire est une fumisterie !
Messieurs, j'ai été choqué par vos propos qui reflètent un discours conventionnel dont il faut sortir. Ce qui ne signifie pas que Bachar el-Assad soit le saint des saints ! En revanche, il ne faut pas tabler sur son départ, car il sera là pour le règlement politique. Ce sont les Syriens qui doivent choisir leur gouvernement et non pas nous. Ne pas cesser de réclamer le départ de Bachar el-Assad revient à exclure la France du jeu pour la reconstruction de la Syrie.
Je partage les propos de mes collègues Yves Fromion et Jacques Myard concernant l'attitude à l'égard de Bachar el-Assad. M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, a annoncé à plusieurs reprises la chute imminente du dirigeant syrien. Il est toujours au pouvoir, et il n'est pas près d'en partir. Je suis certain que vous avez conscience de cette situation, et je regrette que l'on tienne un langage différent.
Qui appartient à la coalition syrienne ? J'avais posé cette question au ministre, mais je continue de m'interroger. On discute avec les membres de cette alliance, mais que représentent-ils ? Qui sont-ils ?
La position de la France a certes évolué du fait de la politique russe. On ne fait ainsi plus du départ de Bachar el-Assad un préalable à la conduite de négociations, mais pourquoi s'entête-t-on à annoncer la chute du président syrien ? Le changement de ministre entraînera peut-être une modification de notre attitude.
Les médias ne cessent d'affirmer que les ressources pétrolières constituent, avec les fonds trouvés dans les banques, l'un des canaux de financement les plus importants de Daech. On connaît la localisation des puits et on tire sur les camions livrant le pétrole, mais pourquoi ne bombarde-t-on pas l'ensemble des puits permettant à Daech d'exporter du pétrole ?
En Irak, Daech ne contrôle plus la frontière du Nord à cause des Kurdes et se trouve hors d'atteinte de celle avec l'Iran. Il reste beaucoup de puits de pétrole en Irak, et il s'avère difficile de tous les bombarder.
Daech a la capacité technique de remettre en fonction les puits détruits. On ne doit bombarder que les camions qui transportent du pétrole pour le compte de Daech, ce qui s'avère compliqué car beaucoup de civils convoient du pétrole pour des besoins locaux. Les hôpitaux doivent être alimentés en carburant pour que les blocs opératoires fonctionnent et que les écoles aient de l'électricité. Il faut maintenir cet approvisionnement de la population, qui souffre déjà beaucoup de la présence de Daech, afin d'éviter d'accroître la catastrophe humanitaire.
En revanche, on a changé d'approche, notamment en Syrie, dans l'identification des camions impliqués dans le trafic illégal de pétrole à partir des zones contrôlées par Daech.
En effet, tirer sur un camion conduit par un civil peut constituer un crime de guerre. Les Américains ont donc adopté la méthode israélienne du « knock on the roof » : les avions survolent un camion, lâchent un tract et tirent au bout de quarante-cinq minutes.
Le régime syrien ressemble à la phalange depuis un certain temps. Les branches dissidentes ont été progressivement coupées. Bachar el-Assad a fait tuer Rustum Ghazaleh et Rafik Shehadeh, et Assef Chaoukat, Hassan Turkmani, le chef d'état-major des armées, et le ministre de la défense ont trouvé la mort dans un attentat perpétré le 18 juillet 2012. Au début du conflit, certains membres du régime, tentés par la négociation avec l'étranger, ont été supprimés dans ce qui a ressemblé à une “Nuit des longs couteaux”. De même, ceux qui s'opposaient au cordon ombilical avec l'Iran ont également été éliminés.
Le communiqué de Genève de 2012 fixe comme objectif l'établissement d'un organe de transition choisi par consensus et comprenant des membres du régime et de l'opposition. Nous avons travaillé sur les personnes pouvant faire partie de ce processus, mais la publication de leur nom les condamnerait à un assassinat rapide.
Plus que la défense d'intérêts matériels comme le port de Tartous ou les contrats d'armement, la Russie cherche avant tout à affirmer une posture internationale et sa place sur la scène mondiale. En outre, le président Poutine rejette violemment et instinctivement la notion de changement de régime. Les Russes n'accepteront de solution que si celle-ci revêt l'apparence d'un processus légal.
Des forces centrifuges s'expriment en Syrie. Ainsi, les Kurdes veulent marcher vers l'autonomie et avoir leur gouvernement à l'intérieur de la Syrie – le Parti de l'union démocratique (PYD) ne parle pas d'indépendance. Dans le Sud-Ouest du pays, aux frontières avec la Jordanie et Israël, l'avenir des druzes pose question. L'Iran semble souhaiter le maintien d'un État croupion regroupant une majorité des alaouites, des minorités, et les sunnites des villes de la côte. Dans un tel État, le poids des alaouites et des minorités se trouverait renforcé, et les acteurs armés et formés par l'Iran – Forces de Défense Nationale et différentes milices alouites, chiites ou autres – offriraient à ce pays le même rôle qu'au Liban, celui de primus inter pares. L'Iran pourrait alors assurer le contrôle politique du pays et la protection de ses intérêts. Les Russes, comme les pays participants au groupe de Vienne, ont toujours défendu l'intégrité territoriale de la Syrie. Néanmoins, la territorialisation du conflit est très nette dans les faits et évolue avec les lignes de front : le pays se trouve partagé entre un ensemble kurde, une partie contrôlée par le régime, une zone sous la coupe de Daech et un espace au milieu.
La mort d'al-Baghdadi aurait un effet psychologique important car elle représenterait une défaite de Daech, mouvement à l'idéologie stricte et dont le dirigeant se prétend calife. Néanmoins, certains groupes syriens ont survécu à la disparition de leur chef et d'autres non. Ainsi, le groupe Liwa al-Tawhid ne s'est pas remis du décès au combat en 2013 d'Abdul Qader Saleh ; au contraire, Hassan Aboud, dirigeant du groupe Ahrar al-Sham, a été tué avec quarante-sept des principaux membres de l'organisation dans un attentat en 2014, mais ce mouvement, radical, salafiste et non djihadiste, continue d'être l'un des principaux acteurs militaires du pays. Une frappe russo-syrienne a tué le leader de Jaysh al-Islam, Zahran Allouche, en décembre dernier ; un successeur a été nommé et le mouvement semble tenir pour l'instant.
J'ai en effet un peu forcé le trait en décrivant le conflit syrien comme une opposition entre les alaouites et les sunnites. Parmi ces derniers, certains soutiennent le régime, quand des alaouites veulent sa perte. De nombreux alaouites se sont en effet rapidement sentis piégés car, dès les années 1970, Hafez el-Assad avait emprisonné certains de leurs grands leaders spirituels qu'il voyait comme une menace pour sa légitimité. Les Alaouites font face à un choix impossible : soit se désolidariser du régime et être assassiné, soit rester solidaire du gouvernement et faire face à l'opprobre d'une grande majorité de la population syrienne et aux risques de représailles si le régime finissait par s'effondrer.
Monsieur Myard, vous avez dit que le régime n'avait pas bombardé Raqqa par égard pour les populations civiles. Si le régime syrien se préoccupait de la vie des civils, cela constituerait un renversement complet de sa politique !
Même les Russes reconnaissent qu'une opposition modérée existe en Syrie, et ils coopèrent d'ailleurs avec l'Armée syrienne libre. Le Front du Sud reçoit, quant à lui, le soutien des Jordaniens. Les groupes composant cette opposition sont très divers, certains étant radicaux et d'autres non.
La coalition syrienne qui s'est réunie à Riyad, rassemble 116 personnes représentant une quinzaine de groupes armés et différents mouvements de la société syrienne – présents en Syrie ou réfugiés à l'extérieur, laïques ou religieux, ayant un objet social ou politique. Elle a envoyé une quinzaine de négociateurs à Genève, dont cinq membres de la société civile, cinq autres appartenant à des mouvements politiques, cinq combattants de groupes armés du Front Nord et du Front Sud.
Il est vrai que Bachar el-Assad a fait preuve d'une certaine résilience, mais l'Iran, le Hezbollah et la Russie l'ont sauvé en 2012 ; de même, l'intervention massive des Russes depuis la fin de l'année 2015 lui a à nouveau permis d'échapper à la chute. La Russie s'est engagée en Syrie l'année dernière à la suite du déplacement de Qasem Soleimani à Moscou, car le régime se trouvait au bord du gouffre. Certains acteurs ont mené une action extrêmement violente sur le terrain, qui a permis, dans une certaine mesure, de rebattre les cartes.
Nous ne pouvons pas nous substituer aux Syriens, mais les membres de l'opposition, les familles des 300 000 morts et des centaines de milliers de prisonniers, les habitants de villes détruites comme Homs, Hama et une litanie d'autres cités, l'ensemble de la population qui a assisté à la destruction de son pays pour l'ambition d'une petite clique veulent le changement, et on peut les comprendre.
Sommes-nous certains que les pays du Golfe, par le biais de financements privés et transitant par des organisations non gouvernementales (ONG) ou humanitaires vers Daech, ne font pas preuve de duplicité ?
Certaines personnes affirment que des Européens et des Occidentaux achètent les oeuvres d'art vendues par Daech ? Que faisons-nous dans ce domaine ?
La commission des affaires étrangères a reçu la semaine dernière le ministre des affaires étrangères iranien, qui a nous a fait part de son désir de paix, mais qui a employé des mots très durs à l'égard de l'Arabie saoudite. Comment réunir l'Iran et l'Arabie saoudite autour de la même table pour parvenir à une stabilisation politique ?
La France continue-t-elle d'aider le Liban ?
Les organisations humanitaires possèdent souvent un caractère religieux dans la région ; elles recueillent la zakât et constituent souvent la couverture utilisée par des personnes privées pour financer Daech. L'Arabie saoudite s'est dotée le 30 janvier 2014 une loi sur le terrorisme qui a rendu obligatoire pour tout Saoudien de déclarer le moindre don effectué à l'étranger au titre de la zakât ; le texte vise à empêcher que ces transferts d'argent bénéficient aux terroristes. Au-delà de l'Arabie saoudite, les pays du Golfe se sont engagés dans l'adoption de ce type de mesures.
Le trafic d'antiquités s'avère très structuré ; Daech délivre des permis de fouilles payants sur les sites archéologiques que des trafiquants utilisent pour leur commerce d'oeuvres d'art. Outre le financement de Daech, cette pratique induit une perte de mémoire, d'identité et de patrimoine, car une pièce archéologique non documentée dans le cadre de fouilles scientifiques n'apporte plus rien à la connaissance de l'Histoire du monde et affaiblit la mémoire de l'humanité. La communauté internationale a tenté de réagir à ce pillage par la résolution 2199 du Conseil de sécurité de l'Organisation des nations unies (ONU), qui pose l'obligation pour les États de prendre toutes les mesures nécessaires pour lutter contre le trafic d'antiquités. Dans le cadre de la mise en oeuvre par notre pays de cette résolution, les Douanes françaises ont déployé un dispositif de renforcement de la surveillance de toutes les importations de biens culturels en provenance de cette région, mais également d'autres pays. L'Organisation des nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) a élaboré, sur proposition française, un projet de sauvegarde d'urgence du patrimoine culturel syrien et irakien, financé par l'Union européenne (UE) à hauteur de 2,5 millions d'euros.
Une conférence internationale de haut niveau s'est tenue en décembre 2014 sur le patrimoine culturel en péril en Irak et en Syrie ; financée par le Koweït, cette réunion montre que les pays de la région ne se désintéressent pas de cet aspect du conflit, qui touche à leur mémoire régionale et à leur histoire. La contrebande d'oeuvres d'art et d'antiquités est un phénomène important sur lequel vous avez raison d'insister, monsieur le rapporteur. La France s'implique fortement dans ce dossier et entraîne la communauté internationale à apporter des réponses à ce trafic.
La visite du président Hassan Rohani en France la semaine dernière montre que les choses sont en train de changer depuis l'accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015. Il faut accomplir des gestes pour traduire ce nouvel état d'esprit, cet accord ouvrant la possibilité d'une réintégration de l'Iran dans la communauté internationale en tant que puissance responsable et positive. L'Iran mettra un peu de temps à comprendre qu'il lui faut assumer ce rôle.
À tort ou à raison, les pays du Golfe ne comprennent pas l'implication de l'Iran dans la crise au Yémen qu'ils perçoivent comme une agression incompréhensible dans un pays où la République islamique n'a pas d'intérêts directs. Des responsables émiriens et saoudiens conçoivent que l'Iran ait des intérêts en Syrie, que ceux-ci soient divergents des leurs et que la résolution des désaccords doive prendre du temps, mais, s'agissant de la politique iranienne au Yémen, ils disent qu'« enough is enough ». M. Ali Akbar Velayati, conseiller diplomatique du guide suprême iranien Ali Khamenei, a déclaré que l'Iran contrôlait dorénavant quatre capitales arabes – Damas, Beyrouth, Bagdad et Sanaa : on ne peut pas faire davantage pour alimenter la paranoïa des pays du Golfe ! Que des chiites perses affirment dominer quatre capitales arabes dont deux, Damas et Bagdad, furent le siège du califat, ne contribue évidemment pas à apaiser les tensions dans un contexte complexe et clivé par le conflit syrien et la guerre en Irak. Voilà pourquoi des gestes d'apaisement des deux côtés seront nécessaires.
Nous avons de bonnes relations avec les Saoudiens et le ministre s'est rendu en Arabie saoudite le 19 janvier dernier où il a délivré des messages d'apaisement, qui ont également été transmis aux Iraniens lors de la visite du président Rohani. L'Iran aurait grand intérêt à apparaître comme un acteur constructif sur la scène internationale. Malgré ces invitations, les deux grands acteurs sur les deux rives du Golfe, l'Arabie saoudite et l'Iran, n'ont pas encore enclenché le mouvement de désescalade, mais ils vont devoir se parler avant de peut-être un jour s'apprécier. On se trouve aujourd'hui très loin de ce moment.
L'Iran et l'Arabie saoudite sont tout de même autour de la même table, à Vienne, dans les discussions sur la résolution du conflit syrien, où ils sont représentés par leur ministre des affaires étrangères. Les négociations sont difficiles et ces pays défendent deux visions opposées, mais au moins se parlent-ils dans ce cadre multilatéral.
L'aide au Liban continue sous diverses formes ; le ministre participera le 4 février à une grande conférence à Londres sur l'aide aux réfugiés dans les pays voisins de la Syrie et l'aide que nous apportons au Liban entrera dans ces discussions. Par ailleurs, le contrat d'aide militaire au Liban (DONAS), qui repose sur le financement par l'Arabie saoudite de matériel militaire français pour l'armée libanaise, continue de s'appliquer, même si un rééchelonnement de la fourniture des équipements a récemment été décidé.
Nous vous remercions, messieurs, d'avoir répondu à nos questions. Votre liberté de ton nous aidera à appréhender précisément des sujets très complexes.
L'audition s'achève à dix-huit heures quinze.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur les moyens de DAECH
Réunion du mardi 2 février 2016 à 16 h 15.
Présents. – M. Kader Arif, M. François Asensi, M. Guy-Michel Chauveau, M. Alain Claeys, M. Jean-Louis Destans, M. Olivier Falorni, M. Yves Fromion, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Meyer Habib, M. Serge Janquin, M. Jean-François Lamour, M. Alain Moyne-Bressand, M. Jacques Myard, M. Sébastien Pietrasanta, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Axel Poniatowski, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel, M. François Rochebloine.
Excusés. –