Sur cette base, le rapport revient en détail, dans un premier temps, sur la menace telle qu’elle se présente désormais à nous. Cette menace terroriste a évolué, vous le savez, de manière très significative : les groupes terroristes sont désormais véritablement militarisés et quasiment professionnalisés ; ils mènent des actions de type commando à grande échelle, comme l’ont montré les attentats du 13 novembre 2015.
Visant une multitude de cibles potentielles, l’ennemi étant la société dans son ensemble, cette menace est à la fois diffuse et omniprésente : elle agit à l’extérieur comme à l’intérieur de nos frontières, des connexions étant établies entre ces deux espaces.
Susceptible de monter brusquement en intensité, elle ne présente aucune limite dans sa volonté de marquer durablement les esprits par la terreur, et vise explicitement à reproduire sur le territoire national de véritables actions de guerre.
Au-delà de ce que nous avons vécu, soyons pleinement conscients que les scénarios d’attaques sont multiples : aujourd’hui sur terre, demain dans nos eaux sous juridiction nationale ou dans les airs, ils visent des cibles que chacun peut imaginer et qui nécessitent un renforcement très significatif de nos dispositifs.
Cette menace s’exerce également dans les champs immatériels, dont le cyberespace. Cela exige de notre part, en retour, la définition d’une réponse ne négligeant aucun aspect de ces nouvelles formes de guerre.
Devant la militarisation de la menace, les armées professionnelles représentent un ensemble de spécificités qui leur permettent d’apporter une contribution importante, s’intégrant pleinement à une manoeuvre de sécurité intérieure profondément renouvelée.
Vous avez pu le noter dans les actes et les déclarations de mon collègue Bernard Cazeneuve, le ministère de l’intérieur a décidé d’apporter des inflexions significatives à l’organisation de ses forces de sécurité.
Pour les armées, je rappelle d’abord que les capacités uniques détenues par l’armée de l’air et la marine en font les intervenants de premier rang dans leur milieu, et cela en permanence, avec des moyens importants.
Dans le domaine terrestre, la première vertu de nos forces est la connaissance qu’elles ont acquise de l’ennemi sur les théâtres extérieurs. Elles mesurent donc, au moins en partie, la menace, même si elles ne se trouvent pas, sur le territoire national, en situation de conflit armé comme à l’extérieur.
Leur équipement – en particulier leur armement et leurs moyens de protection – ainsi que leur forte visibilité, leur confèrent une vertu à la fois dissuasive et rassurante, qui est complémentaire de celle des forces de sécurité intérieure.
L’apport des armées s’appuie également sur des capacités éprouvées de planification, qui leur permettent d’intégrer, de combiner et d’harmoniser de nombreuses aptitudes issues des différents milieux – terre, air, mer – auxquels s’ajoute, évidemment, le milieu cyber.
Par ailleurs, leur mode de fonctionnement et d’organisation centralisé et hiérarchisé, avec notamment la capacité de projeter leurs efforts en pleine autonomie logistique, permet de traduire sans délai une volonté politique forte.
Cette forte réactivité – qui doit beaucoup au statut de nos militaires, qui exige d’eux une disponibilité de tous les instants – est également facilitée par une chaîne de commandement rigoureuse.
Enfin, les armées se caractérisent par la mise en oeuvre de moyens spécialisés rares, comme les moyens de protection et d’intervention en milieu nucléaire, radiologique, biologique et chimique, ou NRBC, ou encore la capacité de chirurgie de guerre, détenue par le service de santé des armées, voire, exceptionnellement, certains moyens des forces spéciales.
L’ensemble de ces spécificités permet à nos armées d’agir en complément des forces de sécurité intérieure. Elles réalisent alors des opérations de plein exercice qui leur sont confiées, après décision du Président de la République, par les autorités en charge de la sécurité intérieure.
Il m’appartient, en tant que ministre de la défense, ainsi qu’aux chefs d’état-major, sur mes instructions, de les y préparer et de veiller à leur mise à disposition pour leurs capacités propres.
C’est bien le nouveau contexte des menaces militarisées, ainsi que la prise en compte de ces spécificités, qui nous a amenés à dépasser la logique d’un engagement terrestre des armées qui aurait été limité à une contribution temporaire – de quelques centaines de soldats – dans le cadre du plan Vigipirate.
L’enjeu est aussi d’optimiser l’action d’une ressource rare, rompue aux combats comme à la gestion de crises en opérations extérieures, pour qu’elle réponde aux mieux aux impératifs posés par l’affirmation de la menace terroriste dans toutes ses dimensions, notamment sur le territoire national. Il nous faut donc, dans cette perspective, nous appuyer sur ses spécificités propres, en très étroite coordination avec les forces de police et de gendarmerie.
La posture de protection du territoire national et de ses approches devient donc plus structurante. Dans le contexte que chacun garde à l’esprit, nous devons repositionner cette fonction, tout en préservant soigneusement l’efficacité de nos capacités dans les deux autres grandes missions de notre stratégie générale de défense et de sécurité nationale que sont la dissuasion nucléaire et l’intervention extérieure.
Je veux donc témoigner devant vous de ce que cette fonction de protection rénovée constitue un engagement à part entière de l’ensemble des armées et des services du ministère de la défense.
Cette fonction se déclinera désormais en quatre postures de milieu, qui sont définies par un ensemble de dispositions prises pour protéger le pays face aux agressions contre son territoire, sa population ou ses intérêts.
Il s’agit d’abord des postures permanentes de sauvegarde maritime et de sûreté aérienne.
La défense maritime du territoire, renforcée et orientée vers la menace terroriste, répond au défi de surveiller 19 000 kilomètres de côtes, dont 5 800 en métropole, ainsi que nos ports d’intérêt prioritaire, cela à travers un dispositif organisé en couches successives, du littoral à la haute mer. Environ 1 400 « sentinelles des mers » y contribuent quotidiennement en métropole, que ce soit avec les sémaphores, les navires ou les avions de surveillance et d’intervention.
La mission de sûreté aérienne – deuxième posture – a pour objet, quant à elle, de garantir notre souveraineté dans l’espace aérien national, où 11 000 aéronefs transitent quotidiennement, et d’intervenir contre toute menace aérienne.
Près de 1 000 militaires y participent chaque jour, ce qui assure une capacité d’intervention en moins de quinze minutes en tout point de notre espace aérien. Ce délai peut bien entendu être raccourci en fonction des menaces.
À la suite des attentats de 2015, la contribution à la fonction de protection dans son volet terrestre fait l’objet d’une posture entièrement nouvelle. Elle doit permettre aux armées d’apporter leur capacité d’intervention dans le cadre du dispositif global de sécurité intérieure : c’est la posture de protection terrestre.
Cette posture repose sur deux axes : l’optimisation de l’emploi des forces engagées dans le cadre du nouveau contrat de protection, aujourd’hui pour l’opération Sentinelle, mais qui peut revêtir d’autres formes et dénominations ; la réorientation d’une partie de la préparation opérationnelle des forces terrestres au profit de la sécurité intérieure.
À cet égard, je voudrais indiquer à la représentation nationale que ce volet particulier de la préparation opérationnelle des forces terrestres sur le territoire national fera prochainement l’objet d’un exercice commun entre les armées et les forces de la gendarmerie.
Quatrième posture, la posture permanente de cybersécurité s’appuie sur une organisation dédiée et intégrée à la chaîne des opérations, qui lui permet de détecter et d’agir au plus tôt face aux menaces propres à ce milieu qui viseraient les installations et moyens de la défense. Sous l’autorité de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, l’ANSSI, dépendant du Premier ministre, nos moyens doivent pouvoir aussi appuyer l’action cyber-défensive plus large de l’appareil d’État.
Au-delà de ces quatre postures, la fonction de protection rénovée mobilise deux capacités permanentes.
Il s’agit, d’une part, de la capacité permanente de réponse sanitaire, assurée par le service de santé des armées, capacité qui a été confirmée par la mobilisation exemplaire de ce service au lendemain du 13 novembre. Au-delà de sa participation au service public hospitalier, le ministère de la défense est en mesure, le cas échéant, de mettre ses capacités et compétences sanitaires à la disposition de la Nation : on l’a vu par exemple pour la médecine et chirurgie de guerre lors de certains attentats.
Il s’agit, d’autre part et enfin, de la capacité permanente de soutien pétrolier des armées et des forces de sécurité intérieure, mise en oeuvre par le service des essences des armées.
Sur ces bases renouvelées, la fonction globale de protection rénovée, telle que je viens de la définir, voit ses missions organisées autour de six contributions principales : premièrement, la sécurité sur le territoire national et la lutte contre le terrorisme à l’intérieur du territoire, en lien étroit avec la défense hors de nos frontières ; deuxièmement, la contribution à la lutte contre le crime organisé, par exemple contre l’orpaillage illégal dans le cadre de l’opération Harpie, ou contre le narcotrafic par voie maritime ; troisièmement, la défense des intérêts économiques et des accès aux ressources stratégiques ; quatrièmement, la sauvegarde maritime ; cinquièmement, la sûreté aérienne ; sixièmement, la sécurité civile dans le cadre de sinistres et catastrophes de toute nature.
En revanche, en accord avec le ministre de l’intérieur, le Gouvernement a fait le choix d’exclure expressément de cette posture : premièrement, les actions relevant du domaine judiciaire, hors réquisition spécifique de l’autorité judiciaire ; deuxièmement, les opérations de maintien de l’ordre public, telles que le contrôle de manifestations, de foules ou d’émeutes sur la voie publique, en dehors des états d’exception prévus par la Constitution, c’est-à-dire de l’état de siège.
Je veux insister sur le fait que la réalisation de l’ensemble de ces missions n’appelle pas d’évolution de notre cadre juridique, au-delà de la mise en oeuvre de ce qu’on a appelé « le périple meurtrier » dans le projet de loi sur la procédure pénale. Il reste que l’emploi des armées sur le territoire national, dans ce nouveau contexte, peut s’effectuer à cadre constitutionnel et législatif constant.
Dans le prolongement de ce que je viens de vous indiquer, ce rapport pose également les grands principes qui doivent encadrer le recours des armées sur le territoire national, pour garantir leur pleine efficacité mais aussi leur juste utilité.
En premier lieu, l’engagement de plusieurs milliers de militaires ou de capacités interarmées d’importance équivalente relève directement du chef de l’État, chef des armées, dans le cadre des conseils de défense et de sécurité nationale, à l’identique des interventions extérieures.
Ce sont par ailleurs les mêmes soldats, marins et aviateurs, qui font face à une même menace, présentant des caractéristiques militaires sur le territoire national comme sur les théâtres d’opérations extérieures.
En réfléchissant à ces enjeux nouveaux, nous avons totalement écarté l’idée de créer des unités militaires spécialisées pour le territoire national. C’est bien une même armée qui se trouve engagée dans l’Adrar des Ifoghas ou dans les rues de nos grandes villes ou sur nos axes de communications sensibles – en particulier parce qu’il y a, je le répète, une continuité de la menace et parce que l’action des armées, complémentaire de celle des forces de sécurité intérieure, ne doit pas se confondre avec elle. Il y a là un principe fort que j’ai fixé à nos armées, qui constituent donc un réservoir unique à la disposition du Gouvernement.