Avant de répondre aux différents intervenants, je tiens d’abord à les remercier de la qualité de leurs propos. Chaque intervention, indépendamment des positions des uns et des autres, a été une forme de soutien à nos armées, fortement sollicitées en ces temps de menaces et de risques. Je suis donc particulièrement heureux de ce que j’ai entendu et je voudrais, à mon tour, saluer le professionnalisme et l’engagement sans faille de nos armées dans leurs différentes missions et, singulièrement, l’opération Sentinelle, mission nouvelle pour eux, au coeur de la population. Les Français, vous l’avez rappelé, font preuve de considération et de respect à leur égard, lorsqu’elles sont en patrouille ou qu’elles assurent la protection de tel ou tel bâtiment. Il fallait que ce fût dit. Cela a été le cas, et j’en prends acte avec beaucoup de satisfaction.
Sommes-nous en guerre, oui ou non ? Devons-nous considérer que nous le sommes ? La réponse à cette question nécessiterait de longs débats, sans doute passionnants. Je me bornerai à une contribution plus modeste, en apportant deux éléments de réflexion à cette question majeure, qui éclaire du reste des choix que je suis parfois amené à faire.
Sans ambiguïté, la menace terroriste est aujourd’hui une menace militarisée, et c’est une nouvelle donne. Il me semble avoir été le premier à désigner Daech comme étant une armée terroriste, dotée à la fois d’une capacité de maîtrise d’un territoire et d’une capacité de projection à l’extérieur. C’est une menace militarisée de par sa virulence idéologique sans égale, démultipliée par un usage très maîtrisé d’internet. C’est une menace militarisée de par la diversité de sa capacité militaire, passant du combat urbain au combat classique et au terrorisme sous toutes ses formes.
Bref, avec un arsenal des modes d’action tout à fait révélateur, l’irruption d’un terrorisme purement destructif dans ses buts et ses ambitions, militarisé dans ses moyens, ancré sur un territoire, disposant d’une assise financière sans précédent et capable de se projeter sur d’autres territoires comme le montrent les événements récents, et ceux que nous avons vécus, il s’agit là d’une rupture majeure. Nous sommes bel et bien devant une menace militarisée.
Il y a un continuum, monsieur Audibert Troin, même si nous ne sommes pas sur le même territoire, chaque territoire ayant son histoire, sa géographie, sa population.
Permettez-moi de citer, même si c’est lui faire un peu de publicité, au demeurant méritée, le récent ouvrage de Pierre Servent, expert de la chose militaire, dont le titre – Extension du domaine de la guerre – est très révélateur. Propre à alimenter notre réflexion, ce livre montre que la guerre n’obéit plus aux partitions classiques : État contre État, armée contre armée, étendard contre étendard. Nous devons donc modifier notre logiciel concernant la guerre, car la donne a changé. Cette réflexion quelque peu théorique éclaire d’autres choix que j’ai été conduit à faire et que le Président de la République a annoncés lors de son discours au Congrès.
Cela dit, je vais revenir sur quelques questions que je n’ai peut-être pas suffisamment développées dans mon propos liminaire. Je le répète, il s’agit d’un rapport du Gouvernement, certes instruit par le ministre de la défense, mais à la préparation duquel le ministre de l’intérieur et celui de la justice ont été pleinement associés. L’accord est total entre nous sur quelques « lignes rouges ». Je veux redire clairement, notamment à l’intention de M. Coronado, qu’il n’est pas question d’un éventuel engagement des forces armées dans des opérations de maintien de l’ordre. Je l’ai dit à plusieurs reprises, je le redis afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. Il n’y a pas, et il n’y aura pas, d’intervention des forces armées dans des dispositifs de police judiciaire. Et il n’y a pas de dispositif spécifique de règles d’usage des armes au-delà de ce qui a été mis en oeuvre dans le cadre de la réforme de la procédure pénale, y compris pour ce qui concerne le « périple meurtrier ». Il me paraissait essentiel d’évoquer ces trois « lignes rouges ».
Nous nous en tiendrons là, et à l’intention de ceux qui auraient quelques doutes – M. Audibert Troin l’a évoqué subtilement au début de son propos –, je tiens à dire qu’il y a une totale identité de vues et de méthode entre Bernard Cazeneuve et moi-même.
Certes, c’est la première fois qu’un débat est organisé sur l’engagement de nos forces armées sur le territoire intérieur. Mais, monsieur Chassaigne, la défense opérationnelle du territoire existe depuis longtemps, et la présence des forces armées pour garantir la sécurité du territoire est actée dans le Livre blanc depuis le début de l’histoire du Livre blanc, donc depuis1972. Elle a été actée dans les Livres blancs de 2008 et de 2013 quasiment dans les mêmes termes. Ce qui a changé depuis, c’est l’actualisation de la loi de programmation militaire, qui a défini le nouveau contrat de protection avec des effectifs supplémentaires.
MM. Coronado, Folliot et Chassaigne ont posé la question de la fin du dispositif. Il n’y a pas de lien entre l’état d’urgence et l’opération Sentinelle. La fin de l’état d’urgence ne signifie pas la fin de l’opération Sentinelle. Du reste, celle-ci existait avant l’instauration de l’état d’urgence, puisqu’elle a été engagée au début de l’année 2015.
Concernant les dispositifs anciens, à savoir le dispositif de sauvegarde maritime et le dispositif de sécurité aérienne, que j’ai évoqués assez longuement, ils ont vocation à perdurer. Ils seront poursuivis, dans le cadre d’une vigilance accrue, avec les moyens spécifiques que j’ai évoqués tout à l’heure.
La posture de cyberdéfense, qui est aussi un élément du dispositif de protection, plus récente mais tout à fait essentielle, ne peut que se développer. S’agissant de l’engagement terrestre, je l’ai dit en filigrane à l’instant, le dispositif est la conséquence directe d’une menace militarisée. Il durera donc autant que la situation l’exigera. C’est du reste en ce sens que les dispositions budgétaires et relatives aux effectifs ont été prises. Il n’y a pas d’ambiguïté sur la position du Gouvernement à cet égard.
Même si cela n’a pas été dit clairement, j’ai cru entendre que les forces armées seraient des forces supplétives des policiers et des gendarmes : tel n’est pas du tout le cas. Cela ne correspond d’ailleurs pas à l’esprit du rapport que j’ai présenté, même si au point de départ, au mois de novembre, lorsque l’on a ajouté aux 7 000 soldats en activité dans le cadre de l’opération Sentinelle, 3 000 effectifs supplémentaires, il a fallu agir dans l’urgence et l’efficacité. Depuis cette date, dans l’organisation de nos responsabilités respectives et de l’engagement des armées dans l’opération Sentinelle, la clarification s’est faite progressivement.
Monsieur Audibert Troin, monsieur Léonard, s’agissant des réquisitions, on parle de plus en plus d’effets à atteindre, d’objectifs assignés, de zones à contrôler, et plus seulement de répartitions d’effectifs, ce qui était le cas au départ. Cela est de moins en moins vrai. Le rapport montre qu’il est nécessaire de bien identifier et de bien spécifier les vocations particulières de nos armées – j’en ai fait l’inventaire dans mon propos liminaire.
Certains ont évoqué le rapport statique-dynamique : trois quarts des sites en Île-de-France sont aujourd’hui pris en compte par des patrouilles, ce qui permet une sécurisation plus importante de l’ensemble des sites. On est ainsi passé de 800 à 1 400 sites surveillés par les patrouilles. Le passage du statique au dynamique est aussi une préoccupation du ministère de l’intérieur, et ce ratio est en constante évolution. Nous avons en outre engagé des expérimentations de complémentarité spécifiques.
Vous avez évoqué d’éventuelles difficultés de communication entre police, gendarmerie et forces armées. Le dispositif ACROPOL sera complété par un nouveau dispositif, ce qui permettra une excellente coordination entre ces trois acteurs.
Je rappelle que le commandement des soldats demeure le commandement militaire centralisé qui remonte au CEMA, chef d’État-major des armées, via les officiers généraux de zones de défense. Je rappelle également, peut-être ne l’ai-je pas suffisamment dit, que les unités interviennent dans le cadre de schémas tactiques élaborés et dirigés par les cadres de contact avec, désormais, une organisation en trois secteurs – je pense à l’Île-de-France – avec des états-majors tactiques qui proviennent des unités opérationnelles. Il y a un chef de corps, de groupement tactique sur chacune des zones, ce qui permet l’élaboration de schémas tactiques d’une plus grande pertinence. Nous en sommes désormais à un niveau de qualité dans l’organisation tout à fait satisfaisant.
L’emploi des forces armées se fera de plus en plus en fonction des qualités que j’ai évoquées : capacité à surprendre, contrôle des zones, maîtrise de l’ouverture du feu et armement de guerre, mobilité, capacité de projection. Ces qualités s’expliquent par le fait qu’il s’agit de la même armée, qui est à la fois en opération extérieure et en opération intérieure.
S’agissant de la préparation opérationnelle, de l’entraînement et de la planification, il est prévu, pour les unités projetées en opération Sentinelle, une préparation spécifique permettant à ces forces de remplir leurs missions avec efficacité. On l’a vu lors des incidents qui ont pu se produire, où la maîtrise du feu a été particulièrement réussie. Je pense notamment à ce qui s’est passé à Valence.
Nous nous inscrivons dans une démarche de respect de nos armées – dont la qualité n’est plus à prouver – dans le cadre du dispositif Sentinelle, lequel est sous la responsabilité du ministère de l’intérieur, mais dont le commandement demeure le commandement militaire en opération, sur les bases que j’ai indiquées tout à l’heure.
Les quatre principes de base de la présence de nos forces pour la protection du territoire – rassurer, dissuader, protéger et intervenir – sont jusqu’à présent respectés et reconnus par la population.
Pour ce qui est de l’hébergement, évoqué par plusieurs d’entre vous, il est vrai que les conditions étaient précaires lorsque le dispositif a été mis en oeuvre dans l’urgence, comme j’ai pu le constater par moi-même en me rendant sur place à plusieurs reprises : la situation était aussi précaire que lorsque nos premiers soldats sont arrivés à l’aéroport M’Poko de Bangui. De fait, nos troupes sont en opérations.
Progressivement, toutefois la qualité de l’hébergement s’est améliorée. Les maires et les communes ont été particulièrement attentifs et coopérants à cet égard et les insuffisances en matière d’hébergement ont été observées principalement en Île-de-France et dans la région parisienne.
Pour répondre à M. Léonard ou à Mme la présidente de la commission, je précise qu’en comptant ce que nous avons engagé en 2015, nous engagerons, entre 2015 et 2019, plus de 40 millions d’euros pour le renforcement de la qualité d’hébergement sur les lieux où nos militaires doivent demeurer durant plusieurs semaines. Les conditions se sont améliorées et, même si des efforts restent à faire, les progrès ont été considérables.
Monsieur Léonard, le renseignement est en effet un outil essentiel de notre sécurité et les ministères de l’intérieur et de la défense ont renforcé leurs moyens dans ce domaine à la suite des attentats. Cette question a fait l’objet de discussions dans le cadre de l’actualisation de la loi de programmation militaire.
Il n’y a aucune ambiguïté sur le fait que, sur le territoire national, la collecte du renseignement est placée sous la responsabilité du ministre de l’intérieur. Cependant, sur réquisition de ce dernier, les armées peuvent, comme l’indique le rapport, proposer des capacités spécifiques de surveillance et d’observation en appui des opérations – observation aérienne, drones, surveillance de zone par des moyens optiques ou électroniques. N’imaginez pas que cette réquisition fasse suite à des ordres courts et brutaux ! Elle procède au contraire de discussions préalables, qui permettent d’aboutir à ces résultats.
Je n’ai donc pas de blocage sur ce point, même si je tiens à rappeler avec force qu’il ne faut pas confondre ce renseignement à fins opérationnelles avec le renseignement à fins judiciaires, lequel ne peut venir des forces armées.
La même observation vaut du reste pour l’usage des forces spéciales, comme je l’ai évoqué dans mon propos initial, et même si le rapport ne l’indique pas aussi nettement. L’éventualité d’une mobilisation peut se présenter à titre tout à fait exceptionnel, mais il faut souhaiter que cela ne soit pas le cas.
Nous entretenons une coordination très serrée entre le ministère de l’intérieur et le ministère de la défense, tant au niveau des cabinets qu’entre le centre de planification et de conduite des opérations – CPCO – et le haut fonctionnaire de défense du ministère de l’intérieur. Des articulations très étroites sont en place entre les préfets de zone et les officiers généraux de zone de défense. Jusqu’à présent, cette coordination a permis des progrès considérables dans la confiance, le respect et la performance. Je ne vois pas, pour l’heure, de nécessité d’ajouter un nouvel outil, car les outils existants fonctionnent au mieux.
Bien que je ne souscrive pas – tant s’en faut – à tous les propos de M. Chassaigne, je suis néanmoins sensible à ses observations relatives à la réserve, évoquée également par M. Folliot. Il s’agit en effet d’une priorité, certes difficile à mettre en oeuvre, mais indispensable. Passer de 28 000 à 40 000 réservistes est un enjeu et je forme le voeu que nous y parvenions même s’il faut pour cela déplacer des montagnes.
Cela suppose de communiquer davantage sur l’attractivité de la réserve et rencontrer davantage les organisations patronales et professionnelles pour faire valoir les droits des réservistes et les rendre mobilisables plus régulièrement. Il faut aussi valoriser les réservistes dans leur parcours de formation et faire en sorte que la formation acquise dans la réserve entre dans les parcours de formation professionnelle.