En effet.
Mes propositions en matière de droit du travail devraient être incluses dans le projet de loi « El Khomri » et celles de nature fiscale devraient figurer dans le collectif budgétaire qui sera présenté par le ministre des finances et des comptes publics au mois de juin.
Tels sont les véhicules législatifs envisagés actuellement par le Gouvernement. Pour ma part, j'aurais préféré un texte plus global et plus cohérent. Mon rêve eût été que des parlementaires déposent une proposition de loi sur le sujet, mais cela semble compliqué compte tenu notamment du calendrier.
Quel impact l'économie collaborative aura-t-elle en termes de créations ou de destructions d'emplois ? De nombreux prospectivistes ont travaillé sur cette question, une table ronde lui ayant notamment été consacrée lors du forum de Davos. On estime que 8 à 9 millions d'emplois pourraient être supprimés en Europe. Pour ma part, je suis convaincu que ces chiffres sont en deçà de la réalité.
Vous avez relevé avec raison, Monsieur le rapporteur, que les évolutions étaient très rapides avec l'économie collaborative : le temps économique s'écoule beaucoup plus vite que le temps politique, c'est certain. On peut se réveiller du jour au lendemain avec une plateforme qui aura réussi à « disrupter » un pan entier de l'économie. Ainsi, Uber, qui est aujourd'hui au centre de l'attention, n'existait pas en France il y a seulement trois ans. Demain, ce sont peut-être les secteurs de l'assurance et de la finance qui seront « disruptés », et de manière assez rapide. Auparavant inexistant, le financement participatif – crowdfunding – commence à se développer dans notre pays. D'ailleurs, en tant qu'élu local, lorsque quelqu'un vient me voir pour monter un projet, je lui recommande non pas de s'adresser à son banquier ou à Bpifrance, car il a alors toutes les chances de ne pas obtenir d'argent, mais de recourir au financement participatif, qui permet non seulement de lever des fonds, mais aussi d'asseoir son e-réputation auprès de la clientèle potentielle.
Selon les experts qui analysent les grandes tendances relatives au numérique, l'économie collaborative va créer des emplois très qualifiés, de haut niveau. Nous manquons d'ailleurs d'informaticiens et de développeurs de logiciels dans notre pays. De nombreux responsables de plateformes m'ont dit qu'ils ne trouvaient pas les cent ou deux cents salariés qu'ils cherchaient. Certains ont ajouté que, dans ces conditions, ils seraient amenés à se délocaliser en Pologne ou en Inde. La formation est donc un point très important.
Par contre, de nombreux emplois moins qualifiés – chauffeurs, coursiers, travailleurs à domicile – qui sont aujourd'hui intégrés dans des organisations non pas horizontales, mais verticales, risquent de disparaître. J'ai en mémoire l'exemple d'un service d'infirmières à domicile aux Pays-Bas. À l'origine, les infirmières étaient indépendantes et travaillaient chacune dans un quartier donné. Puis, on a voulu améliorer l'organisation : on a salarié les infirmières, en leur prescrivant des procédures à suivre, et on a créé des services périphériques – formation, qualité, etc. Tout le monde a été à peu près satisfait du nouveau système, sauf deux acteurs : le salarié, qui ne s'y retrouvait plus parce qu'on lui expliquait qu'il fallait douze minutes pour enlever un bas de contention, et le bénéficiaire, qui s'est plaint d'une déshumanisation du service. Finalement, on a mis en place une plateforme de l'aide à domicile, et les quelque 400 infirmières fonctionnaires sont passées à nouveau sous un statut d'indépendant. Elles sont mieux rémunérées et ont pu mieux organiser leur temps de travail. Quant aux bénéficiaires, ils sont plutôt satisfaits du service rendu. En définitive, le service s'est totalement détaché de la structure existante, et plusieurs métiers support ont disparu. Il y a eu de nombreux licenciements. Cela soulève d'ailleurs un autre problème : ces métiers intermédiaires sont très souvent exercés par des femmes.
Certes, il y aura des destructions d'emplois, mais la pire des choses serait de ne rien faire, de dire « Couvrez cette économie que je ne saurais voir » ou, tel le maréchal-ferrant au moment de l'arrivée des premiers véhicules à moteur, de faire grève en dénonçant une concurrence scandaleuse. Cela ne peut pas marcher et déboucherait sur une situation perdant-perdant : nous détruirions encore plus d'emplois. De toute manière, cette économie s'imposera à nous.
Dès lors, la France a plutôt intérêt à être à l'avant-garde de l'économie collaborative. Elle peut s'organiser et être forte dans ce domaine. Il y a aujourd'hui quelques belles « licornes » qui fonctionnent bien dans notre pays : BlaBlaCar, qui s'exporte, ou Le Bon Coin, qui n'est pas une société française, mais qui a son siège social et paie des impôts en France. Nous pouvons nous appuyer sur de véritables start-up, sur le développement de la French Tech et sur des collectivités telles que la ville de Paris, qui est très engagée dans le domaine de l'économie numérique. Il faut avancer ; c'est un sujet majeur.
Cela nous amène à la question des « communs » évoquée par Denys Robiliard. Selon moi, à terme, les premières entreprises à être « disruptées » seront les plateformes existantes elles-mêmes : elles pourraient disparaître assez rapidement avec le développement du blockchain, que nous n'avons malheureusement pas eu le temps d'étudier dans le cadre de nos travaux et que je vous invite à examiner de près. À ce stade, cette technologie est très peu présente dans notre pays. Elle devrait permettre, demain, la création de plateformes communes qui n'appartiendront plus à personne – un peu à l'image de Wikipédia, encyclopédie à laquelle chacun apporte de la valeur et dont chacun peut tirer de la valeur – et ne seront plus valorisées financièrement comme peuvent l'être actuellement Uber ou Airbnb. Aujourd'hui, des bulles peuvent d'ailleurs se créer : la valorisation d'Airbnb, qui ne dispose d'aucune chambre d'hôtel en propre, est supérieure à celle des groupes Accor et Hyatt réunis.
Pour ma part, je crois à cette nouvelle forme d'économie, qui va changer la nature des choses, car elle ne sera pas capitalistique au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Certains intellectuels et économistes qui travaillent sur ces questions, notamment Jeremy Rifkin, estiment que nous en arriverons au « coût marginal zéro ». En d'autres termes, la quantité de travail restera la même, mais le nombre d'emplois diminuera, ce qui soulèvera le problème suivant : comment rémunérer la création de richesses en dehors de l'emploi traditionnel ? Certains proposent l'instauration d'un revenu universel. Je ne me prononce pas sur cette question, mais elle se posera à l'horizon 2025 ou 2030.
En matière de fiscalité, il faut bien distinguer la fiscalité des plateformes et celle des utilisateurs de l'économie collaborative.
J'ai très peu abordé le premier aspect dans mon rapport. Vous avez vu les décisions récentes concernant certaines grandes sociétés de la net economy, en particulier l'accord entre le fisc britannique et Google, et celui entre le fisc italien et Apple. Pour sa part, la France a des relations d'une autre nature avec les entreprises qui pratiquent l'optimisation fiscale. J'invite le Gouvernement à poursuivre son action en la matière, en s'appuyant sur les travaux menés par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le G20 pour lutter contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices – base erosion and profit shifting (BEPS) –, qui ont été approuvés au sommet d'Antalya. Il s'agit de mieux structurer la fiscalité s'appliquant aux sociétés qui exercent une activité dans plusieurs pays. Ce pari n'est pas gagné. Nous sommes tous d'accord pour dire qu'il faut trouver une solution au problème : il n'est pas normal que de grandes sociétés du numérique ne paient actuellement aucun impôt ou presque dans notre pays, d'autant qu'elles y emploient souvent des travailleurs détachés.
S'agissant de la fiscalité des utilisateurs, il faut être vigilant sur le partage de frais, en faisant bien la différence entre l'activité des particuliers et celle des professionnels. Tous les acteurs de l'économie collaborative vous expliqueront qu'ils font du partage de frais, mais ce n'est pas nécessairement vrai. Lorsqu'un particulier met sa voiture personnelle en location quelques jours par an et qu'il pratique un prix qui ne dépasse pas le barème fiscal, il s'agit bien d'économie du partage. Cependant, il arrive très souvent qu'une même personne mette en location trois ou quatre véhicules. Dans ce cas, il s'agit de véritables loueurs de voitures qui s'abritent derrière l'économie collaborative en prétendant pratiquer le partage de frais. Cette concurrence déloyale à l'égard des loueurs de voitures traditionnels n'est pas acceptable, sans même parler des problèmes de responsabilité et d'assurance. Il appartient alors à l'administration de faire du rescrit fiscal. Un grand nombre de métiers sont concernés par ce phénomène.
À cet égard, je propose au Gouvernement de créer un observatoire de l'économie collaborative, qui associerait la puissance publique, les professionnels et, éventuellement, les organisations syndicales, ce qui ne serait évidemment pas neutre – pour ma part, je regrette qu'elles ne soient pas représentées au sein du Conseil national du numérique (CNNum). L'économie collaborative se développant très vite, il me semble utile de disposer d'un tel organisme, qui accompagnera la puissance publique dans l'élaboration de la réglementation.
La notation est une question importante. Il faut standardiser la notation. Nous proposons de créer un « espace de notation » des plateformes. Il s'agirait d'un « commun », sous la forme d'une agence, qui appartiendrait à tout le monde et où chacun pourrait s'exprimer. Ainsi que vous l'avez relevé, monsieur Comet, beaucoup de notations sont faussées : on estime que 50 % d'entre elles sont frauduleuses, certaines sociétés achetant leur e-réputation. Or on sait que 70 à 80 % des consommateurs se fient à la notation pour acheter. Quelques sites – qui ne sont d'ailleurs pas nécessairement bien vus en France – font très attention en la matière, car ils savent que leur pérennité en dépend. D'autres ne sont pas très sérieux : certains hôtels ou restaurants notés sur TripAdvisor n'existent tout simplement pas.
Monsieur Robiliard, le thème du télétravail ne figurait pas dans ma lettre de mission. J'ai néanmoins souhaité l'évoquer, sans formuler toutefois de propositions concrètes, car je souhaite que le Gouvernement aborde à nouveau ce sujet dans le cadre du dialogue social et lors de la discussion du projet de loi « El Khomri ».
Selon moi, il faut encourager le télétravail. Un accord national interprofessionnel a été conclu en juillet 2005, mais personne ne promeut vraiment le télétravail aujourd'hui. Les syndicats traditionnels, que j'ai rencontrés récemment, n'y tiennent pas, certains estimant qu'il s'agit d'une forme de désocialisation. Les patrons n'y tiennent pas davantage : ils aiment avoir leurs collaborateurs à disposition sur place, quand ils ne préfèrent pas tout simplement installer des pointeuses !
Cependant, j'entends de plus en plus de salariés se plaindre de la longueur, du coût et du caractère usant des trajets en voiture ou en transports en commun. En outre, quelques patrons estiment que le foncier coûte trop cher, notamment à Paris, et que son utilisation n'est pas nécessairement optimisée. Il faut donc trouver un système qui favorise le télétravail, en prenant en compte toutes les questions qu'il soulève : entre autres, la responsabilité, les risques d'accident du travail et le droit à la déconnexion – c'est-à-dire le droit de ne pas être dérangé par son chef de service le soir ou le week-end.
Le télétravail a du sens non seulement en ville, mais aussi en milieu rural, où de nombreuses entreprises pourraient implanter des activités de back office administratif. Il s'agit donc d'un outil d'aménagement du territoire. Nous ne l'employons guère, alors même que nous disposons de réseaux de fibres optiques qui permettent de travailler à domicile (réseaux FTTH – Fiber to the Home). Aujourd'hui, il est tout à fait possible d'être architecte dans un grand cabinet parisien et d'habiter en Ardèche.
Je termine par la question centrale de la représentation. Les organisations syndicales que nous avons rencontrées nous ont dit très sincèrement que l'économie collaborative était un sujet nouveau pour elles, sur lequel elles commençaient seulement à travailler. Lors de la conférence sociale qui s'est tenue au Conseil économique, social et environnemental en octobre dernier, un atelier a été consacré aux enjeux du numérique. Lorsque le ministre de l'économie, M. Emmanuel Macron, a interrogé les organisations syndicales et patronales sur leur vision de l'économie collaborative, personne n'a rien dit, car le sujet était très glissant pour tout le monde. Si tous se disent favorables à l'économie collaborative, car elle s'imposera à nous, la liste des « mais » peut être très longue, et les conservatismes divers peuvent aboutir à de véritables blocages. L'une des ambitions de ce rapport était précisément de les lever – j'ignore s'il y est parvenu.
L'Union nationale des syndicats autonome (UNSA) est la seule organisation syndicale qui a vraiment avancé dans sa réflexion sur la représentation des indépendants.