J'en viens à la question des principes essentiels. Selon la terminologie du rapport remis au mois de janvier dernier par M. Badinter, les principes essentiels du droit du travail sont visés par certaines dispositions de l'avant-projet de loi. Des discussions très techniques vont se dérouler, qui auront trait à ces notions fondamentales : l'articulation entre l'accord d'entreprise, l'accord de branche et la loi, etc. Il n'est dès lors pas superflu de s'interroger sur les fonctions du droit du travail : à quoi sert un code du travail dans la France du XXIe siècle ?
Ces principes essentiels apportent des éléments de réponse, ils donnent des repères, alors qu'un courant de pensée voudrait que le droit du travail soit toujours plus négocié. Dans ces conditions, il est impérieux de donner un cadre, donc des limites, aux acteurs de la négociation ; ces principes essentiels sont inspirés par les fondamentaux du droit du travail, qui, eux-mêmes, prennent leur source dans la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. Ils doivent déterminer les contours de la relation de travail, et être déclinés par les négociateurs, car ils n'ont pas une vocation simplement décorative : ils doivent avoir une existence concrète. Ce sera la tâche de la Commission supérieure de codification, mais aussi celle du législateur et, in fine, des partenaires à la négociation.
Ces principes sont aujourd'hui malmenés par un certain nombre de contraintes figurant dans la lettre de mission adressée aux rédacteurs, à qui on a demandé une rédaction de principes à droit constant – ce qui signifie que leur capacité d'initiative a été bridée. Ces rédacteurs ont été contraints d'avaliser des régressions intervenues au cours des dernières années dans le droit du travail ; il leur a encore été demandé d'ignorer les principes internationaux. Si, avec raison, ils se sont partiellement affranchis de ce carcan, il me semble toutefois que les formulations relatives à l'égalité entre les femmes et les hommes pourraient être améliorées tout en conservant leur substance ; à cet égard, il faut relever que les délais impartis ont été extrêmement courts. Le législateur ne doit pas hésiter à s'emparer de ce travail réalisé par des experts de haut niveau afin de l'améliorer.
Dans le champ de l'égalité entre les femmes et les hommes, les articles 4 et 5 présentent quelques difficultés. Ainsi, l'article 4 figurant dans le préambule relatif aux principes essentiels du droit du droit du travail, définis à l'article 1er du projet de loi, dispose : « Le principe d'égalité s'applique dans l'entreprise. L'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes doit y être respectée », et l'article 5 : « Les discriminations sont interdites dans toute relation de travail. » La difficulté réside dans la complexité de notre droit du travail, qui comporte deux régimes d'égalité : celui de l'égalité entre tous les salariés – fondé sur le principe « à travail égal, salaire égal », qui concerne tous les individus sans qu'il soit fait appel à quelque référence que ce soit – et celui constitué par les règles de non-discrimination. La chose est certes difficile à admettre, mais ces deux régimes juridiques obéissent à des règles différentes : ils n'ont pas les mêmes ambitions en termes d'exigence et de réparation, et ne prévoient pas le même processus pour leur application.
Aussi, le régime juridique de la non-discrimination est plus fort que celui de l'égalité. Le régime de l'égalité étant une déclinaison du principe républicain d'égalité, on pourrait l'imaginer très puissant, mais, dans les faits, c'est simplement le principe de l'égalité entre tous les salariés qui s'applique. L'article 4 devrait plutôt mentionner l'égalité de traitement, qui est applicable à toutes les personnes, sans références particulières à une quelconque caractéristique, et l'article 5, les règles de non-discrimination, dont celle de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.
Ce discours n'est pas purement académique, car lorsque des entreprises sont poursuivies pour atteinte à l'égalité professionnelle, elles le sont sur le terrain de la discrimination, mais leurs avocats – qui font bien leur travail – cherchent à amener le magistrat sur le terrain de l'égalité de traitement, bien moins protecteur des salariés que celui de la non-discrimination. Aussi la rédaction de l'avant-projet peut-elle être source de confusion, car l'article 4 vise à la fois la règle de l'égalité de traitement entre tous les salariés et celle de l'égalité professionnelle, c'est-à-dire de non-discrimination entre les femmes et les hommes.
L'article 5 dispose que les discriminations sont interdites dans toute relation de travail. Cela signifie que la non-discrimination n'est pas limitée aux relations de travail salarié ; il s'agit d'une question importante car l'avant-projet de loi, par endroits, vise des relations de travail qui ne sont pas strictement salariées. Déplacer la mention de l'égalité professionnelle à l'article 5 permettrait de fixer la règle d'égalité professionnelle dans toute relation de travail même si, au sens strict, elle n'est pas salariée.
L'article 7 pose un problème comparable. Il dispose en effet que « Le harcèlement moral ou sexuel est interdit et la victime protégée ». Il ne paraît pas pertinent de placer au sein du même article le harcèlement moral et le harcèlement sexuel. Une fois encore, deux régimes juridiques distincts se côtoient : le harcèlement moral est un régime juridique particulier ne faisant aucune référence à la caractéristique des personnes, alors que le harcèlement discriminatoire peut, pour sa part, être qualifié de discrimination par harcèlement. Ce dernier régime comprend le harcèlement sexuel et se trouve être beaucoup plus fort que le harcèlement moral : une nouvelle fois, il y a un risque de confusion. Aussi cet article me semble-t-il incomplet, car ne visant pas les autres formes de harcèlement susceptibles d'être liées à la race, l'ethnie, l'âge ou la couleur de la peau, etc., pourtant mentionnées dans la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
Ces remarques portant sur les principes essentiels fondamentaux prétendent concourir à l'amélioration des rédactions : la suite de l'avant-projet donne d'ailleurs l'impression que ces notions ont été simplement plaquées en tête du texte, sans conséquence sur le contenu des articles suivants. Ces principes essentiels sont pourtant destinés à être déclinés dans des règles ; à cet égard, le législateur doit faire preuve de pédagogie.
Une autre difficulté va se faire jour au sujet du temps de travail. Les choses étant, il est vrai, complexes, certains acteurs de la négociation confondent ce qui existe déjà dans le code du travail, et que l'avant-projet de loi reprend, avec ce qu'il apporte de nouveau dans ce domaine. Cela rend le débat confus puisque ce texte est critiqué, à juste titre, sur certains points, mais que toutes les observations formulées ne sont pas pertinentes. Ainsi, le code du travail dispose depuis des années qu'un accord d'entreprise permet le passage de la journée de travail de 10 à 12 heures ; à cet égard, l'avant-projet de loi n'innove en rien. Les exemples de ce genre pourraient être multipliés à l'envi.
Inversement, un certain nombre de critiques portant sur le droit actuel peuvent être appliquées à l'avant-projet de loi. À ce titre, la question du forfait jours se pose, car deux pôles concentrent les difficultés dans le temps de travail des femmes : le temps partiel et les durées de travail excessives. Pour des raisons sociologiques bien connues, tenant en particulier à la répartition des tâches ménagères au sein du couple, le forfait jours a des incidences négatives sur l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Ce régime a été critiqué par le Comité européen des droits sociaux (CEDS) ; le droit français n'est donc pas conforme à la Charte sociale européenne, ce qui a donné lieu à des contentieux, et la chambre sociale de la Cour de cassation a considéré que les dispositions d'au moins douze conventions collectives ne garantissaient pas le respect de la santé, notamment du fait de cette non-conformité.
Cette situation est très insatisfaisante pour les salariés puisque, dans certains cas, les dérogations concernées peuvent aboutir à des durées de travail excessives. Ainsi peuvent-ils être conduits à travailler légalement jusqu'à 76 heures par semaine sans percevoir la moindre majoration de rémunération pour heures supplémentaires ! Les femmes sont en outre susceptibles d'être victimes de discrimination indirecte puisque, dans un même service, des salariés peuvent travailler sans limites alors que d'autres, du fait de contraintes personnelles, n'ont pas cette possibilité. L'employeur confiera fatalement les tâches et les dossiers les plus intéressants à ceux qui n'ont pas de limites horaires.
Par ailleurs, le forfait jours peut mettre les employeurs dans une situation d'insécurité juridique : alors qu'ils appliquent, au titre du code du travail, des conventions de branche et des accords d'entreprise qui leur sont conformes, ils peuvent néanmoins être condamnés au titre de l'absence de rémunération des heures supplémentaires ainsi que de durée du travail excessive. Loin d'améliorer leur sécurité juridique, l'avant-projet de loi autorise, qui plus est, l'extension du forfait jours aux entreprises de moins de 50 salariés où n'a été conclu aucun accord collectif. En d'autres termes, l'insécurité juridique se voit étendue, et j'insiste sur le fait qu'elle concerne les salariés comme les employeurs.
La situation est la même pour les salariés lorsqu'ils sont en astreinte sur leur temps de repos ; une fois de plus, le droit français n'est pas conforme au droit européen. La situation va même être aggravée, puisqu'est prévu le fractionnement du droit au repos de onze heures, ce qui est contraire à la directive européenne.
Le régime juridique des heures d'équivalences permet de comptabiliser de façon très particulière le temps de présence par rapport au temps de travail effectif. De fait, le premier doit être plus important que le second ; dans certaines branches, il était acquis que 39 heures de présence équivalaient à 35 heures de travail effectif. À l'occasion d'une affaire française, il a été considéré que ce régime des heures d'équivalence était contraire au droit européen ; malgré cela, il est toujours prévu par notre code du travail. Une fois encore, la situation n'est satisfaisante ni pour le salarié, ni pour l'employeur. Il serait d'ailleurs intéressant d'étudier la sociologie de l'action judiciaire, car le volume du contentieux est très variable selon les professions considérées.
Le régime des congés payés français, s'il ne regarde pas directement la question de l'égalité professionnelle entre femmes et hommes, n'est pas non plus conforme en ce qui concerne les salariés ayant pris des arrêts de travail pour cause de maladie. Dans certaines limites, le droit européen considère que ces salariés ne doivent pas subir de réduction de leurs droits à congés payés : la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) l'a signifié par son arrêt du 20 janvier 2009. De son côté, la chambre sociale de la Cour de cassation, à l'occasion de son rapport annuel, est parfois conduite à demander au législateur de mettre le droit national en conformité avec le droit européen. L'examen prochain du projet de loi présenté par le Gouvernement pourrait constituer l'occasion de régulariser la situation du droit du travail français sur un certain nombre de points.
Votre délégation nous a demandé si certaines autres dispositions de l'avant-projet de loi appelaient des réserves de notre part : c'est effectivement le cas en ce qui concerne les informations partagées par les négociateurs. La loyauté de la négociation est ici en cause, car l'information doit être partagée le plus largement possible ; il est singulier que l'une des parties soit conduite à devoir argumenter pour obtenir une information afin d'être à même de négocier en toute connaissance de cause. Dans un certain nombre de cas, la rédaction de l'avant-projet de loi est de nature à provoquer des crispations entre les partenaires sociaux ; il n'organise pas un climat de négociation confiant.
Vous nous avez aussi interrogés sur les dispositions en vigueur en matière de sanctions financières applicables à l'encontre des entreprises non couvertes par un accord ou un plan d'action d'égalité professionnelle. Nous sommes au début d'un processus, et les entreprises sanctionnées sont celles qui refusent absolument la négociation et dans lesquelles la situation est bloquée. Par la suite, il sera nécessaire de rechercher la faute en prenant pour base des critères plus qualitatifs, par l'évaluation du contenu des accords et plans d'action.
J'appelle l'attention de la délégation sur le fait que l'intensité de l'engagement des services de l'État est variable selon les régions concernées, ce que montrent les statistiques. Il faudrait s'interroger sur les politiques suivies et l'origine de ce phénomène : je m'interroge par exemple sur la manière dont les préfets se sont saisis de la question.