Intervention de Serge Letchimy

Réunion du 16 mars 2016 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Letchimy, rapporteur :

Ce texte est extrêmement important pour les départements et régions d'outre-mer, et son article 1er concerne même l'ensemble des collectivités françaises. Nous y avons travaillé pendant près de deux ans, en concertation avec le ministère des Affaires étrangères et le ministère des Outre-mer. Nous avons procédé à des auditions dans plusieurs régions, pour faire le point sur l'évolution de la politique de coopération.

Au cours des dernières décennies, la politique décentralisée de coopération a évolué, notamment avec les lois de décentralisation du 2 mars 1982 et du 6 février 1992, mais aussi avec la loi du 27 janvier 2014, qui fait suite au rapport d'André Laignel. Bien connu des spécialistes, celui-ci avait posé la problématique extrêmement importante de l'action extérieure des collectivités territoriales et envisagé que l'on puisse aller beaucoup plus loin en matière de diplomatie territoriale de proximité. Ainsi la loi de 2014 a-t-elle introduit des concepts qui excèdent largement la seule idée d'une coopération. L'enjeu est de taille : ce sont environ 5 000 collectivités et groupements qui mènent des actions de coopération depuis la France avec près de 150 pays, et c'est une masse financière de plusieurs dizaines de millions d'euros qui est concernée. Le texte aujourd'hui soumis à votre examen s'inscrit bien sûr dans le cadre constitutionnel – ce fut notre souci, pour prévenir tout recours.

L'enjeu d'une politique de coopération qui permette une meilleure insertion économique et culturelle de nos régions est déjà important, ici, dans l'Hexagone. Il s'agit à la fois de permettre des initiatives, de libérer des énergies, de favoriser une organisation plus cohérente de nos sociétés. Vous imaginez bien que ces questions se posent avec encore plus d'acuité, et de manière beaucoup plus complexe, à 8 000 kilomètres, en Martinique et en Guadeloupe, à 10 000 kilomètres, à La Réunion, ou à 20 000 kilomètres, en Polynésie.

Il n'est évidemment pas question de remettre en cause le lien qui nous unit à la France : nous nous inscrivons bien dans le cadre de l'article 73 de la Constitution – et notre texte ne concerne pas les collectivités régies par l'article 74, pour lesquelles il faudrait une loi organique. Cependant, l'insertion des départements et régions d'outre-mer dans leur environnement géographique est d'une nécessité vitale pour leur croissance économique. La Caraïbe compte 40 millions d'habitants, la Grande Caraïbe en compte 276 millions, et l'Europe 500 millions : on le voit, le potentiel d'échanges humains, culturels et économiques est exceptionnel en Grande Caraïbe. Et je pourrais aussi évoquer l'exemple de La Réunion et de Mayotte. C'est un enjeu considérable pour l'avenir. Laurent Fabius l'avait parfaitement compris, qui parlait de « diplomatie territoriale économique ».

Second enjeu, le rayonnement de la France, sur plusieurs océans, ne doit pas être purement « esthétique », de même qu'il ne doit pas s'agir simplement d'assurer une présence française dans le monde. Il faut que les régions concernées soient des proues, des avant-postes de l'économie française. Il faut aussi donner à ces territoires un droit d'initiative qui leur permette, avec leurs spécificités, de structurer leur propre expansion.

Tel est l'esprit du texte que nous proposons : c'est une tentative de libérer les énergies locales. C'est extrêmement important. C'est même vital.

Ce texte comporte quatre chapitres. Le premier a pour objet de prévoir les cas dans lesquels il pourra être dérogé à l'interdiction de signer des accords internationaux qui pèse sur les collectivités régionales et territoriales. La loi du 27 janvier 2014 offre une telle possibilité « dans les cas prévus par la loi ». Nous en avons retenu trois, étant entendu qu'il s'agit de dérogations avec autorisation de l'État – en aucune manière, il n'est donné aux collectivités un droit permanent de signer des accords internationaux, ce ne serait pas constitutionnel. Il sera ainsi possible de déroger à l'interdiction pour mettre en oeuvre un accord international antérieur conclu par l'État ; pour l'exécution d'un programme de coopération régionale établi sous l'égide d'une organisation internationale, approuvé par la France en sa qualité de membre ou de membre associé ; pour créer un groupement de coopération territoriale – trois formules de groupement de coopération territoriale sont prévues. Cet article 1er, je le répète, concerne à la fois les départements et régions d'outre-mer, les collectivités territoriales d'outre-mer et les collectivités de l'Hexagone. Lors des auditions, nous nous sommes assurés que, d'un point de vue juridique, cette partie du texte serait bien applicable.

Le deuxième chapitre propose une extension du champ géographique de la coopération régionale. Vous serez surpris d'apprendre que la Martinique, par exemple, ne peut coopérer qu'avec les pays de son voisinage de la Caraïbe. Cela exclut, par exemple, l'Amérique du Sud, notamment le Brésil, qui compte 200 millions d'habitants et qui, à deux heures de vol et quelques encablures de bateau, est exceptionnellement riche en matières premières susceptibles d'être transformées sur une plateforme technologique européenne et caribéenne avant d'être réexportées en Europe ou ailleurs. Le champ géographique sera donc étendu, pour la Guadeloupe, la Martine et la Guyane, à tout le continent américain. Pour La Réunion, ce champ, jusqu'à présent limité à des pays proches comme Madagascar, sera étendu à l'Inde et aux continents africain et océanien.

Le troisième chapitre est le coeur de la proposition de loi. Il reste aujourd'hui nécessaire, malgré les possibilités ouvertes par les textes que j'ai cités, de suivre un cheminement extrêmement complexe pour signer un accord international. Nous proposons donc que des programmes-cadres de coopération dotent l'exécutif d'une collectivité d'un droit d'initiative global, territorialisé, pendant la durée de son mandat, et qu'une autorisation de négocier soit donnée après discussion avec les représentants locaux de l'État, mais aussi avec le ministère des Affaires étrangères. Il s'agit donc de donner, dans un premier temps, le pouvoir de négocier et de permettre de travailler pour l'exécution de ce programme dans les moindres détails, une autorisation de signature étant ensuite accordée pour chaque action de coopération. Pourquoi cette double autorisation, de négocier et de signer ? Il s'agit d'offrir une double sécurité. Premièrement, le cadre constitutionnel est respecté. Deuxièmement, la démarche de la collectivité se trouve sécurisée et sa crédibilité confortée. Il ne s'agit pas de négocier sans que l'État soit au courant. Libérer les énergies, ce n'est pas partir dans tous les sens, sans un cadrage juridique digne de ce nom.

Voilà qui devrait, de notre point de vue, créer des dynamiques et permettre, au-delà de simples actions de coopération culturelle ou sportive, une coopération scientifique, notamment sur la biodiversité, les enjeux de changement climatique, les transferts de technologies, la recherche-développement, une coopération en matière de politiques énergétiques, notamment en ce qui concerne la géothermie ou l'énergie thermique des mers. Je pense à une série d'actions qui seraient possibles, dans le prolongement des contrats de plan État-région, des actions cohérentes avec la politique de l'État qui permettraient à ces collectivités d'être des avant-postes, des proues, à l'initiative en matière économique, et crédibles face aux États proches. C'est certainement l'une des avancées les plus considérables de ce texte, parce qu'il n'y a rien de pire que d'être humilié devant un chef d'État parce qu'on ne peut rien négocier ni signer et qu'il faut, pour la moindre action, en référer au ministère des Affaires étrangères. J'y insiste, pour prévenir certaines interprétations qui pourraient se faire jour sur les bancs de notre assemblée : il ne s'agit pas d'un acte d'indépendance – tout au plus pourrait-on parler d'autonomie –, mais d'un acte de responsabilité.

Dernier chapitre, depuis la loi de juillet 2011 et à la suite du comité interministériel pour l'outre-mer (CIOM), le Gouvernement, sous l'égide du président Sarkozy, a ouvert aux collectivités la possibilité de placer des agents auprès des ambassades de France dans les pays tiers. Cela se pratique depuis quelque temps déjà : la Martinique et la Guadeloupe ont utilisé ce dispositif – la Guadeloupe est allée jusqu'à détacher une dizaine de personnes. Je pense que La Réunion a aussi recouru à cette possibilité. L'inconvénient est que ces agents ne sont protégés par rien du tout : la convention de Vienne ne s'applique pas à eux, et, du point de vue de la sécurité sociale, ou sur le plan fiscal, ils n'ont aucun statut. Il ne s'agit pas de bouleverser l'ordonnancement de la diplomatie nationale et d'exiger qu'un agent de collectivité territoriale ait le même statut qu'un agent de l'État, mais réfléchissons à ces questions. Nous proposons donc qu'un décret puisse les régler. Autrement, face à ce vide juridique, la responsabilité pénale du président de la collectivité se trouve engagée. Dans de nombreux pays, les choses se passent relativement bien, mais il en est où elles peuvent être compliquées. Si nous voulons vraiment que nos jeunes Réunionnaises et Réunionnais, Martiniquaises et Martiniquais puissent travailler à l'étranger dans les meilleures conditions possible – et ce serait une ouverture assez exceptionnelle –, il est très important de régler ce problème.

Monsieur le président, le Gouvernement a accepté de déclarer l'urgence sur cette proposition de loi. Je l'en remercie vraiment, car ce texte est fondamental, il est très attendu localement, et même au niveau national. Nous franchissons une étape intéressante et importante.

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