Madame la ministre, je ne m’appesantirai pas sur la situation singulière qui nous conduit à examiner, en deuxième lecture, ce texte voulu par une précédente ministre, laissé en déshérence pendant presque deux ans, repris par votre prédécesseur, et que vous aurez la charge un peu ingrate de conduire à son terme. De tous les textes examinés, aucun n’a subi un parcours aussi chaotique : le présent projet de loi en voit sa crédibilité affaiblie, d’autant qu’avec de tels délais, la curiosité et les attentes du monde culturel et politique s’en sont trouvées aiguisées.
Je n’aurai pas la cruauté de rappeler les commentaires peu amènes qui ont été portés sur ce texte, jugé par beaucoup hétéroclite et décevant, nommé par un acronyme peu heureux « LCAP », examiné à chaque lecture dans une urgence incompréhensible au regard de la longueur de sa gestation, malgré le sérieux dont les uns et les autres ont pu faire preuve pour en garantir un examen le plus attentif possible, sous la conduite du président Patrick Bloche qui a endossé, pour la cause culturelle qui nous anime tous ici, le rôle de rapporteur.
Il y a eu peu de textes culturels depuis le début du quinquennat. Ce sera peut-être le dernier : c’est dire s’il porte une lourde responsabilité ! C’est sur la base de ce texte que l’on réclamera au Président Hollande le bilan culturel de son quinquennat. D’aucuns prétendent d’ailleurs, madame la ministre, que votre rôle est précisément de tisser des liens, même tardifs, avec les artistes, un peu oubliés et dont un candidat à la présidentielle ne saurait se passer. Ainsi votre fonction serait-elle plus politique que culturelle. Comme vous ne vous êtes pas vraiment exprimée sur votre conception de la culture et de votre rôle à la tête de ce magnifique ministère, il est difficile de trancher le sujet.
Mais venons-en au texte.
Les premiers articles ont tenté de donner le souffle et la profondeur qui siéent généralement à la noblesse du sujet. Vous l’avez rappelé en commission : ce texte affirme trois libertés, celle de la création, celle de la diffusion et celle de la programmation.
Vous avez motivé la nécessité d’affirmer dans la loi ces trois libertés par le fait qu’elles seraient menacées dans notre pays. N’avez-vous pas un peu grossi le trait, plaçant ainsi le ministre dans le rôle du chevalier blanc au secours d’une cause à laquelle chacun souscrit ici et qui peut néanmoins nourrir un débat qui n’a pas vraiment eu lieu ? La création est-elle vraiment menacée dans notre pays ? Je ne crois pas que la décision stupide de repeindre une sculpture contemporaine sans l’avis de son créateur, à Hayange, ni que la dégradation regrettable de deux oeuvres que leurs auteurs ont voulues volontairement provocatrices, installées à Versailles et sur la place Vendôme, puissent nourrir le soupçon que la création courrait un grave danger dans notre pays. J’ajoute qu’elle est à ce point libre que rien ni personne ne semble pouvoir empêcher la violence haineuse contre notre pays dans certaines chansons, violence qui révulse mais dont la condamnation, vite réprimée, attire immédiatement le soupçon d’entrave à la création.
De même, je ne crois pas que la diffusion soit particulièrement menacée dans notre pays. Elle est même particulièrement libre. Savez-vous par exemple, madame la ministre, que certains livres disponibles dans une grande enseigne culturelle vantent les mérites de la guerre sainte ? Pendant que les politiques luttent contre l’islam radical, des livres appelant au djihad sont toujours vendus dans ces magasins. Interpellé, le ministre de l’intérieur expliquait qu’il n’avait pas les moyens juridiques pour interdire de tels ouvrages disponibles, je le répète, dans un lieu dévolu à la culture. Cette enseigne se justifie en disant qu’elle ne peut se substituer aux pouvoirs publics et que l’on ne peut censurer une oeuvre, quelle qu’elle soit, sans s’exposer à un procès perdu d’avance. Vous voyez que la question est complexe et qu’à l’impuissance d’empêcher la diffusion de tels messages de l’un répond celle de l’autre.
Sur cette question de la liberté de diffusion et de programmation, certaines de vos déclarations officielles auraient pu être versées au débat lors de nos travaux en commission. Vous avez pris des positions intéressantes sur la réforme de la classification des oeuvres cinématographiques.
Votre prédécesseur avait décidé – chose rare ! – de valider l’interdiction aux mineurs du film Salafistes en raison de l’extrême violence de certaines scènes, suivant en cela l’avis de la commission de classification. Vous avez décidé de revoir les prérogatives de ladite commission pour en conforter les choix, parfois très exposés à des recours juridiques. Certes, l’usage abusif du recours doit être réprimé, mais la possibilité de faire recours contre une décision publique n’est-elle pas un des fondements de toute démocratie ? Par ailleurs, le recours contre les conditions d’exploitation d’une oeuvre, et non contre l’oeuvre elle-même, est-il toujours infondé ? L’annulation du visa d’exploitation de La Vie d’Adèle, conduisant à l’interdiction du film aux spectateurs de moins de 16 ans, est, aux dires du réalisateur Abdellatif Kechiche lui-même, « plutôt saine ». Connaissant votre expertise sur le cinéma, il aurait été intéressant, madame la ministre, de vous entendre sur ces sujets qui touchent très directement à la question de la liberté de diffusion.
Je voudrais, madame la ministre, évoquer un autre sujet qui n’est finalement pas si éloigné du précédent. Il est d’autres dangers qui menacent aujourd’hui assez directement les créateurs et ceux qui diffusent leurs oeuvres, qui les exposent, qui les font vivre et exister auprès des publics. Je veux parler de la baisse drastique des dotations aux collectivités.
Nous sommes, en ce moment, occupés à voter nos budgets, et les mauvaises nouvelles en la matière pleuvent tous les jours : baisse de la dotation globale de fonctionnement – jusqu’à 40 % en quatre ans, tout de même ! –, augmentation de la péréquation dans des proportions déraisonnables qui vont essorer les contributeurs, suppression des compensations, augmentation des charges – celle du point d’indice, par exemple, est un coup supplémentaire porté à nos communes alors qu’elle représente un gain ridicule pour les agents.
Bâtir des budgets équilibrés tout en protégeant nos dépenses d’intervention, dont celles de la culture, est un véritable casse-tête. Tout cela va obliger les villes à comprimer leurs dépenses : ici, on annonce que le périscolaire, souvent dédié à l’éducation artistique et culturelle, va devenir payant, tandis que là, on abandonne un festival du livre devenu trop coûteux au regard des compétences socles que le département doit assumer… À droite comme à gauche, on s’interroge et on arbitre des choix douloureux. Le maire d’une ville accueillant un grand festival de théâtre, de votre sensibilité, n’a-t-il pas diminué le budget d’une manifestation pourtant mondialement reconnue ? Vous voulez encourager l’ouverture des médiathèques le dimanche, mais qui paiera, alors que 20 % des petites villes envisagent de réduire leurs crédits consacrés aux médiathèques ? Les baisses d’investissement vont jusqu’à 30 % et concerneront immanquablement aussi la culture. Penser que les créateurs et les diffuseurs de culture n’en seraient pas affectés serait un aveuglement.
Sur ces sujets, vous ne pouvez pas rester silencieuse, madame la ministre. Après avoir injustement stigmatisé les collectivités locales, votre prédécesseur avait fini par reconnaître que, sans elles, nous ne pouvons rien faire. Aussi est-il particulièrement injuste d’avoir rejeté l’un de nos amendements disposant que l’État reconnaît le rôle et la contribution culturels des collectivités. Il ne faut jamais ignorer ceux dont on a besoin. En effet, vous citez les collectivités à l’article 2, mais mention ne vaut pas reconnaissance. Nommer les choses ne suffit pas davantage à leur donner corps. Ainsi en est-il, à l’article 2, de l’équité territoriale et de l’égalité des territoires, qui ne sont d’ailleurs pas des notions exactement équivalentes.
Des failles culturelles existent dans notre pays – les travaux de l’Inspection générale des affaires culturelles, l’IGAC, en attestent –, et pourtant, on ne peut pas dire que ce projet de loi vise à les réduire. Cela aurait pu être une des ambitions de ce texte, une belle ambition. Je dois toutefois à l’honnêteté intellectuelle de me réjouir que le département des études de votre ministère actualise l’enquête nationale sur les dépenses culturelles des collectivités avec une innovation que je salue, pour l’avoir réclamée depuis plusieurs années, à savoir la prise en compte des communes de moins de 10 000 habitants.
La culture s’incarne dans les créateurs et leurs oeuvres, bien sûr, mais aussi dans les territoires. Or ils sont cruellement absents de votre texte.
S’agissant de la politique des labels, qui sont « le fondement même » – je vous cite – de l’action de votre ministère, le Sénat a ouvert un débat intéressant que vous avez trop vite refermé, madame la ministre. Vous le savez : des voix s’élèvent pour vous inviter à explorer d’autres dispositifs.
Il ne s’agit pas de supprimer les labels. Ils ont fait leurs preuves lorsqu’il fallait aménager culturellement le territoire. Les structures labellisées sont nombreuses, mais elles absorbent des budgets importants ; en ces temps de difficultés probablement durables, je doute que vos partenaires et vous ayez des opportunités de labelliser beaucoup de nouvelles structures. Le marché est mature, si je puis dire. Il y a aussi des raisons artistiques qui inviteraient à renouveler l’approche de ces questions : le label consacre des disciplines qui ont bien sûr toute leur légitimité, mais la création explore aujourd’hui des expressions artistiques qui croisent les disciplines et les fécondent mutuellement.
Pour ces raisons, et sans renier ce que les établissements labellisés apportent à la politique culturelle de notre pays, la piste du conventionnement ouverte par le Sénat, plus souple et attachée à un projet plus qu’à une structure, paraît mieux à même de soutenir les jeunes talents, les créateurs et les compagnies.
Je voudrais maintenant évoquer l’amendement que vous avez présenté pendant l’examen du texte en commission concernant les quotas de chansons d’expression française. Cela fait partie de l’exception culturelle dont notre pays est légitimement fier. Les quotas sont à la chanson d’expression française ce que le prix unique est au livre – une grande loi que celle du prix unique du livre ! Il n’est pas indifférent que l’une de vos premières décisions revienne sur une politique qui a vingt ans mais qui a surtout fait ses preuves, permettant à la France d’avoir une production locale particulièrement riche et dynamique. De plus, vous nous avez dit que cette négociation avait été conduite quelques heures avant la présentation de l’amendement. Cette précipitation n’est pas de bonne politique, et nous espérons que vous reviendrez sur ce point. C’est l’une des motivations de notre rejet de ce projet de loi.
D’autres points méritent d’être clairement dénoncés : ce sont les dispositions que vous avez prises concernant l’archéologie préventive. Le président-rapporteur a eu l’honnêteté de dire qu’il s’agissait de rétablir au bénéfice de, l’INRAP, l’Institut national de recherches archéologiques préventives, par toutes sortes de complications imposées aux autres opérateurs, un monopole…