Intervention de Isabelle Attard

Séance en hémicycle du 21 mars 2016 à 16h00
Création architecture et patrimoine — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaIsabelle Attard :

Madame la présidente, madame la ministre, chers collègues, une fois de plus, nous avons travaillé dans l’urgence : deux jours pour boucler nos amendements pour cet ultime débat, et des amendements du Gouvernement découverts il y a deux heures à peine. Difficile d’expliquer à nos concitoyens que nos méthodes de travail sont dignes de notre démocratie.

Chers collègues, alors que ce projet de loi entre dans la dernière étape, je ne dirai pas maintenant ce que vous entendrez plus tard lorsque je défendrai mes amendements, mais je m’interroge. J’en reviens aux fondements de notre travail : à quoi est censée servir l’action du ministère de la culture ?

La meilleure réponse, je l’ai trouvée sous la plume de Franck Lepage, ancien directeur des programmes à la fédération française des maisons des jeunes et de la culture. Permettez-moi de vous en lire des extraits.

« Il y a cinquante ans, le général de Gaulle présidait à la création du ministère des affaires culturelles. La naissance de cette institution a précipité le déclin d’un autre projet, à présent méconnu : l’éducation politique des jeunes adultes, conçue dans l’immédiat après-guerre comme un outil d’émancipation humaine. »

« En France, quand on prononce le mot "culture ", chacun comprend " art " et, plus précisément, " art contemporain ". Le mot Culture, avec son singulier et sa majuscule, suscite une religiosité appuyée sur ce nouveau sacré, l’art, essence supérieure incarnée par quelques individus eux-mêmes touchés par une grâce, – les " vrais " artistes. La population, elle, est invitée à contempler le mystère.

« Entamée dès les années 1960 sous l’égide du ministère des affaires culturelles, la réduction de la culture à l’art représente une catastrophe intellectuelle pour tout homme ou toute femme de progrès. Si " culture" ne veut plus dire qu’ "art ", alors ni l’action syndicale, ni les luttes des minorités, ni le féminisme, ni l’histoire, ni les métiers, ni la paysannerie, ni l’explication économique, etc. ne font plus partie de la culture. Entre cette dernière et la politique s’instaure un rapport d’exclusion. Et la gauche a un problème. Tel n’a pas toujours été le cas. Il fut un temps – pas si éloigné – où un petit groupe de militants nichés au coeur des institutions françaises tentait de faire rimer culture – populaire – et politique.

« En 1944, un paquebot fait route tous feux éteints vers la France. À son bord, une jeune femme. Cinquante ans plus tard, elle se rappelle : " Ma prise de conscience date de 1942 et de la promulgation des lois antijuives par l’État français. J’étais alors professeure de lettres au lycée de jeunes filles d’Oran, en Algérie. J’ai été totalement choquée par la tranquillité avec laquelle ces lois antisémites ont été acceptées et mises en oeuvre par mes collègues. " La vénérable dame de 86 ans qui nous livre ses souvenirs » « se nomme Christiane Faure. Elle repose désormais au cimetière de Lourmarin à côté de sa soeur et de son beau-frère, Albert Camus.

« Elle raconte comment les noms juifs sont rayés à l’encre rouge ; comment ses élèves quittent l’établissement, leur blouse sous le bras. Mlle Faure organise alors des cours clandestins de préparation au baccalauréat. L’affaire s’ébruite ; on la menace ; elle persiste. Après le débarquement d’Algérie en novembre 1942, l’enseignante intègre le Gouvernement provisoire d’Alger dans le " service des colonies ", dirigé par René Capitant, ministre de l’éducation nationale. Ce dernier est chargé de remettre les textes officiels sur leurs pieds républicains. En 1944, Mlle Faure regagne la France avec le Gouvernement provisoire. »

« À la Libération, les horreurs de la Seconde guerre mondiale ont remis au goût du jour cette idée simple : la démocratie ne tombe pas du ciel, elle s’apprend et s’enseigne. Pour être durable, elle doit être choisie ; il faut donc que chacun puisse y réfléchir. L’instruction scolaire des enfants n’y suffit pas. Les années 1930 en Allemagne et la collaboration en France ont démontré que l’on pouvait être parfaitement instruit et parfaitement nazi. Le ministère de l’éducation nationale convient donc qu’il incombe à la République d’ajouter un volet à l’instruction publique : une éducation politique des jeunes adultes.

« Les conventionnels de 1792 l’avaient déjà compris : se contenter d’instruire des enfants créerait une société dans laquelle les inégalités seraient fondées sur les savoirs. " Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées ", tonne le marquis de Condorcet à la tribune de l’Assemblée nationale, le 20 avril 1792. " Le genre humain restera partagé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves. " « Le député de l’Aisne propose de poursuivre l’instruction des citoyens " pendant toute la durée de la vie ". Mais cela ne saurait suffire. Quand Condorcet évoque (déjà !) cette " partie de l’espèce humaine " astreinte dans les " manufactures " à " un travail purement mécanique " et pointe la nécessité pour ces individus de " s’élever ", de " connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ", il s’agit non plus seulement d’instruction mais d’éducation politique.

« En 1944 naît au sein de l’éducation nationale une direction de la culture populaire et des mouvements de jeunesse, vite rebaptisée direction de l’éducation populaire et des mouvements de jeunesse. " Jeunesse " ne signifie pas encore " adolescence ". Un " jeune " en 1945 est un adulte de 21 ans. Parallèlement, est instituée une direction des arts et lettres. » « Une distinction appelée à s’effacer.

« La petite administration de l’éducation populaire durera moins de quatre ans. Après le début de la guerre froide, la lutte entre gaullistes et communistes s’envenime. L’éducation des jeunes adultes constitue vraisemblablement un enjeu tel qu’aucun des deux protagonistes ne veut risquer que l’autre la contrôle. En 1948, on s’accorde sur sa fusion, " pour mesure d’économie publique ", avec la direction de l’éducation physique et des activités sportives dans une impayable " direction générale de la jeunesse et des sports ", matrice du ministère souvent confié depuis à de non moins impayables sportifs » – M. Bernard Laporte –, « généralement ignorants des questions d’éducation populaire. En d’autres termes : il n’y aura pas de service public d’éducation démocratique, critique ou politique des jeunes adultes en France. Ils feront plutôt du kayak ! »

« Pourtant, une impulsion a été donnée. Dès les années 1950, les instructeurs d’éducation populaire recrutés par Mlle Faure rêvent de quitter le sport, dont ils n’ont que faire, et imaginent la création de leur propre ministère. Leur sous-directeur, Robert Brichet, esquissera même en 1956 le projet d’un " ministère des arts ". Pour cela, il faut acclimater le concept de " ministère de la culture ", expérimenté par des pays totalitaires, pour en faire un ministère de la culture démocratique. Un ministère de l’éducation populaire en somme.

« L’histoire en décidera autrement. Parvenu au pouvoir, le général de Gaulle veut récompenser la fidélité d’André Malraux. Débute alors une sorte de roulette russe institutionnelle dont l’éducation populaire sortira perdante. En 1959, Malraux demande un grand ministère de la jeunesse, domaine encore très sensible après Vichy ; on le lui refuse. Il réclame la recherche sans plus de succès. Puis il demande la télévision et essuie un troisième refus. Se souvenant du projet de " ministère des arts ", Debré lui propose en désespoir de cause un ministère des affaires culturelles. Malraux accepte. On y rassemble le cinéma, les arts et lettres, l’éducation populaire et ses instructeurs nationaux.

« Contrairement à une idée reçue, l’auteur de La Condition humaine n’a pas " créé " ce ministère, qu’il n’a au demeurant pas réclamé. Son administration est bâtie par des fonctionnaires rapatriés de l’outre-mer qui, après la décolonisation, sont affectés aux affaires culturelles. Efficaces mais idéologiquement marqués par leur expérience précédente, ils influencent la doctrine du ministère. Lequel aura vocation à irradier à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières le feu de la grandeur nationale. Puissance de la France à l’international et pouvoir symbolique de l’État dans les régions ; apologie de l’élite et du génie français. Un ministère profondément antipopulaire.

« Les instructeurs d’éducation populaire qui pensaient avoir obtenu leur ministère ont perdu la partie. D’abord rattachée à Malraux en même temps que la direction des beaux-arts, la sous-direction de l’éducation populaire retourne définitivement à la jeunesse et aux sports. La coupure sera désormais établie entre culturel et socioculturel, entre " vraie " et " fausse " culture que seul l’État sera fondé à départager. Beaucoup attendaient que la gauche arrivant au pouvoir abolisse cette césure. Il n’en fut rien.

Cette histoire-là est plus connue : loin de rompre avec la vision élitiste et de reformuler la question culturelle sur des bases progressistes, la gauche des années 1980 propulse la figure de l’artiste à des hauteurs jusque-là inconnues. »

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