Intervention de Patrick Hetzel

Séance en hémicycle du 23 mars 2016 à 15h00
Sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPatrick Hetzel :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, madame et messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, faire contribuer les entreprises françaises au respect des droits de l’homme, des normes sanitaires et environnementales, et à la lutte contre la corruption dans le monde entier, est un objectif vertueux. Le combat mené par un certain nombre d’ONG à ce sujet est estimable.

De nombreuses questions se posent cependant quant à cette proposition de loi, qui soulève davantage de difficultés qu’elle n’en résout. Nous déplorons très fortement qu’elle témoigne d’une vision punitive et autoritaire de la responsabilité sociale des entreprises.

Tout d’abord, ses auteurs omettent singulièrement qu’un arsenal de mesures favorisant la transparence existe déjà : il faudrait le faire vivre, c’est-à-dire l’employer efficacement, avant d’envisager de franchir une nouvelle étape. Ainsi, depuis une quinzaine d’années, la France joue un rôle important en matière de responsabilité sociale des entreprises, grâce à la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques, puis à la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, dite « Grenelle II ».

Par ailleurs, plusieurs instruments internationaux visent à encourager et à diffuser des bonnes pratiques. Permettez-moi d’en citer quelques-uns. Tout d’abord, les principes directeurs de l’OCDE, que plusieurs orateurs ont évoqués, et qui ont été actualisés en mai 2011. Ces principes sont destinés aux entreprises multinationales ; ils énumèrent un grand nombre de recommandations en matière de responsabilité sociale des entreprises. Ensuite, le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies a adopté en juin 2011 des principes directeurs sur les droits de l’homme considérés dans leurs rapports avec le monde de l’entreprise.

Parmi les instruments internationaux, on peut également évoquer la déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’Organisation internationale du travail. Enfin, au niveau européen, la récente directive du 22 octobre 2014 concernant la publication d’informations non financières fixe pour la première fois un cadre de transparence concernant la responsabilité sociale des entreprises à l’échelon européen. Elle doit être transposée par les États membres au plus tard le 6 décembre 2016.

En outre, il est très regrettable que la présente proposition dénature l’idée d’engagement volontaire de la responsabilité sociale des entreprises. Les démarches volontaires se sont en effet multipliées ces dernières années, plus particulièrement en France, et ont permis de contribuer à l’amélioration de la situation humaine, sociale et environnementale des pays dans lesquels les entreprises agissent. Or cette proposition de loi est un vrai diktat, qui bureaucratisera la démarche de responsabilité sociale des entreprises, et fera planer la menace d’une sanction sur toutes les entreprises qui voudront externaliser leur production dans un pays émergent. Cela témoigne d’une vision très particulière des relations économiques et des échanges entre les nations.

Le Gouvernement prône à longueur de temps qu’il veut simplifier la vie des entreprises : l’adoption d’un tel texte constituerait, sous ce rapport, un nouveau signal contradictoire ! Il n’est nul besoin, en effet, d’ajouter une énième couche de législation qui enfermerait à nouveau les entreprises dans un cadre intenable. Il a été question il y a quelques instants dans cet hémicycle des déclarations faites par un certain nombre de représentants d’entreprises indiquant ces difficultés.

Ce texte aura également un impact dangereux sur nos entreprises et leurs sous-traitants – j’y reviendrai. C’est un point de désaccord important à nos yeux : la triple sanction prévue par cette proposition de loi illustre parfaitement le fait que ses auteurs privilégient, hélas, la posture. J’en veux pour preuve les dispositions prévues en matière de responsabilité civile pour faute, de publicité sanction et d’amende civile – cette dernière pouvant atteindre 10 millions d’euros.

De plus, ce texte est dépourvu de toute évaluation préalable. Vous me direz que c’est normal, puisqu’il s’agit d’une proposition de loi, et que seuls les textes d’origine gouvernementale doivent être accompagnés d’une étude d’impact. Toutefois, il risque de porter une atteinte disproportionnée à la compétitivité des entreprises françaises, et, par voie de conséquence, à l’attractivité de la France – alors que celle-ci souhaite attirer de nouveaux investisseurs. De plus, les législations des pays étrangers comparables ont une portée et une ampleur bien plus limitées.

En apparence, seules les grandes entreprises sont concernées, mais ce n’est qu’une apparence ! En pratique, ce texte aura des répercussions importantes pour les PME, non seulement étrangères, mais aussi françaises. Tout d’abord, il aura un impact sur les PME sous-traitantes françaises en raison notamment des coûts importants liés à sa mise en oeuvre et au contrôle de l’obligation de vigilance. Il aura aussi un impact sur les PME étrangères : l’effet pervers de ce texte affectera directement le développement du tissu local d’entreprises des pays émergents. Cette proposition de loi pourrait en effet conduire des entreprises françaises à remettre en cause certains contrats et à se retirer, en tout ou partie, de marchés étrangers dans des pays porteurs de risques, en raison de l’incertitude sur la traçabilité internationale des marchandises ou matières premières.

Par ailleurs, les entreprises françaises, contrairement à leurs concurrents étrangers, seront très exposées à l’appréciation du juge et au risque de déstabilisation par les lanceurs d’alerte. Deux éléments soutiennent cette affirmation. En premier lieu, le texte prévoit que des associations françaises – voire étrangères – pourraient saisir le juge français pour demander réparation d’un préjudice causé à l’étranger par un sous-traitant étranger. Cela témoigne d’une certaine naïveté quant à la réalité de l’intelligence économique : certains pays étrangers pourraient très bien chercher à déstabiliser des entreprises françaises ! Que ces pratiques soient ou non justifiées, elles constituent un risque, et ce risque n’est nullement évoqué par votre proposition de loi.

En second lieu, toute association pourrait s’ériger en véritable procureur privé, mettant en cause devant le juge civil tout manquement éventuel d’une société à son obligation de vigilance, en France comme à l’étranger. On voit là que ce texte mettrait en péril nos entreprises : je pense que ce problème est très largement sous-estimé, mais puisque nous n’avons pas d’étude d’impact, nous ne pouvons en débattre plus avant.

En somme, ce texte d’ordre national constitue une mauvaise réponse à un défi d’envergure européenne, pour ne pas dire mondiale. L’Union européenne est en effet le niveau le plus pertinent pour traiter les préoccupations qui ont conduit à l’élaboration de cette proposition de loi, notamment sur le fondement de la directive de 2014, afin d’assurer l’équité de traitement des entreprises européennes. Les entreprises françaises ne peuvent pas être les seules concernées, comme ce serait le cas avec l’adoption de cette proposition de loi. Ce serait suicidaire pour notre économie !

La posture idéologique de cette proposition de loi traduit l’incapacité du Gouvernement à organiser une discussion intelligente, c’est-à-dire à prendre en compte tous les paramètres de ce problème crucial. Une discussion aussi bien technique que politique doit être menée pour bâtir une feuille de route qui établirait, par exemple, des mécanismes de suivi, des étapes de travail, et des expérimentations. La faible implication du Gouvernement sur ce texte – notamment par rapport à d’éventuels amendements qu’il aurait pu défendre – laisse songeur. On a beaucoup de mal à comprendre le décalage entre les déclarations de M. Macron sur la nécessité de reconstituer la compétitivité de nos entreprises, et les incidences inévitables que ce texte aura sur cette compétitivité.

Cette proposition de loi comporte aussi – j’en terminerai par là – un risque sérieux d’inconstitutionnalité. Je donnerai trois arguments pour étayer notre opinion quant à l’aspect juridique du problème.

Premièrement, ce texte porte atteinte au principe de clarté de la loi, ainsi qu’à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi. La rédaction de cette proposition de loi contient en effet de nombreuses imprécisions et ambiguïtés, notamment au regard des normes de référence du plan de vigilance.

Deuxièmement, il porte atteinte au principe de légalité des délits et des peines. Le régime procédural de l’amende civile qui pourrait être prononcée pour sanctionner un manquement à une obligation mal définie par le législateur, s’avère particulièrement peu clair. La proposition de loi n’indique pas, en effet, les cas dans lesquels cette amende serait encourue, ni par qui elle serait prononcée, ni à la demande de qui elle pourrait l’être.

Troisièmement, il porte atteinte au principe de responsabilité. La portée réelle de la responsabilité de la société qui doit établir le plan de vigilance est incertaine, dès lors que ce plan s’étend jusqu’aux sous-traitants étrangers.

On est proche ici de la responsabilité pour faute d’autrui. J’ajoute que c’est une atteinte au principe selon lequel nul ne plaide par procureur : en permettant aux associations d’engager une action en responsabilité, le texte instaure une forme inédite d’action de groupe sans garanties procédurales et sans mandat des victimes, agissant comme des procureurs privés. Chacun comprendra que cela laisse songeur sur le plan du droit.

Pour l’ensemble de ces raisons, nous sommes opposés à la version de ce texte telle qu’issue de la commission des lois et nous voterons contre comme nous l’avons déjà fait en première lecture.

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