Intervention de Jean-Marie Tetart

Séance en hémicycle du 23 mars 2016 à 15h00
Sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Marie Tetart :

Mes chers collègues, vous nous proposez d’adhérer ici à des principes largement partagés sur tous les bancs de l’hémicycle et dans l’opinion publique : l’amélioration des normes sociales et environnementales, le respect des droits de l’homme, la prévention de la corruption. Cette question de la RSE est déjà prise à bras le corps par les organisations internationales – mon collègue Patrick Hetzel en a d’ailleurs rappelé les avancées.

Dans le même temps, vous reconnaissez que les entreprises françaises visées sont déjà plutôt vertueuses et en constante progression, par morale ou par intérêt bien compris, notamment du point de vue de leur réputation et de leurs actionnaires responsables. Je le pense aussi, mais je n’en tire pas les mêmes conclusions.

Pour vous, parce que vertueuses, ces entreprises n’auront aucune difficulté à respecter le devoir de vigilance, pour elles, pour leurs fournisseurs et pour leurs sous-traitants. Vous pensez aussi qu’elles ne subiront aucune concurrence déloyale. Selon vous, les risques juridiques et financiers induits seront mineurs, puisque la loi ne serait que l’ultime menace théorique pour ces entreprises déjà vertueuses.

En première lecture, chers collègues, j’adhérais spontanément à votre belle idée d’un monde porté par des multinationales garantissant un monde sans travail des enfants, sans atteinte à l’environnement, sans destruction des économies locales, respectant partout droits sociaux, égalité des genres, salaires décents, y compris dans les pays dont les gouvernements ne le permettent pas ou ne l’encouragent pas. Depuis, sans étude d’impact préalable, j’ai essayé d’oublier ma spontanéité pour envisager les conséquences très concrètes de cette loi sur les entreprises, leurs fournisseurs, leurs sous-traitants mais aussi sur les tissus économiques et sociaux, en France comme à l’étranger.

Je veux vous faire part de quelques-unes de mes réflexions. L’avenir des pays en développement dépend de leur capacité à se doter d’un réseau d’entreprises souvent réduites à la sous-traitance actuellement, mais capables de passer progressivement d’une économie grise à un statut d’entreprises modernes, capables d’acquérir progressivement une autonomie de création et de production, respectant les standards internationaux, y compris ceux relevant de la RSE.

C’est d’ailleurs tous le sens de l’aide au développement que de les aider à cette progression. Cette proposition de loi conduira nos entreprises françaises à ne s’adresser qu’à un nombre réduit de fournisseurs ou de sous-traitants, parmi les plus modernes et internationalisés de ces pays, qui leur garantiront le maximum de sécurité juridique. Les autres entreprises seront condamnées à cette économie grise, à devenir sous-traitantes d’entreprises non vigilantes, au lieu d’être aidées progressivement à passer d’un logiciel 3.0 à 4.0.

Pire encore : souvent, nos entreprises changeront de pays, si l’organisation politique et les pratiques ordinaires imposées dans ce pays les mettent en risque. Mais je pense aussi aux entreprises de gestion des services publics, un domaine particulier. Ces grandes entreprises françaises n’ont pas le choix de changer de pays ou de partenaire. Elles sont liées à un territoire, ne choisissent pas leurs partenaires – sociétés étatiques ou collectivités locales. Elles sont liées à des pratiques, des clauses imposées, des reprises des personnels existants. Elles ont conclu des contrats de concession ou de gestion de temps long.

Par cette proposition de loi, chers collègues, vous poserez de sérieux problèmes à l’un des fleurons du savoir-faire français. Votre texte considère implicitement que toutes les chaînes de valeurs et d’approvisionnement fonctionnent de manière unique et linéaire. Cette vision me semble caricaturale. Ainsi, à la différence du textile, l’électronique fonctionne d’une manière multipolaire : les sous-traitants, qui fabriquent leurs propres produits et les brevettent quelquefois, choisissent eux-mêmes les groupes avec lesquels ils travaillent, en leur imposant leurs règles.

Sur notre territoire, cette loi conduira ainsi à une contraction du nombre de fournisseurs et de sous-traitants. Nos PME n’auront pas les moyens humains et financiers de vérifier qu’un composant importé aura échappé au devoir de vigilance. Et que dire de la concurrence déloyale, notamment dans la grande distribution où seules certaines enseignes seront soumises à ce devoir de vigilance ? Tel produit vendu en France sera un produit vigilant alors qu’un autre, commercialisé par un concurrent étranger, ne le sera pas…

Je crains aussi que cette loi ne soit instrumentalisée afin de nuire aux concurrents. Quoi de plus facile que d’aider à la mobilisation active d’une ONG ou d’un groupe de consommateurs ! Ne verra-t-on pas des ONG de conseil se mettre à vendre des démarches de certification ou à les attaquer en justice ?

Comme vous l’avez reconnu, monsieur le rapporteur, la communauté internationale travaille sérieusement à la RSE. Les entreprises françaises concernées sont déjà vertueuses, alors pourquoi leur imposer des risques juridiques et concurrentiels disproportionnés ?

Madame la secrétaire d’État, tolérez au moins de leur laisser un délai pour se mettre en ordre de marche, pour ne pas être immédiatement livrées aux tribunaux dès la promulgation de la loi et la parution des décrets. Pourquoi ne pas les accompagner pour être encore plus vertueuses, en s’inspirant des pratiques des pays scandinaves qui mettent en place des pôles d’accompagnement des entreprises ? Pourquoi ne pas s’allier à l’OIT, qui traitera ce sujet dans sa convention de juin ? Pourquoi ne pas appuyer le gouvernement des Pays-Bas, qui souhaite avancer sur ce sujet lorsqu’il présidera l’Union européenne ? Pourquoi ne pas s’inspirer de Stéphane Le Foll, qui, il y a quelques jours, demandait aux députés de prendre le temps de la réflexion pour une initiative commune européenne sur les néonicotinoïdes ?

Alors, cher monsieur le rapporteur, si je suis solidaire de votre humanisme et de votre générosité sincères, que je salue, je ne peux malheureusement pas vous suivre dans leur traduction législative.

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