Je vous remercie de m'avoir convié à m'exprimer devant vous. J'enseigne à l'université Paris-Nord, je suis porte-parole d'Attac et membre du groupe des Économistes atterrés, dont vous avez reçu l'un des membres, M. Henri Sterdyniak.
La question de la dette s'avère, plus que jamais, essentielle. La dette publique, même en dehors des périodes de crise, représente un élément majeur du fonctionnement de l'État, des collectivités territoriales et des organismes de sécurité sociale, et plus largement de l'ensemble de l'économie.
À partir de 2007 et de 2008, s'est développée une crise qui est devenue celle des dettes souveraines, la France n'étant pas le seul pays concerné. Les pays de la zone euro ont été très touchés et davantage que les États-Unis ou le Royaume-Uni – le Japon se trouvant dans un cas particulier puisqu'il connaît une déflation et une situation particulière depuis plus de dix ans ; il y a d'ailleurs probablement des enseignements à tirer pour la France et l'Europe de l'expérience japonaise.
Pour gérer au mieux la question de la dette publique, il faut d'abord établir le bon diagnostic. Les Économistes atterrés et Attac sont en désaccord avec le discours habituel sur les causes de l'endettement et les mesures à mettre en oeuvre. Une vingtaine d'organisations - partis politiques, syndicats, associations et organisations non gouvernementales (ONG) – se sont regroupées dans un collectif pour réaliser un audit citoyen de la dette publique de la France (CAC), qui a été publié en 2015. Les conclusions du CAC diffèrent grandement du diagnostic et des solutions présentés habituellement.
Un changement radical de politique économique s'est opéré au tournant des années 1980 dans tous les pays avancés, à commencer par les États-Unis. La Réserve fédérale américaine (Fed) et son président, M. Paul Volcker, ont impulsé une politique monétaire conduisant à la montée violente des taux d'intérêt dans le monde. Cette décision a eu des conséquences considérables. Avant les années 1980, le rapport de la dette publique sur le produit intérieur brut (PIB) demeurait relativement stable ; depuis trente-cinq ans, ce ratio n'a cessé de croître, en France comme dans les pays voisins. La dette publique représentait un peu plus de 20 % du PIB en 1980 et 63,4 % en 2007, à la veille de la crise ; depuis 2007, le poids de la dette a explosé puisqu'il représente aujourd'hui près de 100 % du PIB français.
Le discours dominant voit dans la dérive des dépenses publiques la cause principale de la hausse de l'endettement, alors que le CAC a constaté que le ratio des dépenses publiques sur le PIB était resté constant, voire en léger repli. Le CAC estime que c'est l'évolution des recettes qui explique principalement celui de l'endettement. Les recettes de l'État ont baissé sur la période de deux points de PIB. De 1980 à 2007, la moitié de la hausse de l'endettement public s'explique par la baisse des recettes publiques, notamment fiscales.
On peut distinguer trois types d'explications à cette baisse. Il y a d'abord la croissance des dépenses fiscales. La Cour des comptes ne cesse de dénoncer la multiplication des niches fiscales ; on en recense près de 400 dans notre pays. Le crédit impôt recherche (CIR) représentait la dépense fiscale la plus élevée avec 5 milliards d'euros par an, jusqu'à la création du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), qui coûte 20 milliards d'euros par an au budget de l'État. Deuxièmement, la concurrence fiscale – voulue par les entreprises et par ceux qui souhaitent que s'exerce une pression à la baisse sur les impôts – s'est traduite par une diminution du taux d'imposition. Le taux de l'impôt sur les sociétés (IS) est ainsi passé de 45 à 33 % en France, de même que l'on a supprimé les tranches supérieures de l'impôt sur le revenu (IR), ce qui a réduit la progressivité de cet impôt et le niveau des recettes. Enfin, l'évasion fiscale représente, d'après les évaluations de la Cour des comptes, 60 milliards d'euros par an de manque pour le Trésor public.
L'effet « boule de neige » a également nourri la croissance de la dette : lorsque le taux de croissance devient inférieur au taux d'intérêt du remboursement de la dette, celle-ci augmente même en l'absence d'un déficit budgétaire primaire – hors intérêts. De 1980 à 2007, on a constaté presque sans interruption cet effet « boule de neige », que le rapport de M. Gilles Carrez avait décrit dès 2010. Le choc de 1979 sur les taux d'intérêt, découlant d'une politique monétaire très restrictive conduite par la Fed, a donné un coup d'arrêt à la croissance économique. Depuis le début des années 1980, le taux de croissance est passé de 4 à presque 0 %, même si cette contraction ne fut pas linéaire. Les taux d'intérêt ont donc été supérieurs aux taux de croissance en moyenne, cette situation nourrissant la progression de l'endettement. Cet effet explique l'autre moitié de l'augmentation de la dette publique rapportée au PIB entre 1980 et 2007.
Entre 2007 et 2012, la dette française est passée de 63,4 % du PIB à plus de 90 %, ce ratio atteignant près de 100 % aujourd'hui. La violence de l'accélération de l'augmentation de la dette est largement due à la crise, et non à une mauvaise gestion ayant conduit à une progression irraisonnée des dépenses publiques. Des rapports de la Cour des comptes, de l'Assemblée nationale et de divers organismes ont étudié les effets de la crise sur la dette ; tout d'abord, le sauvetage des banques a représenté un coût important – et non nul comme le proclament certains banquiers. Le sauvetage de la banque Dexia a coûté 6 milliards d'euros et l'achat d'actions préférentielles par l'État entre 2008 et 2010 a entraîné, d'après la Cour des comptes, une perte financière pour le Trésor public car ces actions ont été revendues à un cours déprécié. Le renflouement des banques a, au minimum, coûté 12 milliards d'euros. Ce montant fut bien supérieur au Royaume-Uni et aux États-Unis.
Dans les premières années de la crise, la France a, comme de nombreux autres pays, déployé des plans de relance visant à soutenir l'activité, cette politique ayant entraîné une charge pour les finances publiques, alors même que les recettes se contractaient du fait du ralentissement économique. Il s'agit d'un effet indirect de la crise financière sur le déficit et la dette publics, même si ces mesures ont permis d'amortir la récession. La majorité des pays de la zone euro ont connu une trajectoire similaire à celle de la France au cours de ces années.
Notre constat diffère donc de celui des gouvernements successifs et se trouve partagé par un certain nombre d'élus, qui m'apparaissent néanmoins minoritaires.
Les règles de fonctionnement de la zone euro ont amplifié la crise des dettes souveraines, puisqu'elles ont imposé un ajustement budgétaire bien plus contraignant qu'ailleurs, notamment aux États-Unis. La Banque d'Angleterre (BoE), la Fed et la banque centrale du Japon ont conduit des politiques monétaires différentes de celle de la BCE. Ainsi la BoE n'a pas hésité à racheter massivement de la dette publique sur le marché primaire, ce qui a réduit le coût de la dette en exerçant une pression à la baisse sur les taux d'intérêt et a également contribué à stabiliser les marchés en limitant la spéculation. La BCE, fort contrainte par ses statuts, a choisi une autre orientation. Elle n'est pas intervenue dans un premier temps, puis n'a agi que sur le marché secondaire. La zone euro avance donc dans ce domaine avec un boulet aux pieds que n'ont pas d'autres pays.
En tant qu'Européen convaincu, la clause de non-renflouement – no bail-out – me choque profondément car elle empêche la solidarité entre les États-membres de la zone euro dans le domaine de la dette. Les économistes libéraux justifient cette clause pour éviter l'aléa moral, qui, en garantissant leur sauvetage, inciterait les États à ne pas bien gérer leurs finances publiques. L'expérience de la crise a montré l'inanité de cette clause, la situation étant telle que les Européens durent aider la Grèce, l'Irlande, l'Espagne et le Portugal. Cette liberté par rapport à la clause de non-renflouement s'est accompagnée de mesures violemment restrictives – regroupées dans des plans d'ajustement dits structurels – qui se sont avérées contreproductives, la dette ayant progressé dans ces pays, notamment en Grèce. Le corset des règles de la zone euro a empêché d'innover et de mettre en place rapidement des dispositions exceptionnelles de solidarité.