Le thème sur lequel vous nous avez invités à nous exprimer est très large. J'ai donc choisi d'organiser mes remarques en examinant trois questions selon deux dimensions distinctes, la dimension globale et la dimension européenne : quel est l'héritage ? risquons-nous une répétition de ce que nous avons vu ? risquons-nous des crises d'un nouveau type ?
Si je commence par la dimension globale, l'impact économique de ce que nous avons vécu en 2008 est considérable, bien supérieur à ce qui avait été anticipé sur le moment. Au Royaume-Uni et aux États-Unis, les organismes officiels ont récemment réévalué le PIB estimé pour l'année 2020 et l'ont comparé à celui qu'ils anticipaient en 2010, soit immédiatement après la crise financière, pour cette même année 2020. La révision en niveau est de six points pour le Royaume-Uni et de neuf points pour les États-Unis. Il s'agit d'une révision permanente, ce qui veut dire que, si l'on cumule cette baisse sur la période 2010-2020, la perte totale représente quelque cinquante points de PIB. Pourquoi une perte aussi importante ? La dynamique de l'économie était surestimée : elle était liée à des phénomènes en partie insoutenables, qui ont conduit à des projections trop optimistes. Mais c'est aussi l'effet de la crise elle-même, avec des investissements qui ne se sont pas faits, des compétences qui se sont dévalorisées, un capital qui s'est mal réalloué en faveur des entreprises les plus productives, une inflation trop basse et un héritage important en termes de dette. La dette totale – privée et publique – a augmenté dans toutes les zones avancées, en dépit des efforts de désendettement, privé dans certains cas, public dans d'autres. Nulle part on n'a réussi à réduire l'endettement total, et différents phénomènes de substitution entre dette privée et dette publique ont été observés.
Une crise de ce type risque-t-elle de se reproduire ? Il est inexact de dire que rien n'a été fait pour maîtriser les dérives de la finance. Peut-être n'a-t-on pas fait assez, peut-être n'a-t-on pas fait tout ce qu'il fallait, mais, en 2008, c'est un segment étroit du marché immobilier qui a contaminé l'ensemble du système bancaire. Or nous avons traité cela en partie. Le marché immobilier a été largement assaini dans de nombreux pays, notamment aux États-Unis, en Espagne et en Irlande, et toute une série de réglementations bancaires ont été prises, pour réduire l'effet de levier, imposer des ratios de capital plus important, des ratios de liquidité et, dans certains cas, des séparations bancaires très fortes. Ont en outre été instaurés des mécanismes plus précis pour gérer les crises bancaires. Il me semble que tout cela rend le système plus sûr. Certes, il faut rester vigilant, notamment sur la question du shadow banking, mais le scénario d'une répétition de cette crise n'est pas le plus probable.
Des crises d'un nouveau type risquent-elles de se produire ? Nous avions beaucoup sous-estimé l'interdépendance financière, parce que nous avions tendance à raisonner en flux nets. Si l'on raisonne en flux bruts de financement ou en stock, on s'aperçoit que l'interdépendance financière est beaucoup plus forte qu'on ne le pensait il y a une dizaine d'années. De ce point de vue, le risque que nous soyons touchés par des phénomènes d'instabilité qui se déclarent à l'autre bout du monde doit être réévalué à la hausse.
Ensuite, on note aujourd'hui de vraies fragilités. Les pays émergents ont tiré la croissance mondiale : au cours de la période 2007-2016, leur contribution a été six fois supérieure à celle des pays avancés, ce qui est considérable et nous a sauvés. Mais ce fut au prix d'un endettement, privé notamment, très fort dans les pays émergents. Dans un certain nombre de cas, cet endettement était gagé sur des scénarios de prix des matières premières ou de croissance qui se révèlent irréalistes. Cela vaut particulièrement pour la Chine, qui est de très loin le plus gros acteur. La poursuite de la croissance chinoise, qui a apporté une contribution si importante à la croissance mondiale, a été gagée sur une suraccumulation de capital pour des rendements nettement décroissants, financée par l'endettement d'entreprises publiques qui bénéficient d'une garantie explicite ou implicite de l'État. Nous avons là les ingrédients d'un ajustement qui sera certainement difficile et dont les répercussions internationales ne doivent pas être négligées.
Notre deuxième fragilité est un environnement d'inflation trop faible, qui a pour conséquence la persistance d'un endettement trop élevé, public ou privé. Dans un régime d'inflation normal, la dévalorisation de la dette par l'inflation éloigne l'avenir du passé. Aujourd'hui, le passé continue à peser extrêmement lourd du fait de la faiblesse de l'inflation et de celle de la croissance réelle. Dans un environnement de croissance nominale très faible, la dette continue de peser. C'est particulièrement net, bien sûr, en matière de finances publiques, et cela se traduit par une espèce d'illusion : lorsque la commission des finances considère la charge d'intérêt sur la dette publique, elle a l'impression qu'il ne s'est rien passé de très grave, puisqu'elle n'a pas augmenté et a même diminué. La contrepartie est que le stock de dette exprimé en ratio par rapport au PIB ne diminue pas, lui, et augmente même. Il n'est pas bon d'aborder la question de la soutenabilité de la dette sous l'angle des flux et des charges d'intérêt.
Avec l'inflation trop faible, se pose aussi la question de savoir si cela conduit à maintenir le taux d'intérêt réel en dessous du niveau d'équilibre. C'est un point débattu chez les économistes : y a-t-il une baisse séculaire du taux d'intérêt réel d'équilibre et risquons-nous, du coup, de nous trouver, avec une inflation trop faible, dans une situation où nous n'arriverions pas à atteindre le niveau du taux d'intérêt réel d'équilibre ? Les banques centrales ont raison d'agir avec vigueur par des moyens non conventionnels pour retrouver un niveau d'inflation normal. Bien sûr, cette stratégie comporte des risques : elle affecte la rentabilité des banques et des assurances, elle peut conduire à des phénomènes de développement de bulles sur les marchés d'actifs, mais je crois qu'elle est malgré tout préférable au risque de l'inflation trop faible, voire de la déflation. En outre, cette stratégie a tout de même permis un certain redressement du crédit, notamment avec une baisse des taux. Cela va dans le sens souhaité, même si l'inflation elle-même et les anticipations d'inflation restent encore trop faibles.
Je serai plus rapide sur la situation dans la zone euro. L'héritage est particulièrement lourd en Europe. La crise y a révélé des désajustements très profonds qui avaient été accumulés pendant la première décennie de l'euro, elle a révélé des faiblesses structurelles en matière de productivité et de compétitivité dans certains pays, et des failles systémiques dans l'organisation de la zone euro. Le poids de cette crise a donc été particulièrement lourd, d'autant qu'elle a été gérée de manière hésitante et que le séquençage de l'ajustement budgétaire d'un côté et du redressement de l'économie privée de l'autre n'a pas été le bon. Si nous voulons en dresser le bilan, la comparaison avec les États-Unis est éloquente.
Risquons-nous la répétition de ce type de crise ? Nous avons mis en place des éléments tout à fait importants. Le Mécanisme européen de stabilité est un mécanisme de gestion de crise dont nous manquions, le programme des opérations monétaires sur titres (OMT) a convaincu les marchés de la puissance de feu de la BCE, et nous avons eu une réponse systémique avec l'Union bancaire.
Ces réponses me semblent tout de même partielles. En ce qui concerne l'Union bancaire, qui est peut-être l'élément le plus systémique, nous n'avons pas d'accord sur la garantie des dépôts, et un risque d'exposition des souverains au risque bancaire subsiste à la marge, la responsabilité ultime de la recapitalisation continuant de peser sur les souverains. À l'inverse, les banques restent exposées au risque souverain, puisque, dans certains pays, elles détiennent de manière disproportionnée des actifs de leur propre souverain. Ce lien pervers entre banques et souverains qui avait été identifié comme un élément crucial de la zone euro n'est donc pas vraiment rompu. Je crois qu'il est important d'aller jusqu'au bout de la logique de l'Union bancaire, mais cela passera par des négociations difficiles compte tenu des réticences allemandes au partage des risques. Pour avancer, et aboutir, il faudra des concessions de part et d'autre.
Quels risques d'un nouveau type courons-nous en Europe ? Ce sont largement les mêmes que ceux que j'ai décrits tout à l'heure : le risque macroéconomique et le risque d'une inflation trop faible. Il faut y ajouter le risque politique induit par la mauvaise performance de la zone euro et le fait que la monnaie commune ne suscite l'adhésion que dans la mesure où elle produit de la prospérité. Nos faibles performances économiques actuelles sont donc en elles-mêmes un risque.
Les réponses appartiennent pour partie aux gouvernements et à l'Union européenne. Il s'agit de conduire des politiques de croissance et d'aller au terme du projet d'Union bancaire. Soyons capables de nous doter d'instruments pour répondre à des chocs extérieurs qui pourraient être violents. La question de savoir ce que nous faisons à la prochaine récession m'inspire de grandes craintes. Si l'on exclut l'« helicopter money », la politique monétaire est presque au bout de ses possibilités. En ce qui concerne la politique budgétaire, nous ne disposons pas, aujourd'hui, d'instruments communs qui permettent d'affronter un choc externe violent. Ce sont là des éléments de fragilité qui demeurent, même si, répétons-le, la BCE agit de manière résolue. Si elle menait une action de caractère quasi budgétaire – par exemple une politique de relance sans capacité de le faire en matière budgétaire –, ce serait évidemment une révolution et cette possibilité suscite, au sein de la BCE et ailleurs, de vives discussions.