Je vous remercie, monsieur le président, madame la rapporteure générale, mesdames et messieurs les députés, de votre invitation, qui m'honore.
Pour faire face aux problèmes difficiles posés par la crise financière mondiale et la crise économique qu'a provoquée la montée de la défiance après la faillite de Lehman Brothers, les grands pays rassemblés au G20 se sont accordés pour alimenter la croissance par des politiques keynésiennes de soutien de la demande et des politiques monétaires visant à assurer la liquidité de l'économie. Ils se sont aussi accordés pour éviter toute forme de protectionnisme et assurer la stabilité financière par un renforcement systématique de la régulation bancaire. La mise en oeuvre de ces différentes décisions et politiques a été efficace. La récession fut d'une ampleur limitée et nous avons évité une grande dépression du type de celle des années trente. Par ailleurs, une nouvelle régulation des banques a été promulguée, qui a rendu très solide le système bancaire, en particulier en Europe. L'Europe a pour sa part dû faire face aux problèmes posés par la crise des dettes souveraines de la zone euro, en 2009-2010. La construction européenne a connu une avancée très significative, à vrai dire inimaginable avant la crise, et l'Europe a bénéficié d'une politique très efficace de la Banque centrale européenne.
Sur la base de ce constat, je voudrais examiner le présent et me projeter dans l'avenir pour évoquer successivement trois thèmes. Tout d'abord, malgré une conjonction de facteurs favorables assez exceptionnelle, la croissance est ralentie. La conjonction de facteurs favorables est assez évidente. En Occident, depuis la Grande Guerre, les taux d'intérêt ont rarement été à des niveaux aussi bas. De même, le niveau des prix de l'énergie et des matières premières a rarement été aussi favorable. Je rappellerai simplement qu'en 1986, le contre-choc pétrolier, intervenu à la suite d'initiatives, déjà, de l'Arabie saoudite, avait relancé la croissance économique dans tous les pays importateurs de pétrole, en particulier le nôtre, qui a alors bénéficié pendant deux ou trois ans d'une croissance forte. Enfin, l'inflation est à son niveau actuel pour de bonnes raisons : des raisons de concurrence au niveau mondial et entre les différents pays de l'OCDE.
Il est vrai qu'il y a peut-être de sérieux facteurs d'inquiétude. Le monde est de plus en plus dangereux. Le terrorisme, le problème de l'Ukraine, la guerre en Syrie et en Irak, tout cela est incontestablement de nature à perturber les initiatives économiques, en particulier le développement des échanges internationaux, tandis que la montée des populismes dans les pays de l'OCDE, y compris aux États-Unis, est extrêmement préoccupante.
Cependant, les facteurs d'inquiétude sont surtout économiques. Les moteurs de la croissance de ces dernières années sont aujourd'hui affaiblis. Les États-Unis ont connu une croissance assez vigoureuse au cours des dernières années, assez forte pour ramener le taux de chômage pratiquement au niveau du taux de chômage structurel, un peu en dessous de 6 %, ce qui était d'ailleurs le niveau visé par la Réserve fédérale pour faire évoluer sa politique. Les États-Unis sont donc plutôt en bout de cycle de croissance et on peut difficilement espérer que leur moteur joue un rôle aussi vigoureux dans les deux ou trois prochaines années, d'autant plus qu'ils sont affectés par la chute du prix du pétrole, qui met en cause leur industrie pétrolière nouvelle et la position de leader de la production énergétique mondiale qu'ils avaient acquise.
Il faut relativiser le problème que pose la Chine, dont le taux de croissance ne devrait être ramené que de 8 % à 6 %, mais il ne fait pas de doute qu'elle doit traiter des problèmes structurels aigus et changer de modèle de croissance. Sa croissance interne doit être plus significative, elle doit se préoccuper de la situation de son système financier et adapter ses structures après des années de croissance – des décalages se sont produits dans bien des domaines. Enfin, la Chine a un problème de gouvernance de pays centralisé en économie de marché.
Les pays émergents ont eux aussi des problèmes, très divers, mais qui sont toujours structurels et de gouvernance, et qui appellent des réformes. Cela vaut pour le Brésil ou l'Afrique du Sud, mais aussi pour plusieurs autres pays qui n'ont pas eu l'honneur d'être classés parmi les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). La Russie est en récession, à cause de la chute du cours du pétrole et de la crise qu'elle a provoquée en envahissant une partie de l'Ukraine. Sa croissance potentielle est faible, du fait du vieillissement. On ne peut donc guère compter sur elle pour alimenter la croissance, d'autant que sa part dans la production mondiale est limitée. Les pays exportateurs de pétrole sont très affectés par la chute des prix du pétrole. Cela peut créer des risques géopolitiques au Moyen-Orient. Incontestablement, cela a exposé les pays exportateurs très peuplés que sont le Venezuela et le Nigeria, voire l'Algérie, à des risques de déstabilisation sérieux.
Reste le Japon, qui semble sortir de la déflation, quoique lentement, à la suite des « abenomics », dont le volet monétaire a été très efficace, provoquant une chute de 30 % de la valeur du yen par rapport au dollar, ce qui a stimulé les exportations japonaises. La partie budgétaire des abenomics a hissé la dette publique japonaise à 200 % du PIB. Quant à la partie réformes de structure, elle reste assez largement à réaliser. On ne peut donc guère compter sur le Japon pour être un moteur de croissance.
En Europe, le Royaume-Uni a incontestablement connu une croissance significative au cours des dernières années. Lui aussi a réduit le taux de chômage à 5 % de la population active, ce qui est particulièrement remarquable, mais cela a été obtenu au prix de déséquilibres extérieurs assez sérieux ; les échanges courants britanniques sont déficitaires.
Reste la zone euro, excédentaire en balance des paiements, ce qui devrait lui donner des marges de manoeuvre pour redémarrer. La construction européenne a connu des progrès qui étaient imprévisibles, avec un renforcement à la fois de l'Union économique et monétaire et des règles budgétaires, la création de nouveaux indicateurs de divergence et l'Union bancaire. Tant en raison du plan Juncker qui a été mis en oeuvre que de la politique de la Banque centrale européenne, la zone euro devrait être un relais de croissance mondiale, mais elle ne l'est pas, pour des raisons qui tiennent, là aussi, au fait que des réformes de structure doivent être réalisées dans certains pays et globalement.
Je passe à mon deuxième thème : la stabilité bancaire. Pour l'Europe, cette stabilité est assurée, mais il faudrait s'en tenir aux décisions qui ont été prises et les appliquer avec discernement si l'on ne veut pas affecter le financement de la reprise attendue. Le G20 avait chargé le comité de Bâle de définir les conditions de la stabilité financière au niveau microéconomique des entreprises bancaires. Créé dans le courant des années quatre-vingt pour stabiliser le système bancaire international à la suite de la crise de dette souveraine des pays en développement qui avait affecté un assez grand nombre de banques, notamment les grandes banques américaines, ce comité faisait reposer ses prescriptions sur les ratios de solvabilité – soit le rapport entre les fonds propres de la banque et le volume de ses actifs moyens pondérés, c'est-à-dire l'addition de l'ensemble des engagements qu'elle a, chacun étant affecté d'un coefficient. Ces ratios ont été définis à l'origine d'une façon extrêmement simple, en 1985 : ils rapportaient les fonds propres aux actifs, indifférenciés, quels que soient les risques. Ce système, qui était primaire et n'était pas de nature à permettre un bon contrôle de la solidité des banques, a été abandonné au profit des actifs moyens pondérés, mais signalons que ce système est celui qu'on appelle aujourd'hui le « ratio de levier » et qui va être imposé à l'ensemble des banques pour des raisons tenant au développement du processus de régulation.
Ces ratios de solvabilité étaient de 4 % au sens strict du terme, ils doivent être portés à 7,5 %. La définition tant du numérateur que du dénominateur de la fraction a été modifiée : la définition des fonds propres est devenue plus restrictive et les coefficients affectés à un grand nombre d'éléments du dénominateur ont augmenté, ce qui a significativement durci les ratios de solvabilité. À vrai dire, ils ont été plus que doublés dans leurs effets.
À ces ratios ont été ajoutés à juste titre des ratios de liquidité. Le liquidity coverage ratio (LCR) a pour finalité d'assurer une bonne liquidité à court terme dans les établissements bancaires, tandis que le net stable funding ratio (NSFR) a pour vocation d'empêcher ou de limiter la capacité des banques à faire de la transformation, c'est-à-dire à utiliser de l'épargne à vue et à court terme – celle qui a la préférence des particuliers – pour financer des crédits à long terme qui sont nécessaires tant pour l'investissement que pour les États qui s'endettent.
Aux préconisations du comité de Bâle sont venues s'ajouter celles d'un Conseil de stabilité financière, qui rassemble les représentants des États et des banques centrales et doit, lui, assurer les conditions macroéconomiques de la stabilité financière. Ce conseil s'est surtout préoccupé jusqu'à présent, dans ses directives, des banques. Il a défini un certain nombre d'établissements comme systemically important financial institutions (SIFI), c'est-à-dire des institutions financières considérées comme systémiques du fait de leur taille. Il en a choisi 30 % et a prévu pour ces établissements de pouvoir relever le ratio réglementaire de solvabilité, des 7,5 % que j'indiquais tout à l'heure, jusqu'à un maximum de 12 %.
S'ajoute à cela l'obligation édictée par ce même conseil d'avoir les capacités d'absorber des pertes en cas de malheur. Cela s'appelle le TLAC (total loss absorbing capacity), qui conduit à porter les fonds propres, entendus cette fois au sens large du terme, à 16 % à partir de 2019 % et 18 % en 2022. Enfin, un ratio de levier fonds propres sur total de bilan a été ajouté : 6 % pour 2019 et 6,75 % pour 2022. Cela signifie que les banques doivent lever de 500 milliards à 1 200 milliards d'euros de capitaux. Ces recommandations ont été strictement retenues par les autorités européennes. Les Américains, de leur côté, avaient défini et mis en place assez vite un système spécifique par la loi Dodd-Frank, mais ils appliqueront certainement les recommandations du Conseil de stabilité financière.
La question d'éventuelles distorsions entre les uns et les autres ne se pose donc pas, mais il reste des problèmes d'une autre nature. En Europe continentale, le financement de l'économie repose aux trois quarts sur l'intermédiation bancaire, et il est assuré par les marchés pour le quart restant. Aux États-Unis, ces proportions sont inversées. Il va donc de soi que les normes qui ont été définies et qui s'appliquent naturellement au bilan des banques vont avoir un impact significatif sur les établissements européens. On va limiter leur capacité de transformation, qui était un de leurs métiers essentiels, et de ce fait limiter les possibilités de financement qui résultent de cette transformation, en même temps que l'on exigera d'eux un volume de fonds propres qui sera en gros le double de celui nécessaire auparavant pour réaliser les mêmes activités.
J'ajoute à cela la question des établissements systémiques, qui pose un problème spécifique à la France. Il y a une trentaine d'établissements systémiques au niveau mondial, mais quatre sont français. Il y a donc plus d'établissements systémiques français que d'anglais, d'allemands ou d'espagnols – et pas beaucoup moins que d'américains. Le financement de l'économie sera donc plus affecté par ces nouvelles règles en France que dans les pays voisins. C'est une situation d'autant plus singulière qu'il n'est pas tout à fait évident que ces grands établissements soient plus dangereux que d'autres. Ce n'est pas ce qu'a démontré la crise. Elle a même démontré le contraire. Les quatre grands établissements français ont résisté et n'ont pas eu besoin des subsides publics pour survivre, au contraire de la plupart des grands établissements des pays voisins et de plusieurs établissements américains. En outre, les Américains conservent naturellement la possibilité de maintenir des établissements comparables à ces établissements français. Ils vont donc concurrencer les établissements français sur le territoire européen. Les résultats sont déjà visibles : selon une récente étude du centre de réflexion Bruegel, la part des Américains sur le marché européen du financement des entreprises est passée de 37 % à 44,5 % entre 2005 à 2015, cependant que la part des Européens passait de 54,5 % à 46,5 %.
Je termine par un troisième sujet, à savoir le soutien de la croissance par la création de liquidités au niveau mondial. Celle-ci a des avantages considérables, mais elle pose aussi un certain nombre de problèmes, qui peuvent être autant de facteurs de crise.
La croissance des liquidités au niveau mondial est spectaculaire. D'après une étude de Natexis, la base monétaire mondiale, c'est-à-dire l'addition des bases monétaires par pays dans l'ensemble du monde, représentait 8 % du PIB mondial en 1990, soit 2 000 milliards de dollars. En 2007, elle s'élevait à 7 000 milliards de dollars, soit 15 % du PIB mondial. En 2015, elle s'élève à 20 000 milliards de dollars, soit 28 % du PIB mondial.
Certains spécialistes ont considéré ce doublement de la base monétaire mondiale en dix-sept ans comme l'une des causes de la crise financière de 2008. L'ensemble a pourtant été de nouveau multiplié par deux en huit ans, depuis la crise. Incontestablement, il est alimenté par les réserves et excédents constitués au fil des années par les grandes banques centrales des pays asiatiques et des pays producteurs de pétrole, mais aussi par le gonflement des réserves des banques centrales des pays industrialisés, destinées à assurer la mise en oeuvre de la politique de facilité monétaire.
Ces politiques de facilité monétaire étaient indispensables pour éviter une crise systémique en 2008 comme pour faire face à la crise des dettes souveraines de la zone euro de 2010 à 2011. Les politiques de quantitative easing qui ont été développées depuis cette date ont été essentielles pour éviter la déflation, soutenir la croissance et limiter la charge d'intérêts des dettes publiques qui se sont fortement accrues pendant cette période. Pour la France, lorsque je présidais la commission sur la dette publique en 2005, j'avais écrit que la charge de la dette oscillait entre 40 et 42 milliards d'euros. Elle reste aujourd'hui du même ordre de grandeur. Il ne fait donc pas de doute que ces politiques ont été utiles.
Mais elles ne peuvent être éternelles, car elles posent un certain nombre de problèmes. Elles provoquent des mouvements internationaux de capitaux qui sont déstabilisateurs pour les économies émergentes et pour le taux de change de leur monnaie ; ces pays se sont plaints, au demeurant, au cours des dernières années, lorsque la Réserve fédérale américaine a commencé de faire évoluer sa politique monétaire. Les taux zéro sont décourageants pour l'épargne, en particulier pour celle des classes moyennes, qui ne savent pas où placer leur argent en toute sécurité. La protestation récente des épargnants allemands est significative à cet égard ; celle des porteurs du livret A en France ne l'est pas moins.
Cette politique est dommageable pour le fonctionnement du système bancaire, dans la mesure où elle pose un problème de financement. Mais elle est surtout génératrice de bulles. Ces bulles, telles que nous en avons connu une sur les actions chinoises et comme il en existe encore sans doute sur l'immobilier britannique, doivent nous remettre en mémoire que l'éclatement de la bulle immobilière américaine, provoqué par la crise des subprimes, a causé en 2008 une crise financière mondiale. Il faut donc y faire attention.
La bulle actuelle, c'est la bulle obligataire. Elle est très exactement la contrepartie des avantages tirés d'un niveau de taux d'intérêt ramené très bas par la politique des banques centrales occidentales. Cette bulle se manifeste non seulement par ce niveau très bas des taux d'intérêt, mais aussi par le fait que le coût du risque n'est évalué que d'une façon très limitée. Les spreads de crédit ne sont pas très révélateurs des niveaux de risque. Il y a trop de liquidités qui s'investissent sur le marché obligataire, ce qui est typique d'une situation de bulles.
L'éclatement d'une telle bulle pose des problèmes très sérieux aux investisseurs. S'il y a une rupture brutale du niveau des taux d'intérêt à long terme, il en résulte un appauvrissement de tous les investisseurs qui ont à leur bilan, ou dans leur patrimoine, un niveau important d'obligations. Ce n'est pas si grave dans les patrimoines, car ils peuvent conserver l'obligation jusqu'à son terme, même si elle perd, naturellement, sa liquidité. En revanche, chez les assureurs, dans les fonds de pension, dans les sociétés d'investissement, dans les SICAV des fonds communs de placement, tout cela se traduit par une perte en capital qui a des effets économiques dramatiques. Il faut donc absolument éviter l'éclatement d'une bulle obligataire.
C'est particulièrement important pour la zone euro, dans la mesure où sa solidité dépend fondamentalement de la conviction qu'ont aujourd'hui tous les investisseurs qu'elle va rester identique dans son contenu et que la Banque centrale européenne appliquera les politiques nécessaires pour assurer la sécurité des dettes souveraines à l'intérieur de la zone. Tel est le pacte actuel sur lequel est fondée la solidité de notre système.
Dans l'hypothèse où une bulle obligataire éclaterait quelque part dans le monde, il va de soi que les gens s'interrogeraient de nouveau. Il est donc important d'éviter que se posent des problèmes. Il est très souhaitable, pour la zone euro, qu'un Brexit soit évité. Il l'est tout autant que n'émergent pas d'autres problèmes de dette souveraine au sein de la zone euro dans les années à venir.
Des problèmes structurels se posent aujourd'hui dans tous les pays du monde. La solution réside dans la maîtrise des finances publiques, accompagnée de réformes structurelles qui permettraient de réanimer la croissance potentielle. Pendant que les États avanceront dans la modernisation de leur système, les banques centrales auront le temps de réduire à néant les risques de bulle obligataire.