Je partage assez largement les avis de M. Pisani-Ferry.
S'agissant de la perte de croissance occasionnée par la crise, et la manière de la compenser, je souhaite insister sur deux points. L'idée, issue d'un calcul compliqué que je ne connais pas, selon laquelle la perte de croissance économique doit être compensée par des pertes pour certains acteurs conduit à s'interroger sur l'identité de ces acteurs, et la façon dont ces pertes leur seraient imputées. Qui devrait subir ces pertes ? Les épargnants européens ne sont pas responsables de la crise financière mondiale. Comment répercuter ces pertes ? L'idée de mettre en cause des contrats d'emprunts réalisés par des entreprises et des États est meurtrière en termes de perspectives de développement. Nous sommes aujourd'hui confrontés à une situation dans laquelle les différents pays et les différentes régions du monde font jouer leurs avantages comparatifs : la production mondiale se répartit en fonction des avantages comparatifs de chacun. Les pays industrialisés ont un avantage comparatif considérable : l'État de droit. Pour tous les économistes, l'État de droit signifie le respect du contrat et de la propriété. La raison pour laquelle de nombreux investisseurs continuent à investir dans les pays industrialisés alors que les perspectives de rentabilité dans les pays émergents sont sans commune mesure, est précisément l'absence d'État de droit dans ces pays émergents. Si un pays développé abandonne l'État de droit, alors il perd son avantage comparatif essentiel. Dès lors, la question est de savoir si son coût du travail est compétitif par rapport à celui des pays émergents – la réponse est connue – et si le capital y est plus productif que dans les pays émergents – la réponse est également connue.
L'État de droit est la principale force des pays européens dans ce domaine, même par rapport aux États-Unis ou à d'autres États développés, parce que la création de l'Union européenne, qui a conduit à cumuler les préoccupations des uns et des autres, nous a fait développer un État de droit particulièrement vétilleux.
Je considère donc que l'abandon de la règle selon laquelle un débiteur paie ses dettes – a fortiori s'il s'agit d'un État – serait tragique pour le pays qui prendrait cette décision. Ce serait une tragédie comparable à celle qu'ont connue les Argentins lorsqu'ils ont cru un instant qu'ils allaient pouvoir se débarrasser de leur dette : il en est résulté des années de récession, pour aboutir, quinze ans après, à un accord pour payer la dette et retrouver l'agrément des marchés. J'appelle votre attention sur ce point essentiel.
S'agissant des questions de croissance potentielle et de chômage structurel, je crois que le chômage structurel n'est pas une question de goût ou d'appréciation, mais une question de fait : le chômage structurel peut être évalué, les économistes le font. En France, lorsque j'ai rédigé mon rapport sur la dette, le chômage structurel était estimé à 8 %. Il est aujourd'hui estimé à 10 %. Nous nous situons dans la moyenne européenne, entre les Allemands qui ont un taux de 5 % ou 6 % et les Espagnols qui connaissent un taux de 20 %. Pour les Espagnols, ce taux est un classique, ils l'ont connu pendant longtemps et n'en sont sortis que tardivement. Que les Allemands soient à 5 % est une donnée nouvelle. Il y a une dizaine d'années, leur taux de chômage n'était pas fondamentalement différent du nôtre.
Notre problème de chômage structurel est donc fondamental et doit être traité. Nous savons le faire, différents pays du monde l'ont déjà fait. Cela suppose des réformes du marché du travail dont la liste a été établie de longue date, et qui doivent maintenant être réalisées.
Cela suppose également une évolution de notre appareil de formation, non seulement de la formation professionnelle, mais également de la formation initiale. La principale cause de notre taux de chômage structurel est le niveau des jeunes Français de quinze ans à la sortie du système scolaire. Nous constatons un décalage important dans les statistiques réalisées par l'OCDE au titre du programme PISA : chaque année, 150 000 à 160 000 jeunes Français terminent leur scolarité avec un niveau de qualification estimé insuffisant pour mener une vie normale en termes de production. Il faut corriger cette situation, c'est la priorité des priorités. C'est une action de long terme, mais plus tôt nous nous y engagerons, et mieux nous nous porterons. Cela suppose en effet une évolution très importante de notre système éducatif.
La formation professionnelle est également importante : il est probablement nécessaire qu'elle vienne compléter la formation initiale, compte tenu du nombre important de jeunes Français qui achèvent leur scolarité dans une situation délicate.
Il s'agit de la première des solutions pour réduire le chômage structurel, car la réforme du marché du travail et l'amélioration de notre système éducatif sont de nature à changer assez vite le niveau de notre chômage structurel. L'expérience allemande le prouve : les Allemands ont réduit leur taux de chômage de 9 % à 6 %. Les Britanniques, qui étaient à 8,5 % au lendemain de la crise, sont repassés à 5 %. Nous avons donc des exemples, venant qui plus est de pays dont l'histoire est aussi proche de la nôtre que possible.
Remettre les Français au travail ne sera pas suffisant, même si cela doit augmenter de façon presque arithmétique notre croissance potentielle : dès que le chômage structurel baisse, la croissance potentielle augmente. Il faut aussi procéder aux réformes classiques qui ont été engagées tout autour de nous.
Le sujet des finances publiques est à cet égard central : la dépense publique est trop élevée, et elle fait peser sur notre économie une charge qui entraîne une insuffisance de la croissance potentielle. Tout ce qui peut être orienté vers le secteur productif plutôt que dans des dépenses publiques va dans cette voie.
Il ne faut pas simplement se pencher sur le niveau des dépenses publiques, mais aussi sur l'utilisation qui en est faite. Il y a dix ans, la commission sur la dette avait établi que la dépense publique n'était pas principalement orientée vers des objectifs de croissance et de cohésion sociale. C'est encore vrai. Elle est orientée conformément à des choix historiques qui ont produit une sédimentation de dépenses publiques, ce qui explique leur niveau actuel.
La réduction de la dépense publique pour atteindre un niveau de prélèvements obligatoires qui ne soit pas excessif par rapport à nos concurrents et la réforme du marché du travail et du système d'éducation sont les conditions d'amélioration de notre croissance potentielle et de réduction de notre chômage structurel.
En ce qui concerne le système bancaire et la BCE, les régulateurs ont été mandatés par les gouvernements autour du mot d'ordre « Plus jamais ça ». Dire cela à ceux qui ont précédemment défini la régulation et assuré la surveillance de l'industrie bancaire signifie pour eux qu'il faut tout changer dans tous les domaines. Les régulateurs ont donc pris de très grandes précautions. Ils ont donc fait comme si tout le monde avait été Northern Rock, ce qui n'était heureusement pas le cas.
La régulation étant ce qu'elle est, reste à savoir comment éviter de l'aggraver, et comment l'appliquer. Il est assez simple de ne pas l'aggraver. Certaines idées circulent encore sur la restructuration des activités bancaires par voie réglementaire. La France, comme l'Allemagne, a pris des décisions adaptées dans ce domaine. Mais il ne faut pas se laisser entraîner à des décisions dont la principale conséquence serait d'affaiblir les banques européennes par rapport à leurs concurrentes américaines. J'insiste sur ce point : à mon âge, je connais la différence dans les réactions des banquiers en fonction de la nationalité des entreprises avec lesquelles il traite. Dans tous les cas, c'est un banquier, mais dans certains cas il sait qu'il doit être à la fois français, belge, italien et luxembourgeois, pour prendre l'exemple de BNP Paribas, car ce sont les pays dans lesquels nous sommes très actifs. Nous ne travaillons pas dans ces pays comme les banques américaines.
Il est donc très important de maintenir des établissements bancaires européens susceptibles de faire concurrence aux banques américaines pour le développement de l'économie, et c'est particulièrement vrai lors des opérations de fusion-acquisition, qui entraînent parfois des changements de nationalité.
Quant à la possibilité pour la BCE de retrouver ses capacités de transmission bancaire, elle dépend de la rapidité du redressement de la situation d'endettement dans un certain nombre de pays où des difficultés existent. Pour le reste, l'intervention de la BCE correspond aujourd'hui à son quantitative easing. Ce ne sont pas les banques qui peuvent modifier ces interventions. En revanche, les systèmes bancaires sont techniquement capables d'éviter de recourir à la BCE. C'est le cas du système bancaire français, qui n'a pas de problème particulier à cet égard.
S'agissant de la Chine, il s'agit d'une inconnue plutôt que d'un problème : on ne sait pas exactement comment le monde chinois va évoluer. C'est fâcheux puisqu'il s'agit de la deuxième économie mondiale, mais la Chine a encore devant elle des possibilités de croissance considérable compte tenu du décalage qui existe toujours entre la production par habitant de la Chine et celle de l'Europe ou des États-Unis. Je pense donc que le moteur de la croissance chinoise devrait se rallumer. La question est de savoir comment faire cohabiter son système politique avec une économie de marché. Elle a réussi à le faire jusqu'à présent, il est probable que, s'agissant du peuple ayant l'histoire la plus ancienne du monde, il trouvera les méthodes : reste à savoir dans quels délais. L'expérience a montré qu'il lui fallait quelquefois du temps pour évoluer.