Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président et rapporteur de la commission des lois, chers collègues, ce n’est pas totalement la réforme que nous avions espérée lorsque, en 2013, nous avions travaillé sur ce texte important, et que Dominique Raimbourg, déjà à cette époque, avait construit avec une grande partie des membres de cette Assemblée, un dispositif législatif dans lequel, tant le Conseil supérieur de la magistrature lui-même que sa fonctionnalité se trouvaient en bien meilleure adéquation avec notre conception des principes fondamentaux de la justice.
Non, ce n’est pas là le texte que nous attendions, mais dans ce domaine, chaque pas accompli, chaque obstacle surmonté est pour nous une avancée dans l’exigence à laquelle nous sommes aujourd’hui tenus vis-à-vis de nos concitoyens : celle d’assurer une justice totalement indépendante du pouvoir exécutif et du pouvoir politique. Je suis très clair. Le garde des sceaux a eu raison de dire que ce débat mettait au jour deux conceptions de la justice – toutes deux légitimes et je n’en remets aucune en cause. Mais nous avons bien là deux conceptions de la justice.
Au nom du groupe socialiste, républicain et citoyen, je centrerai ma réflexion sur l’objet de la réforme que nous proposons – la nomination des procureurs sur l’avis conforme du CSM – et sur la place du parquet dans notre justice. Je suis de ceux qui considèrent que notre parquet est exemplaire, remarquable, et qu’il nous faut le défendre. Par la force de sa tradition, notre système judiciaire a contribué à la construction de l’État de droit. Il ne doit pas se trouver altéré par les exigences très légitimes formulées notamment par la Cour européenne des droits de l’homme. Or ces exigences pourraient, demain, nous mettre en grave difficulté.
Chacun se souvient du premier texte examiné au cours de la présente législature, la loi relative au harcèlement sexuel. L’exigence était d’apporter au plus vite une réponse législative aux actes que subissaient nos concitoyens. Rappelons-nous aussi les circonstances dans lesquelles il nous a fallu réformer les modalités de la garde à vue, alors que nous tentions depuis des années – Élisabeth Guigou et Marylise Lebranchu le savent bien – de construire un dispositif plus conforme au droit.
En outre, les responsabilités du parquet ont évolué, et, mes chers collègues de la droite, vous n’y avez pas été pour rien. C’est vous qui avez amené le parquet, sans prendre la précaution de marquer son indépendance, à exercer des compétences où le juridictionnel n’est plus absent. La reconnaissance préalable de culpabilité : excusez du peu ! Les ordonnances pénales : excusez du peu ! La transaction et la conciliation : excusez du peu ! Vous qui êtes des praticiens du droit, vous savez fort bien que nous n’avons fait qu’exposer davantage le modèle de parquet à la française aux observations de ceux qui attachent aux systèmes judiciaires des États démocratiques un certain nombre d’impératifs. Avec l’élargissement des compétences du parquet, nous nous sommes de plus en plus confrontés à cette contradiction. Moi qui, en définitive, accepte des évolutions que nous n’avions pas imaginées au départ – je me souviens du beau débat sur la reconnaissance de culpabilité, désormais intégrée dans notre dispositif –, je considère qu’il est de notre responsabilité non seulement d’avancer de cette manière, mais aussi de protéger notre institution.
Or nous rencontrons un problème considérable. Tant que la question relevait du niveau conventionnel, c’est-à-dire de la Cour européenne des droits de l’homme, l’indépendance du parquet ne souffrait pas forcément de grandes critiques. Mais la Cour de cassation a elle aussi commencé à visiter cette question, et elle le fait au nom des principes qu’elle s’est appropriés, les principes fondamentaux du droit. Quant au Conseil constitutionnel, il a montré dans quelques commentaires appropriés qu’il n’était pas non plus exempt de questionnements.
Oui, nous sommes en face d’une vraie difficulté. Il faut protéger le modèle de parquet à la française, dont nous sommes nombreux à considérer qu’il est exemplaire. Mais pour ce faire, il est impératif que nous restions attachés aux critères que nous imposent à la fois nos accords internationaux et notre conception fondamentale du droit en matière d’action publique. Conformément à la Constitution, je me garde bien de confondre, en effet, les magistrats du siège et les magistrats du parquet, qui exercent l’action publique. Pour autant, l’exercice de l’action publique n’enlève pas à ces derniers le statut de magistrats que le décret de 1958 leur a conféré et que personne ne souhaite remettre en cause. Nous devons écarter tout ce qui ne prendrait pas en compte cette réalité. Il appartient au législateur et à lui seul de traiter cette question.
Il me faut rappeler ici le travail accompli. En 2013, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature que nous proposions était parallèle à la loi supprimant les instructions individuelles. Or, en modifiant l’article 30 du code de procédure pénale, celle-ci allait déjà un peu plus loin, puisqu’elle précisait que : « Le ministre de la justice conduit la politique pénale déterminée par le Gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République. » Cet alinéa fait écho à l’article 20 de la Constitution : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. » L’alinéa suivant de l’article 30 ajoute que le ministre de la justice adresse, à cette fin, des instructions générales. Ces instructions sont adressées aux procureurs généraux, lesquels ont compétence pour les adapter aux conditions de leur ressort et les transmettent aux procureurs. Inversement – on l’oublie trop souvent –, les procureurs rendent compte aux procureurs généraux et un rapport est publié chaque année.
Ainsi, l’action publique est exercée indépendamment des contingences politiques. Son engagement à l’égard d’un citoyen se trouve pour ainsi dire isolé de tout ce qui n’appartient pas à la justice. C’est cela que nous essayons de marquer encore davantage, en faisant en sorte que le processus de nomination de la personne qui exerce l’action publique dans ce cadre ne dépende pas de la volonté de l’exécutif.
Je voulais simplement rappeler ce que nous sommes en train de faire. Il ne s’agit pas de rapports politiques, il ne s’agit pas de vouloir ou non réunir le Congrès à Versailles pour modifier la Constitution : il s’agit d’assurer la protection de notre système. Tous les juristes – et vous êtes juristes, mes chers collègues de l’opposition – le disent : si nous ne le faisons pas, nous aurons un pépin. Le jour où l’on remettra en cause des actes du parquet, nous serons dans une vraie difficulté.