Je vous remercie de me recevoir. Je précise que dans mon intervention j'essaie de ne pas porter de jugement de valeur, mais simplement de décrire la position du gouvernement français et de prendre en compte les évolutions que j'observe sur le terrain. Il y a parmi vous de meilleurs connaisseurs de la Russie que moi, mais je me dois cependant d'exprimer les choses clairement.
La vérité m'oblige à dire que, depuis quelques semaines ou quelques mois, il n'y a pas grand-chose à rapporter sur l'Ukraine que vous ne sachiez déjà. Les accords de Minsk restent notre feuille de route, et les négociations continuent. Je rappelle que, à tout le moins du point de vue des gouvernements allemand et français, les accords de Minsk sont non pas un « menu à options », mais un « menu à prix fixe », qui a été validé par toutes les parties au conflit, notamment par la Russie. En d'autres termes, la France et l'Allemagne ne cherchent pas à imposer à la Russie d'autres engagements que ceux qu'elle a librement souscrits en signant la déclaration politique et le paquet de mesures des accords de Minsk.
Au cours des six derniers mois, deux réunions importantes se sont tenues. La première a eu lieu le 2 octobre 2015 à Paris au niveau des chefs d'État et de gouvernement. Ce sommet a permis de fixer un échéancier et un ordre dans lequel les mesures doivent être prises ; les choses sont maintenant très claires. La première étape, c'est l'application des points des accords qui auraient dû entrer en vigueur dans la foulée de leur signature, à savoir l'observation stricte du cessez-le-feu, le retrait de l'ensemble des armes lourdes et la libre circulation de la mission de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) sur l'ensemble du territoire, notamment dans le Donbass. La deuxième échéance, c'est l'adoption par Kiev d'une loi constitutionnelle. La troisième phase, c'est la tenue d'élections dans le Donbass après l'adoption d'une loi électorale et d'une loi d'amnistie négociées entre les séparatistes, Kiev et la Russie, sous l'égide de l'OSCE. Enfin, le dernier point, c'est le rétablissement du contrôle de l'Ukraine sur sa frontière extérieure avec la Russie.
Cet ordre a été accepté par les présidents Porochenko et Poutine lors de la réunion du 2 octobre. Aujourd'hui, il est exact qu'il y a un problème majeur à Kiev : on ne sait pas très bien qui gouverne et qui prend les décisions ; d'après ce que l'on dit, un nouveau premier ministre sera nommé dans les jours qui viennent. N'étant pas ambassadeur en Ukraine, il ne m'appartient pas de développer ce point. En tout cas, le rôle de la France et de l'Allemagne, c'est de faire pression sur les deux parties, la Russie et l'Ukraine, pour que les séparatistes et Kiev appliquent les engagements dans l'ordre que je viens de rappeler.
Sur le terrain, il n'y a plus de combats à proprement parler, mais il se produit presque chaque jour des violations du cessez-le-feu, la plupart heureusement sans gravité et commises avec des armes légères. Les rapports de l'OSCE montrent clairement que, lors des échanges de tirs, les premiers coups de feu proviennent le plus souvent de la zone séparatiste. Ce ne serait pas très grave si cela ne provoquait pas, chaque fois, des répliques, et si la situation ne risquait pas de s'embraser. Surtout, c'est donner à Kiev un prétexte pour procrastiner.
C'est ce que nous faisons valoir aux autorités russes, et je passe beaucoup de temps à essayer d'en convaincre mes interlocuteurs – M. Grigori Karassine, vice-ministre des affaires étrangères chargé des relations avec les pays de la Communauté des États indépendants (CEI) ; M. Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères ; M. Vladislav Sourkov, conseiller du président Poutine : il est dans l'intérêt de la Russie de faire respecter le cessez-le-feu, ces escarmouches n'apportant rien, sinon un gel du processus.
Nous mettons en avant deux arguments. Premièrement, il est difficile de croire que Moscou ne peut pas imposer à MM. Alexandre Zakhartchenko et Igor Plotnitski, présidents autoproclamés respectivement à Donestk et à Lougansk, ce qu'ils ont été capables, d'imposer en Syrie au président Bachar al-Assad. Deuxièmement, puisque la Russie souhaite se désengager du Donbass, elle doit faire ce qu'il faut pour cela. Je ne parle pas de la Crimée, qui restera une épine dans le pied des relations entre la Russie et l'Ukraine et entre la Russie et l'Europe. Pour ma part, je suis absolument convaincu que Moscou souhaite un tel désengagement, en raison du coût financier – même s'il n'est pas très élevé – de l'entretien de centaines de chars, de batteries antiaériennes et de toute une série d'autres équipements très sophistiqués, en raison des risques – certes mesurés – auxquels s'exposent les forces russes – M. Poutine lui-même a reconnu l'année dernière qu'elles étaient présentes dans le Donbass – et, surtout, en raison du coût des sanctions économiques qui, en période de crise économique, renforcent considérablement le coût réel de l'opération.
Il n'appartient pas à la France ni à l'Allemagne d'entrer dans une discussion sur les responsabilités des uns ou des autres : en tant que médiateurs et pères du format « Normandie » et des accords de Minsk, leur rôle est d'obtenir des deux parties qu'elles remplissent leurs engagements respectifs. L'une des premières visites à l'étranger du ministre des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault a été un déplacement à Kiev avec son homologue allemand M. Steinmeier afin d'exercer une pression maximale sur l'Ukraine. Ils ont d'ailleurs fait observer que si la situation n'était pas réglée, les conditions économiques en Ukraine ne pouvaient que continuer à se dégrader, notamment du point de vue des créanciers internationaux.
Une deuxième réunion importante s'est tenue à Paris le 3 mars dernier, au cours de laquelle les ministres se sont mis d'accord sur l'interprétation d'un certain nombre de points relatifs à l'application des accords de Minsk.
Les groupes de travail se réunissent. Celui qui est chargé des questions politiques est, comme vous le savez, présidé au nom de l'OSCE par l'ambassadeur Pierre Morel, l'un de mes prédécesseurs, qui connaît parfaitement le terrain. Il s'y déroule une véritable négociation, sur la base d'un document comprenant neuf points. On y discute de questions très concrètes : qui aura le droit de concourir aux élections dans le Donbass, quel sera le rôle laissé aux médias, comment sera formée la commission électorale, etc. On n'est pas loin d'un accord. Je puis vous assurer, de bonne foi, que l'on a connu des négociations plus difficiles au Conseil de sécurité : si mon collègue russe et moi-même étions mandatés pour le faire, nous pourrions probablement régler le problème en exactement dix minutes ! Mais le problème n'a pas grand-chose à voir avec les aspects juridiques. Les séparatistes savent parfaitement qu'ils ne pourront pas obtenir des élections où seuls pourront concourir des candidats du Donbass, avec comme seuls électeurs les personnes actuellement présentes dans le Donbass, et une commission électorale uniquement formée de représentants du Donbass, etc. Ce ne serait pas sérieux, même les Russes le reconnaissent.
En réalité, le problème est politique : il y a un tel manque de confiance entre les deux parties qu'il est extrêmement difficile d'obtenir de l'une qu'elle fasse le pas nécessaire pour que l'autre fasse le pas suivant. C'est une situation connue, classique, dont le déblocage peut prendre encore un certain temps. Nous espérons – en tout cas, j'espère, en tant qu'ambassadeur en Russie – que la Russie finira par comprendre qu'il est dans son intérêt que des élections incontestables se tiennent dans le Donbass, de sorte que les autorités de Kiev aient enfin des interlocuteurs qu'elles ne puissent plus récuser, et que la fin de la négociation constitutionnelle puisse se dérouler. Pour y parvenir, encore une fois, il faut que la Russie impose un cessez-le-feu, le retrait des armes lourdes et, surtout, la libre circulation de la mission de l'OSCE – les Russes n'acceptent toujours pas cette libre circulation et c'est, ne nous le cachons pas, un point dur pour eux.
Le groupe de travail chargé des questions économiques se réunit sous l'égide d'un ambassadeur allemand. Les choses progressent doucement sur plusieurs points : mise en place de banques mobiles, transferts financiers pour payer les pensions, rétablissement de l'alimentation en eau.
Je profite de cette audition pour appeler votre attention sur la situation humanitaire désastreuse qui sévit dans le Donbass. J'ai été alerté à plusieurs reprises par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), par Médecins sans frontières (MSF), dernière organisation non gouvernementale (ONG) présente sur le terrain avant son expulsion il y a quelques mois, et, plus récemment, par l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour le sida en Europe de l'Est et en Asie centrale. Ce dernier nous a décrit une situation sanitaire absolument dramatique, avec des épidémies de sida et de tuberculose, notamment dans les prisons, où il n'y a plus aucun personnel médical. Selon ses propres termes, il risque d'y avoir des morts par milliers.
Il faut absolument monter une opération humanitaire dans le Donbass. L'Organisation des Nations unies (ONU) s'efforce, avec le CICR et le Fonds des Nations unies pour l'enfance (UNICEF), d'y faire parvenir des convois de médicaments. Mais il faut faire en sorte qu'ils ne soient pas pillés car, lorsque MSF a quitté la région, ses stocks de médicaments ont été vendus en totalité sur le marché par des autorités locales. Cette situation de non-droit rend les choses très difficiles. Quelque chose pourrait peut-être être tenté dans le format « Normandie ». Il faut en tout cas envoyer des médicaments en quantité massive, ainsi que du personnel médical, notamment pour travailler dans les prisons.
Je tiens à mentionner aussi deux points dont on parle peu, mais qui sont très importants et constituent des irritants sérieux. D'une part, il faut une amnistie générale en même temps que les élections, ainsi que le prévoient les accords de Minsk, sans quoi ces élections n'auront pas de sens. D'autre part, il faut que les parties procèdent aux échanges de prisonniers prévus. Mais cela s'avère difficile : elles ont échangé quelques dizaines de prisonniers, mais peinent à mettre en place l'échange « tous contre tous ». La grande incertitude sur le nombre exact de prisonniers de part et d'autre rend les choses très difficiles : il y a probablement moins de prisonniers qu'on ne le croit, car il y a eu plus de morts qu'on ne le pense – aucune des deux parties ne tient à ce que l'on connaisse le nombre exact de victimes, et certaines d'entre elles ont sans doute été enterrées dans des conditions mystérieuses. De plus, si MM. Zakhartchenko et Plotnitski peuvent décider de vider leurs prisons demain matin, les choses sont un peu plus compliquées du côté de Kiev car, quoi que l'on pense de la démocratie en Ukraine, le gouvernement ukrainien ne peut pas intervenir à sa guise dans les procédures judiciaires en cours. Cela crée des décalages qui nuisent, là encore, à la confiance entre les parties.
J'en viens aux sanctions. Comme vous le savez, elles ont été reconduites jusqu'à l'été et seront, en principe, examinées lors du Conseil européen du mois de juin. Il a été décidé qu'elles étaient liées à la mise en oeuvre des accords de Minsk. Depuis le mois de mars de l'année dernière, plus personne ne souhaite entrer dans une discussion sur un échelonnement de leur levée. Les sanctions les plus efficaces sont les plus difficiles à lever, un certain nombre d'États membres plaidant pour leur maintien précisément parce qu'elles sont efficaces. Il s'agit des sanctions financières et de celles qui portent sur les technologies à double usage. Elles sont liées uniquement à la situation dans le Donbass – pas à l'annexion de la Crimée. Quant aux sanctions les plus faciles à lever, ce sont notamment les sanctions individuelles, qui ne sont guère efficaces.
La France s'est exprimée très clairement : elle a dit qu'elle serait le premier pays à demander la levée des sanctions dès que cela serait possible, et qu'elle espérait que cela se ferait le plus vite possible. Le Président de la République, le ministre des Affaires étrangères et le ministre de l'Economie l'ont déclaré publiquement. Le Premier ministre l'a en outre indiqué à son homologue M. Medvedev en marge de la conférence de Munich sur la sécurité. En tant qu'ambassadeur à Moscou, je ne peux guère en dire davantage, si ce n'est, encore une fois, que les Russes souhaitent solder l'affaire du Donbass. J'en suis persuadé, et nous avons des signes très concrets en ce sens, même s'il leur reste des efforts et des concessions à faire. La grande majorité des États-membres souhaitent remettre en perspective les relations entre l'Union européenne et la Russie. Tout le monde espère que l'on pourra sortir de la crise actuelle en définissant des relations plus stables avec Moscou, même si nous savons tous qu'elles seront différentes. Mme Federica Mogherini, Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, avait inscrit à l'ordre du jour du dernier Conseil des affaires étrangères une discussion générale sans conclusions sur les relations entre l'Union européenne et la Russie. À cette occasion, le Conseil s'est mis d'accord de manière informelle sur cinq principes qui doivent guider la politique de l'Union à l'égard de la Russie. Inutile de vous dire que l'avis de Moscou sur ces principes est relativement mitigé, ainsi que l'ambassadeur Orlov a dû vous l'expliquer.
Trois de ces principes ont un impact concret sur l'activité quotidienne de l'ambassade à Moscou.
Le premier est, bien évidemment, la mise en oeuvre des accords de Minsk : nous essayons de convaincre nos interlocuteurs russes d'agir en ce sens, de même que les différentes missions parlementaires qui viennent en Russie.
Le deuxième principe est la nécessité, malgré les difficultés concernant l'Ukraine, de s'engager avec les autorités russes sur les autres dossiers de politique étrangère, ainsi que dans d'autres domaines. En réalité, nous n'avons jamais cessé de le faire.
Tel a été le cas sur le dossier nucléaire iranien : nous sommes restés en étroit contact avec les Russes, et la discussion s'est fort bien passée avec eux. En novembre dernier, lorsque la France a estimé que ses exigences n'étaient pas satisfaites, elle en a parlé en toute transparence avec la Russie.
Nous avons également très bien travaillé avec les Russes, et très en amont, sur le dossier du changement climatique, même si nous considérons que la Russie ne se mobilise pas suffisamment, en dépit de l'impact très fort et déjà sensible du changement climatique dans le pays. Le président Poutine est venu à la conférence de Paris sur le climat (COP21) en décembre, et nous rencontrons fréquemment M. Alexandre Bedritski, représentant spécial du président Poutine pour le climat, pour avancer sur la mise en oeuvre des engagements pris dans ce cadre.
Nous travaillons bien sûr avec les Russes en matière de lutte contre le terrorisme. Selon M. Oleg Syromolotov, vice-ministre des affaires étrangères chargé de ce dossier, que j'ai rencontré la semaine dernière, il y a entre 2 500 et 3 000 djihadistes russes en Syrie, auxquels il faut probablement ajouter 1 000 à 2 000 djihadistes russophones des pays d'Asie centrale. Le ministre de la défense, M. Sergueï Choïgou, a annoncé que 2 000 djihadistes russes avaient été tués en Syrie, mais je ne suis pas sûr que ce chiffre doive être soustrait du précédent. Il s'agit donc d'une préoccupation majeure pour les Russes.
De ce point de vue, ils ont une position différente de la nôtre : ainsi que le président Poutine l'a expliqué très clairement, la politique russe consiste à empêcher les djihadistes russes non pas de partir, mais de revenir sur le territoire russe, de peur qu'ils n'y commettent des attentats. Or une partie non négligeable – la moitié, dit-on – des djihadistes d'origine russe sont des Tchétchènes, et un certain nombre de ces djihadistes tchétchènes sont non pas en Russie, mais « réfugiés » ou cachés dans différents pays d'Europe. La Russie a donc besoin de coopérer avec l'ensemble des pays européens.
À cet égard, je peux vous assurer que, à aucun moment, les contacts entre services français et russes, tant militaires que civils, n'ont cessé malgré la crise ukrainienne, pour une raison évidente : nous avons, en la matière, les mêmes objectifs et le même intérêt à éradiquer le terrorisme. Ces échanges sont quotidiens et conséquents, même s'ils restent, bien évidemment, discrets. En revanche, les services de renseignement turcs ne coopèrent que très peu, voire plus du tout, avec la Russie depuis la crise entre les deux pays.
Nous dialoguons aussi beaucoup avec les Russes sur la Syrie – j'y reviendrai.
Le troisième principe qui inspire notre travail à Moscou, c'est le soutien à la société civile et aux contacts interpersonnels. L'ambassade de France est probablement l'ambassade la plus dynamique dans ce domaine : nous recevons de nombreux représentants du monde économique, culturel, universitaire et scientifique, mais aussi des représentants d'ONG et des défenseurs des droits de l'Homme. Nous considérons en effet que la déstructuration actuelle de la société civile, la destruction lente et systématique de son tissu, n'est une bonne chose ni pour la Russie – même s'il ne nous appartient pas de décider pour elle – ni pour ses relations avec l'Union européenne, dans la mesure où nous avons fait le choix de défendre ces valeurs.
L'Union européenne et la Russie n'en restent pas moins des partenaires fondamentaux l'un pour l'autre. Il faut considérer le « pivot vers l'Asie » pour ce qu'il est : de la rhétorique. Je rappelle quelques chiffres significatifs : 75 % des investissements directs étrangers en Russie viennent de l'Union européenne ; le marché européen absorbe 50 % des exportations russes ; l'Europe achète encore 25 % de son énergie à la Russie, même si cette part a baissé. Nous représentons l'apport en technologies dont la Russie a besoin. Nous sommes « condamnés » à vivre ensemble, alors essayons d'en faire une envie de vivre ensemble. Pour faire pièce une fois pour toutes au « pivot vers l'Asie », précisons que, en 2015, les investissements chinois ont augmenté de 30 % dans l'Union européenne, alors qu'ils ont baissé, dans le même temps, de 30 % en Russie. Enfin, l'Union économique eurasiatique, qui se constitue progressivement, certes cahin-caha, est un marché de 180 millions de consommateurs. Raison de plus pour nos entreprises d'aller investir en Russie, en profitant de la baisse du rouble, et d'essayer d'y exporter.
Je reviens sur la crise syrienne. Selon notre interprétation, la Russie y est intervenue pour plusieurs raisons. D'abord, clairement, pour protéger Bachar al-Assad à un moment où Damas était encerclée et où il allait peut-être tomber. Ensuite, pour lutter contre le terrorisme, ainsi que je l'ai évoqué, mais pas nécessairement contre Daech : quoi qu'en dise la télévision russe, nous savons que 80 à 85 % des frappes de l'aviation russe visaient non pas Daech ou Jabhat al-Nosra, mais l'opposition au président Bachar al-Assad, notamment des groupes soutenus, entre autres, par la coalition à laquelle appartient la France. Il s'agissait aussi pour la Russie de défendre ses intérêts propres en Syrie et dans la région, notamment ses intérêts militaires.
Surtout, de manière évidente, la crise en Syrie a été l'occasion pour la Russie de réaliser un objectif qu'elle n'était pas parvenue à atteindre sur le dossier ukrainien. Quoi qu'en ait dit, là encore, une certaine forme de propagande russe – en dénonçant notamment les activités de Mme Victoria Nuland, responsable des affaires européennes et eurasiatiques au Département d'État –, les Américains ne se sont pas engagés avec les Russes pour essayer de régler la crise ukrainienne : ils ont, de fait, soutenu les accords de Minsk – je puis vous l'assurer. En intervenant en Syrie, la Russie a enfin obtenu ce qu'elle souhaitait, c'est-à-dire retrouver son rang dans la gestion d'une crise internationale majeure, être le partenaire des États-Unis dans la résolution de cette crise. Et il est clair que, pour les Russes, ce n'est qu'un début sur lequel ils souhaitent capitaliser.
Je ne crois pas que les Russes soient intervenus en Syrie à cause de l'Ukraine. Néanmoins, si la communauté internationale arrive à progresser dans la résolution de la crise syrienne, sur la base d'un accord entre la Russie et les États-Unis, on peut espérer que cela aura un impact positif sur le dossier ukrainien. En effet, il ne faut jamais oublier l'importance de la narration des événements pour la politique intérieure russe : la valorisation du rôle de l'armée russe en Syrie permettra à Moscou de faire accepter plus facilement un éventuel retrait des militaires russes du Donbass. Telle est, en tout cas, l'analyse que je peux faire depuis l'ambassade à Moscou.
La trêve est entrée en vigueur en Syrie. La France soutient, bien sûr, les négociations à Genève. Elle a un ambassadeur sur place et participe à toutes les discussions. Un mécanisme de contrôle est en train de se mettre en place entre les États-Unis, la Russie et l'ONU, auquel les États du groupe de soutien international à la Syrie (GSIS) sont associés. La négociation politique progresse : la semaine dernière, M. Staffan de Mistura, envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour la Syrie, a réussi à mettre les délégations d'accord sur un certain nombre de principes. Cela laisse augurer que, lors de la prochaine reprise des pourparlers, à la mi-avril, l'opposition et les représentants de Bachar al-Assad commenceront peut-être à discuter sérieusement de la constitution d'une « autorité de transition dotée de l'ensemble des pouvoirs exécutifs », conformément au communiqué de Genève de 2012 – car il s'agit bien de mettre en oeuvre un communiqué qui a déjà été adopté, non pas de le renégocier.
Qu'en est-il du retrait des militaires russes ? Des bombardiers sont partis, des hélicoptères de combats sont venus, les forces spéciales sont restées. La semaine dernière, le général qui commande les forces russes en Syrie a déclaré en substance : « Qu'imaginiez-vous ? Que nous allions retirer nos troupes ? C'est en effet ce qui avait été annoncé, mais ce ne sera pas le cas. » Force est de constater que l'offensive actuelle menée par le président Assad sur Palmyre semble porter ses fruits. Cela permet d'envisager, nous l'espérons, une solution pacifique dans les semaines ou les mois qui viennent. Il restera à convaincre le président Assad d'accepter que son sort soit discuté, à un moment ou à un autre.
Je tiens à souligner encore deux points en ce qui concerne la politique étrangère.
Premièrement, le sommet de l'OTAN qui se tiendra au début du mois de juillet à Varsovie est une échéance très importante du point de vue russe. De même, le Conseil européen du mois de juin évoquera la stratégie révisée de politique étrangère et de sécurité de l'Union européenne – ce sujet passe souvent inaperçu, mais il est, selon moi, important. De toute évidence, la qualification qui sera donnée à la menace, les formes de déploiement – préventif ou permanent – de forces de l'OTAN qui seront envisagées dans un certain nombre de pays, la façon dont sera décrit un éventuel processus continu d'élargissement sont autant d'éléments qui pèseront extrêmement lourd dans l'évaluation que fera Moscou des perspectives d'une détente. Il ne faudra pas sous-estimer l'impact des mots lorsque nous aurons à négocier sur ces questions. S'agissant de l'élargissement, c'est non pas le cas du Monténégro qui pose un problème aux Russes, mais, bien évidemment, celui de l'Ukraine et celui de la Géorgie. En la matière, le gouvernement français a une position réservée, très clairement exposée à plusieurs reprises.
Deuxièmement, il ne faut pas sous-estimer les difficultés actuelles entre la Turquie et la Russie sur fond de conflit en Syrie. Avant de prendre mes fonctions en Russie, j'ai été pendant deux ans ambassadeur de l'Union européenne en Turquie, et je rentre tout juste d'un déplacement dans ce pays au cours duquel j'ai rencontré plusieurs responsables. Il y a, des deux côtés, une montée extrêmement inquiétante du nationalisme. Surtout, je ne suis pas absolument sûr que nos amis russes comprennent l'importance du facteur kurde du point de vue turc. Ceux qui connaissent la Turquie savent qu'on ne peut pas jouer avec la question kurde vis-à-vis des Turcs.