Audition de Son Exc. M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France en Russie.
La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.
Nous avons le plaisir de recevoir M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France à Moscou depuis 2013. Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation, monsieur l'ambassadeur.
Notre commission a reçu la semaine dernière pour un petit-déjeuner M. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie à Paris. Nous avions auparavant auditionné mon homologue M. Alexeï Pouchkov, président de la commission des affaires étrangères de la Douma, que je rencontre par ailleurs fréquemment lorsqu'il vient à Paris. Chantal Guittet, présidente du groupe d'amitié France-Russie, a des relations suivies avec ses interlocuteurs russes, de même que plusieurs d'entre nous, notamment Thierry Mariani, élu des Français de l'étranger dans la circonscription qui comprend la Russie.
Une délégation du Sénat, conduite par son président, M. Gérard Larcher, sera la semaine prochaine à Moscou. Pour ma part, je souhaite rendre à M. Pouchkov la visite qu'il a faite ici, ainsi que je l'ai mentionné au cours de l'entretien qu'a eu le Premier ministre avec son homologue, M. Dimitri Medvedev, en marge de la conférence de Munich sur la sécurité.
Les parlementaires français et russes continuent donc à entretenir des relations régulières, malgré les difficultés sur les dossiers ukrainien et syrien. Il faut, bien évidemment, séparer ces deux dossiers. De même que nous, ici, au Parlement, le Gouvernement attache une très grande importance à nos relations avec la Russie. Le Président de la République s'est rendu à plusieurs reprises à Moscou et entretient des relations suivies avec le président Poutine. D'ailleurs, sur la question ukrainienne, ce sont la France et l'Allemagne qui ont lancé l'initiative qui a abouti à la signature des accords de Minsk.
Pouvez-vous, monsieur l'ambassadeur, évoquer successivement la question ukrainienne, la politique russe et la situation intérieure en Russie ? Quelle évaluation faites-vous de nos relations bilatérales avec ce pays ?
Concernant le dossier ukrainien, il est très clair, de mon point de vue, que Kiev porte une responsabilité croissante dans le blocage de l'application des accords de Minsk, la Rada ne parvenant pas à voter la réforme constitutionnelle en deuxième lecture – elle doit le faire, certes, à la majorité qualifiée. Les problèmes internes de l'Ukraine ne sont pas réglés. On s'oriente, semble-t-il, vers un changement de premier ministre. Dans le même temps, les séparatistes sont responsables d'un certain nombre de violations du cessez-le-feu. Les Russes se défendent en disant qu'ils ne peuvent pas leur dicter leur conduite. Initialement, les accords de Minsk devaient entrer en vigueur avant le 31 décembre 2015. Le délai a été prolongé, mais cela ne pourra pas être le cas indéfiniment. Quelles sont vos analyses en la matière ?
S'agissant du dossier syrien, nous nous posons beaucoup de questions sur les évolutions récentes de la politique russe. Certaines d'entre elles sont positives : on a l'impression que les Russes qui, au départ, bombardaient indistinctement, voire visaient plus volontiers les opposants non islamistes que Daech et Jabhat al-Nosra, ont rééquilibré leurs frappes, sur l'insistance, entre autres, de la France. En outre, la Russie a récemment retiré une partie de ses militaires. Il nous revient – c'est aussi ce que nous a dit M. Orlov – qu'elle chercherait ainsi à faire pression sur le régime pour qu'on entre dans un véritable processus de négociation. Les opposants et le régime s'accusent mutuellement de ne pas s'asseoir sérieusement à la table des négociations. Vous nous donnerez votre sentiment sur tous ces points.
Pour ce qui est des relations de la Russie avec l'Union européenne et avec la France, nous aimerions que vous abordiez en particulier la question des sanctions, qui sont liées, je le rappelle, au seul dossier ukrainien : une partie d'entre elles a été motivée par l'annexion de la Crimée, une autre – l'essentiel des sanctions sectorielles – par le soutien des Russes aux séparatistes dans le Donbass. Vous pourrez d'ailleurs nous rappeler les différentes catégories de sanctions : il y a, d'une part, des sanctions qui frappent des individus et, d'autre part, des sanctions sectorielles, qui ont été prolongées récemment par l'Union européenne. Je souligne qu'elles résultent toutes de décisions non pas bilatérales, mais européennes.
Je vous remercie de me recevoir. Je précise que dans mon intervention j'essaie de ne pas porter de jugement de valeur, mais simplement de décrire la position du gouvernement français et de prendre en compte les évolutions que j'observe sur le terrain. Il y a parmi vous de meilleurs connaisseurs de la Russie que moi, mais je me dois cependant d'exprimer les choses clairement.
La vérité m'oblige à dire que, depuis quelques semaines ou quelques mois, il n'y a pas grand-chose à rapporter sur l'Ukraine que vous ne sachiez déjà. Les accords de Minsk restent notre feuille de route, et les négociations continuent. Je rappelle que, à tout le moins du point de vue des gouvernements allemand et français, les accords de Minsk sont non pas un « menu à options », mais un « menu à prix fixe », qui a été validé par toutes les parties au conflit, notamment par la Russie. En d'autres termes, la France et l'Allemagne ne cherchent pas à imposer à la Russie d'autres engagements que ceux qu'elle a librement souscrits en signant la déclaration politique et le paquet de mesures des accords de Minsk.
Au cours des six derniers mois, deux réunions importantes se sont tenues. La première a eu lieu le 2 octobre 2015 à Paris au niveau des chefs d'État et de gouvernement. Ce sommet a permis de fixer un échéancier et un ordre dans lequel les mesures doivent être prises ; les choses sont maintenant très claires. La première étape, c'est l'application des points des accords qui auraient dû entrer en vigueur dans la foulée de leur signature, à savoir l'observation stricte du cessez-le-feu, le retrait de l'ensemble des armes lourdes et la libre circulation de la mission de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) sur l'ensemble du territoire, notamment dans le Donbass. La deuxième échéance, c'est l'adoption par Kiev d'une loi constitutionnelle. La troisième phase, c'est la tenue d'élections dans le Donbass après l'adoption d'une loi électorale et d'une loi d'amnistie négociées entre les séparatistes, Kiev et la Russie, sous l'égide de l'OSCE. Enfin, le dernier point, c'est le rétablissement du contrôle de l'Ukraine sur sa frontière extérieure avec la Russie.
Cet ordre a été accepté par les présidents Porochenko et Poutine lors de la réunion du 2 octobre. Aujourd'hui, il est exact qu'il y a un problème majeur à Kiev : on ne sait pas très bien qui gouverne et qui prend les décisions ; d'après ce que l'on dit, un nouveau premier ministre sera nommé dans les jours qui viennent. N'étant pas ambassadeur en Ukraine, il ne m'appartient pas de développer ce point. En tout cas, le rôle de la France et de l'Allemagne, c'est de faire pression sur les deux parties, la Russie et l'Ukraine, pour que les séparatistes et Kiev appliquent les engagements dans l'ordre que je viens de rappeler.
Sur le terrain, il n'y a plus de combats à proprement parler, mais il se produit presque chaque jour des violations du cessez-le-feu, la plupart heureusement sans gravité et commises avec des armes légères. Les rapports de l'OSCE montrent clairement que, lors des échanges de tirs, les premiers coups de feu proviennent le plus souvent de la zone séparatiste. Ce ne serait pas très grave si cela ne provoquait pas, chaque fois, des répliques, et si la situation ne risquait pas de s'embraser. Surtout, c'est donner à Kiev un prétexte pour procrastiner.
C'est ce que nous faisons valoir aux autorités russes, et je passe beaucoup de temps à essayer d'en convaincre mes interlocuteurs – M. Grigori Karassine, vice-ministre des affaires étrangères chargé des relations avec les pays de la Communauté des États indépendants (CEI) ; M. Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères ; M. Vladislav Sourkov, conseiller du président Poutine : il est dans l'intérêt de la Russie de faire respecter le cessez-le-feu, ces escarmouches n'apportant rien, sinon un gel du processus.
Nous mettons en avant deux arguments. Premièrement, il est difficile de croire que Moscou ne peut pas imposer à MM. Alexandre Zakhartchenko et Igor Plotnitski, présidents autoproclamés respectivement à Donestk et à Lougansk, ce qu'ils ont été capables, d'imposer en Syrie au président Bachar al-Assad. Deuxièmement, puisque la Russie souhaite se désengager du Donbass, elle doit faire ce qu'il faut pour cela. Je ne parle pas de la Crimée, qui restera une épine dans le pied des relations entre la Russie et l'Ukraine et entre la Russie et l'Europe. Pour ma part, je suis absolument convaincu que Moscou souhaite un tel désengagement, en raison du coût financier – même s'il n'est pas très élevé – de l'entretien de centaines de chars, de batteries antiaériennes et de toute une série d'autres équipements très sophistiqués, en raison des risques – certes mesurés – auxquels s'exposent les forces russes – M. Poutine lui-même a reconnu l'année dernière qu'elles étaient présentes dans le Donbass – et, surtout, en raison du coût des sanctions économiques qui, en période de crise économique, renforcent considérablement le coût réel de l'opération.
Il n'appartient pas à la France ni à l'Allemagne d'entrer dans une discussion sur les responsabilités des uns ou des autres : en tant que médiateurs et pères du format « Normandie » et des accords de Minsk, leur rôle est d'obtenir des deux parties qu'elles remplissent leurs engagements respectifs. L'une des premières visites à l'étranger du ministre des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault a été un déplacement à Kiev avec son homologue allemand M. Steinmeier afin d'exercer une pression maximale sur l'Ukraine. Ils ont d'ailleurs fait observer que si la situation n'était pas réglée, les conditions économiques en Ukraine ne pouvaient que continuer à se dégrader, notamment du point de vue des créanciers internationaux.
Une deuxième réunion importante s'est tenue à Paris le 3 mars dernier, au cours de laquelle les ministres se sont mis d'accord sur l'interprétation d'un certain nombre de points relatifs à l'application des accords de Minsk.
Les groupes de travail se réunissent. Celui qui est chargé des questions politiques est, comme vous le savez, présidé au nom de l'OSCE par l'ambassadeur Pierre Morel, l'un de mes prédécesseurs, qui connaît parfaitement le terrain. Il s'y déroule une véritable négociation, sur la base d'un document comprenant neuf points. On y discute de questions très concrètes : qui aura le droit de concourir aux élections dans le Donbass, quel sera le rôle laissé aux médias, comment sera formée la commission électorale, etc. On n'est pas loin d'un accord. Je puis vous assurer, de bonne foi, que l'on a connu des négociations plus difficiles au Conseil de sécurité : si mon collègue russe et moi-même étions mandatés pour le faire, nous pourrions probablement régler le problème en exactement dix minutes ! Mais le problème n'a pas grand-chose à voir avec les aspects juridiques. Les séparatistes savent parfaitement qu'ils ne pourront pas obtenir des élections où seuls pourront concourir des candidats du Donbass, avec comme seuls électeurs les personnes actuellement présentes dans le Donbass, et une commission électorale uniquement formée de représentants du Donbass, etc. Ce ne serait pas sérieux, même les Russes le reconnaissent.
En réalité, le problème est politique : il y a un tel manque de confiance entre les deux parties qu'il est extrêmement difficile d'obtenir de l'une qu'elle fasse le pas nécessaire pour que l'autre fasse le pas suivant. C'est une situation connue, classique, dont le déblocage peut prendre encore un certain temps. Nous espérons – en tout cas, j'espère, en tant qu'ambassadeur en Russie – que la Russie finira par comprendre qu'il est dans son intérêt que des élections incontestables se tiennent dans le Donbass, de sorte que les autorités de Kiev aient enfin des interlocuteurs qu'elles ne puissent plus récuser, et que la fin de la négociation constitutionnelle puisse se dérouler. Pour y parvenir, encore une fois, il faut que la Russie impose un cessez-le-feu, le retrait des armes lourdes et, surtout, la libre circulation de la mission de l'OSCE – les Russes n'acceptent toujours pas cette libre circulation et c'est, ne nous le cachons pas, un point dur pour eux.
Le groupe de travail chargé des questions économiques se réunit sous l'égide d'un ambassadeur allemand. Les choses progressent doucement sur plusieurs points : mise en place de banques mobiles, transferts financiers pour payer les pensions, rétablissement de l'alimentation en eau.
Je profite de cette audition pour appeler votre attention sur la situation humanitaire désastreuse qui sévit dans le Donbass. J'ai été alerté à plusieurs reprises par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), par Médecins sans frontières (MSF), dernière organisation non gouvernementale (ONG) présente sur le terrain avant son expulsion il y a quelques mois, et, plus récemment, par l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour le sida en Europe de l'Est et en Asie centrale. Ce dernier nous a décrit une situation sanitaire absolument dramatique, avec des épidémies de sida et de tuberculose, notamment dans les prisons, où il n'y a plus aucun personnel médical. Selon ses propres termes, il risque d'y avoir des morts par milliers.
Il faut absolument monter une opération humanitaire dans le Donbass. L'Organisation des Nations unies (ONU) s'efforce, avec le CICR et le Fonds des Nations unies pour l'enfance (UNICEF), d'y faire parvenir des convois de médicaments. Mais il faut faire en sorte qu'ils ne soient pas pillés car, lorsque MSF a quitté la région, ses stocks de médicaments ont été vendus en totalité sur le marché par des autorités locales. Cette situation de non-droit rend les choses très difficiles. Quelque chose pourrait peut-être être tenté dans le format « Normandie ». Il faut en tout cas envoyer des médicaments en quantité massive, ainsi que du personnel médical, notamment pour travailler dans les prisons.
Je tiens à mentionner aussi deux points dont on parle peu, mais qui sont très importants et constituent des irritants sérieux. D'une part, il faut une amnistie générale en même temps que les élections, ainsi que le prévoient les accords de Minsk, sans quoi ces élections n'auront pas de sens. D'autre part, il faut que les parties procèdent aux échanges de prisonniers prévus. Mais cela s'avère difficile : elles ont échangé quelques dizaines de prisonniers, mais peinent à mettre en place l'échange « tous contre tous ». La grande incertitude sur le nombre exact de prisonniers de part et d'autre rend les choses très difficiles : il y a probablement moins de prisonniers qu'on ne le croit, car il y a eu plus de morts qu'on ne le pense – aucune des deux parties ne tient à ce que l'on connaisse le nombre exact de victimes, et certaines d'entre elles ont sans doute été enterrées dans des conditions mystérieuses. De plus, si MM. Zakhartchenko et Plotnitski peuvent décider de vider leurs prisons demain matin, les choses sont un peu plus compliquées du côté de Kiev car, quoi que l'on pense de la démocratie en Ukraine, le gouvernement ukrainien ne peut pas intervenir à sa guise dans les procédures judiciaires en cours. Cela crée des décalages qui nuisent, là encore, à la confiance entre les parties.
J'en viens aux sanctions. Comme vous le savez, elles ont été reconduites jusqu'à l'été et seront, en principe, examinées lors du Conseil européen du mois de juin. Il a été décidé qu'elles étaient liées à la mise en oeuvre des accords de Minsk. Depuis le mois de mars de l'année dernière, plus personne ne souhaite entrer dans une discussion sur un échelonnement de leur levée. Les sanctions les plus efficaces sont les plus difficiles à lever, un certain nombre d'États membres plaidant pour leur maintien précisément parce qu'elles sont efficaces. Il s'agit des sanctions financières et de celles qui portent sur les technologies à double usage. Elles sont liées uniquement à la situation dans le Donbass – pas à l'annexion de la Crimée. Quant aux sanctions les plus faciles à lever, ce sont notamment les sanctions individuelles, qui ne sont guère efficaces.
La France s'est exprimée très clairement : elle a dit qu'elle serait le premier pays à demander la levée des sanctions dès que cela serait possible, et qu'elle espérait que cela se ferait le plus vite possible. Le Président de la République, le ministre des Affaires étrangères et le ministre de l'Economie l'ont déclaré publiquement. Le Premier ministre l'a en outre indiqué à son homologue M. Medvedev en marge de la conférence de Munich sur la sécurité. En tant qu'ambassadeur à Moscou, je ne peux guère en dire davantage, si ce n'est, encore une fois, que les Russes souhaitent solder l'affaire du Donbass. J'en suis persuadé, et nous avons des signes très concrets en ce sens, même s'il leur reste des efforts et des concessions à faire. La grande majorité des États-membres souhaitent remettre en perspective les relations entre l'Union européenne et la Russie. Tout le monde espère que l'on pourra sortir de la crise actuelle en définissant des relations plus stables avec Moscou, même si nous savons tous qu'elles seront différentes. Mme Federica Mogherini, Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, avait inscrit à l'ordre du jour du dernier Conseil des affaires étrangères une discussion générale sans conclusions sur les relations entre l'Union européenne et la Russie. À cette occasion, le Conseil s'est mis d'accord de manière informelle sur cinq principes qui doivent guider la politique de l'Union à l'égard de la Russie. Inutile de vous dire que l'avis de Moscou sur ces principes est relativement mitigé, ainsi que l'ambassadeur Orlov a dû vous l'expliquer.
Trois de ces principes ont un impact concret sur l'activité quotidienne de l'ambassade à Moscou.
Le premier est, bien évidemment, la mise en oeuvre des accords de Minsk : nous essayons de convaincre nos interlocuteurs russes d'agir en ce sens, de même que les différentes missions parlementaires qui viennent en Russie.
Le deuxième principe est la nécessité, malgré les difficultés concernant l'Ukraine, de s'engager avec les autorités russes sur les autres dossiers de politique étrangère, ainsi que dans d'autres domaines. En réalité, nous n'avons jamais cessé de le faire.
Tel a été le cas sur le dossier nucléaire iranien : nous sommes restés en étroit contact avec les Russes, et la discussion s'est fort bien passée avec eux. En novembre dernier, lorsque la France a estimé que ses exigences n'étaient pas satisfaites, elle en a parlé en toute transparence avec la Russie.
Nous avons également très bien travaillé avec les Russes, et très en amont, sur le dossier du changement climatique, même si nous considérons que la Russie ne se mobilise pas suffisamment, en dépit de l'impact très fort et déjà sensible du changement climatique dans le pays. Le président Poutine est venu à la conférence de Paris sur le climat (COP21) en décembre, et nous rencontrons fréquemment M. Alexandre Bedritski, représentant spécial du président Poutine pour le climat, pour avancer sur la mise en oeuvre des engagements pris dans ce cadre.
Nous travaillons bien sûr avec les Russes en matière de lutte contre le terrorisme. Selon M. Oleg Syromolotov, vice-ministre des affaires étrangères chargé de ce dossier, que j'ai rencontré la semaine dernière, il y a entre 2 500 et 3 000 djihadistes russes en Syrie, auxquels il faut probablement ajouter 1 000 à 2 000 djihadistes russophones des pays d'Asie centrale. Le ministre de la défense, M. Sergueï Choïgou, a annoncé que 2 000 djihadistes russes avaient été tués en Syrie, mais je ne suis pas sûr que ce chiffre doive être soustrait du précédent. Il s'agit donc d'une préoccupation majeure pour les Russes.
De ce point de vue, ils ont une position différente de la nôtre : ainsi que le président Poutine l'a expliqué très clairement, la politique russe consiste à empêcher les djihadistes russes non pas de partir, mais de revenir sur le territoire russe, de peur qu'ils n'y commettent des attentats. Or une partie non négligeable – la moitié, dit-on – des djihadistes d'origine russe sont des Tchétchènes, et un certain nombre de ces djihadistes tchétchènes sont non pas en Russie, mais « réfugiés » ou cachés dans différents pays d'Europe. La Russie a donc besoin de coopérer avec l'ensemble des pays européens.
À cet égard, je peux vous assurer que, à aucun moment, les contacts entre services français et russes, tant militaires que civils, n'ont cessé malgré la crise ukrainienne, pour une raison évidente : nous avons, en la matière, les mêmes objectifs et le même intérêt à éradiquer le terrorisme. Ces échanges sont quotidiens et conséquents, même s'ils restent, bien évidemment, discrets. En revanche, les services de renseignement turcs ne coopèrent que très peu, voire plus du tout, avec la Russie depuis la crise entre les deux pays.
Nous dialoguons aussi beaucoup avec les Russes sur la Syrie – j'y reviendrai.
Le troisième principe qui inspire notre travail à Moscou, c'est le soutien à la société civile et aux contacts interpersonnels. L'ambassade de France est probablement l'ambassade la plus dynamique dans ce domaine : nous recevons de nombreux représentants du monde économique, culturel, universitaire et scientifique, mais aussi des représentants d'ONG et des défenseurs des droits de l'Homme. Nous considérons en effet que la déstructuration actuelle de la société civile, la destruction lente et systématique de son tissu, n'est une bonne chose ni pour la Russie – même s'il ne nous appartient pas de décider pour elle – ni pour ses relations avec l'Union européenne, dans la mesure où nous avons fait le choix de défendre ces valeurs.
L'Union européenne et la Russie n'en restent pas moins des partenaires fondamentaux l'un pour l'autre. Il faut considérer le « pivot vers l'Asie » pour ce qu'il est : de la rhétorique. Je rappelle quelques chiffres significatifs : 75 % des investissements directs étrangers en Russie viennent de l'Union européenne ; le marché européen absorbe 50 % des exportations russes ; l'Europe achète encore 25 % de son énergie à la Russie, même si cette part a baissé. Nous représentons l'apport en technologies dont la Russie a besoin. Nous sommes « condamnés » à vivre ensemble, alors essayons d'en faire une envie de vivre ensemble. Pour faire pièce une fois pour toutes au « pivot vers l'Asie », précisons que, en 2015, les investissements chinois ont augmenté de 30 % dans l'Union européenne, alors qu'ils ont baissé, dans le même temps, de 30 % en Russie. Enfin, l'Union économique eurasiatique, qui se constitue progressivement, certes cahin-caha, est un marché de 180 millions de consommateurs. Raison de plus pour nos entreprises d'aller investir en Russie, en profitant de la baisse du rouble, et d'essayer d'y exporter.
Je reviens sur la crise syrienne. Selon notre interprétation, la Russie y est intervenue pour plusieurs raisons. D'abord, clairement, pour protéger Bachar al-Assad à un moment où Damas était encerclée et où il allait peut-être tomber. Ensuite, pour lutter contre le terrorisme, ainsi que je l'ai évoqué, mais pas nécessairement contre Daech : quoi qu'en dise la télévision russe, nous savons que 80 à 85 % des frappes de l'aviation russe visaient non pas Daech ou Jabhat al-Nosra, mais l'opposition au président Bachar al-Assad, notamment des groupes soutenus, entre autres, par la coalition à laquelle appartient la France. Il s'agissait aussi pour la Russie de défendre ses intérêts propres en Syrie et dans la région, notamment ses intérêts militaires.
Surtout, de manière évidente, la crise en Syrie a été l'occasion pour la Russie de réaliser un objectif qu'elle n'était pas parvenue à atteindre sur le dossier ukrainien. Quoi qu'en ait dit, là encore, une certaine forme de propagande russe – en dénonçant notamment les activités de Mme Victoria Nuland, responsable des affaires européennes et eurasiatiques au Département d'État –, les Américains ne se sont pas engagés avec les Russes pour essayer de régler la crise ukrainienne : ils ont, de fait, soutenu les accords de Minsk – je puis vous l'assurer. En intervenant en Syrie, la Russie a enfin obtenu ce qu'elle souhaitait, c'est-à-dire retrouver son rang dans la gestion d'une crise internationale majeure, être le partenaire des États-Unis dans la résolution de cette crise. Et il est clair que, pour les Russes, ce n'est qu'un début sur lequel ils souhaitent capitaliser.
Je ne crois pas que les Russes soient intervenus en Syrie à cause de l'Ukraine. Néanmoins, si la communauté internationale arrive à progresser dans la résolution de la crise syrienne, sur la base d'un accord entre la Russie et les États-Unis, on peut espérer que cela aura un impact positif sur le dossier ukrainien. En effet, il ne faut jamais oublier l'importance de la narration des événements pour la politique intérieure russe : la valorisation du rôle de l'armée russe en Syrie permettra à Moscou de faire accepter plus facilement un éventuel retrait des militaires russes du Donbass. Telle est, en tout cas, l'analyse que je peux faire depuis l'ambassade à Moscou.
La trêve est entrée en vigueur en Syrie. La France soutient, bien sûr, les négociations à Genève. Elle a un ambassadeur sur place et participe à toutes les discussions. Un mécanisme de contrôle est en train de se mettre en place entre les États-Unis, la Russie et l'ONU, auquel les États du groupe de soutien international à la Syrie (GSIS) sont associés. La négociation politique progresse : la semaine dernière, M. Staffan de Mistura, envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies pour la Syrie, a réussi à mettre les délégations d'accord sur un certain nombre de principes. Cela laisse augurer que, lors de la prochaine reprise des pourparlers, à la mi-avril, l'opposition et les représentants de Bachar al-Assad commenceront peut-être à discuter sérieusement de la constitution d'une « autorité de transition dotée de l'ensemble des pouvoirs exécutifs », conformément au communiqué de Genève de 2012 – car il s'agit bien de mettre en oeuvre un communiqué qui a déjà été adopté, non pas de le renégocier.
Qu'en est-il du retrait des militaires russes ? Des bombardiers sont partis, des hélicoptères de combats sont venus, les forces spéciales sont restées. La semaine dernière, le général qui commande les forces russes en Syrie a déclaré en substance : « Qu'imaginiez-vous ? Que nous allions retirer nos troupes ? C'est en effet ce qui avait été annoncé, mais ce ne sera pas le cas. » Force est de constater que l'offensive actuelle menée par le président Assad sur Palmyre semble porter ses fruits. Cela permet d'envisager, nous l'espérons, une solution pacifique dans les semaines ou les mois qui viennent. Il restera à convaincre le président Assad d'accepter que son sort soit discuté, à un moment ou à un autre.
Je tiens à souligner encore deux points en ce qui concerne la politique étrangère.
Premièrement, le sommet de l'OTAN qui se tiendra au début du mois de juillet à Varsovie est une échéance très importante du point de vue russe. De même, le Conseil européen du mois de juin évoquera la stratégie révisée de politique étrangère et de sécurité de l'Union européenne – ce sujet passe souvent inaperçu, mais il est, selon moi, important. De toute évidence, la qualification qui sera donnée à la menace, les formes de déploiement – préventif ou permanent – de forces de l'OTAN qui seront envisagées dans un certain nombre de pays, la façon dont sera décrit un éventuel processus continu d'élargissement sont autant d'éléments qui pèseront extrêmement lourd dans l'évaluation que fera Moscou des perspectives d'une détente. Il ne faudra pas sous-estimer l'impact des mots lorsque nous aurons à négocier sur ces questions. S'agissant de l'élargissement, c'est non pas le cas du Monténégro qui pose un problème aux Russes, mais, bien évidemment, celui de l'Ukraine et celui de la Géorgie. En la matière, le gouvernement français a une position réservée, très clairement exposée à plusieurs reprises.
Deuxièmement, il ne faut pas sous-estimer les difficultés actuelles entre la Turquie et la Russie sur fond de conflit en Syrie. Avant de prendre mes fonctions en Russie, j'ai été pendant deux ans ambassadeur de l'Union européenne en Turquie, et je rentre tout juste d'un déplacement dans ce pays au cours duquel j'ai rencontré plusieurs responsables. Il y a, des deux côtés, une montée extrêmement inquiétante du nationalisme. Surtout, je ne suis pas absolument sûr que nos amis russes comprennent l'importance du facteur kurde du point de vue turc. Ceux qui connaissent la Turquie savent qu'on ne peut pas jouer avec la question kurde vis-à-vis des Turcs.
Merci beaucoup, monsieur l'ambassadeur. Je précise qu'une délégation de notre commission se rendra demain à Moscou dans le cadre de la mission d'information sur les relations entre la Russie, l'Union européenne et la France. Cette mission, qui a été formée en mars 2015, remettra son rapport dans quelques semaines. Elle est présidée par Thierry Mariani, et Jean-Pierre Dufau en est le rapporteur. D'autre part, nous allons auditionner à nouveau l'ambassadeur Pierre Morel. Enfin, je vous informe que je me rendrai à Kiev les 25 et 26 avril avec mes homologues allemand et polonais pour rencontrer les parlementaires ukrainiens et tenter de les convaincre de voter la réforme constitutionnelle.
Votre homologue russe M. Orlov, que nous avons reçu récemment, nous a fait remarquer que les sanctions pénalisaient tant la France que la Russie. Il a noté une chute des échanges commerciaux de près de 40 % entre nos deux pays. Il a indiqué que les grands groupes français étaient toujours présents en Russie, mais que les entreprises de moindre importance, notamment les PME, y étaient en nombre insuffisant. Il a souligné que nos banques étaient extrêmement frileuses, ce qui constituait un handicap pour la réponse des entreprises françaises aux appels d'offres pour les grandes infrastructures en projet en Russie. Quel est votre point de vue ? Partagez-vous le sentiment exprimé par M. Orlov ?
Merci, monsieur l'ambassadeur, de votre présence devant notre commission.
La crise ukrainienne n'est pas une crise régionale : elle représente un défi bien plus large, puisqu'elle a remobilisé les forces de l'OTAN. Ainsi, nous sommes engagés dans le cadre de la « réassurance » au profit des pays de l'est de l'Europe. Elle est aussi un défi au droit international : la Russie s'est rendue coupable de l'annexion illégale de la Crimée et de la déstabilisation délibérée d'un pays souverain. L'important, vous l'avez souligné, c'est la confiance. Comment rétablir aujourd'hui cette confiance, notamment avec les États baltes ? Ce qui est en jeu, ce n'est pas seulement la relation bilatérale et les sanctions économiques, c'est notre responsabilité à l'égard de l'Europe et notre capacité à recréer de la fermeté et du dialogue.
La levée des sanctions est subordonnée à l'exécution des accords de Minsk. Selon vous, quelle analyse fera-t-on en juillet prochain ? Considérera-t-on que cette condition doit être respectée intégralement ou non ?
Que pensez-vous de la reprise du dialogue entre l'OTAN et la Russie ? C'est un défi, mais elle est selon moi, nécessaire – dans la ligne de la relance des relations entre l'Union européenne et le Russie, que vous avez évoquée – si l'on veut, parallèlement à la fermeté, créer les conditions d'une sortie de crise.
Pensez-vous que les victoires militaires de la Russie en Syrie annoncent un dénouement politique ? Dans les circonstances actuelles, la Russie peut-elle encore continuer à soutenir Bachar al-Assad ?
Les accords de Minsk sont, sans conteste, un succès de la diplomatie française et allemande, mais leur application est bloquée, d'après ce que vous avez indiqué, pour deux raisons : parce qu'il y a des violations répétées du cessez-le-feu, dont la majeure partie est, semble-t-il, imputable au camp séparatiste, et, surtout, parce que, selon vos propres termes « il y a un problème majeur à Kiev : on ne sait pas très bien qui gouverne ».
Je connais un peu l'Ukraine pour avoir présidé le groupe d'amitié avec ce pays pendant cinq ans. Soyons clairs : il n'y a plus aucune majorité en Ukraine. Il n'y aura pas la moindre évolution du côté du gouvernement ukrainien, dont la cote de popularité est ridicule. Il faut être d'un optimisme béat, pour ne pas dire naïf, pour croire que la Rada ukrainienne va voter les mesures prévues dans les accords de Minsk. On se trouve aujourd'hui dans une situation où les sanctions pèsent sur un pays parce que le gouvernement d'un autre pays n'applique par ces accords. D'autre part, la Russie a un poids réel sur les sécessionnistes dans le Donbass, vous avez raison, mais je ne suis pas convaincu qu'elle les contrôle totalement. Rappelons que le conflit dans le Donbass a fait 7 000 morts. Il est plus difficile de faire la paix dans ces conditions que lorsqu'il y a eu 160 morts comme en Transnistrie.
Vous l'avez dit très justement : les sanctions les plus dures sont les sanctions bancaires. J'ai participé hier à l'assemblée générale de l'association Dialogue franco-russe – que je copréside –, en présence de M. Alexeï Mechkov, vice-ministre des affaires étrangères. Les nombreuses entreprises françaises qui se sont exprimées, dont certains figurent parmi les plus prestigieuses du CAC 40, ont relevé qu'il y avait un vrai problème bancaire. Pour reprendre l'expression de M. Emmanuel Quidet, président de la chambre de commerce et d'industrie franco-russe, les sanctions bancaires ont rendu les entreprises russes « radioactives ». En d'autres termes, les banques françaises refusent tout simplement de traiter les dossiers qui concernent la Russie, en arguant des sanctions et du précédent de BNP Paribas. Il est d'ailleurs paradoxal que, au Mouvement des entreprises de France (MEDEF), le coprésident français du conseil des affaires France-Russie soit un responsable de la Société générale, première banque française à s'être retirée complètement de Russie. Je suis tout à fait d'accord avec vous : il y a des possibilités d'investissement en Russie, d'autant que le cours du rouble est catastrophique. Mais, pour cela, il faudrait que le Gouvernement fasse passer un message aux banques car, d'après tous les échos que j'ai de la part des entreprises, la situation est complètement bloquée.
Le groupe Les Républicains présentera, le jeudi 28 avril au matin, une proposition de résolution invitant le Gouvernement à lever les sanctions imposées à la Russie. Le texte est rédigé de manière totalement apolitique et se base uniquement sur des faits précis. Tous ceux qui, dans cette salle, sont attachés à la levée des sanctions nous rejoindront le 28 avril, quelles que soient leurs opinions politiques.
L'agence fédérale russe de l'énergie atomique, Rosatom, a fait un retour remarqué parmi les principaux acteurs du nucléaire mondial. Elle est aujourd'hui en concurrence directe avec Areva sur un certain nombre de marchés. Qu'en est-il de cette concurrence, mais aussi des éventuels partenariats que la France et la Russie pourraient nouer dans le domaine nucléaire sur un certain nombre de marchés ? Les sanctions pèsent, là aussi, lourdement : elles empêchent certains partenariats, ce qui a des conséquences directes sur la situation d'Areva – dont tout le monde connaît la faiblesse actuelle –, mais aussi sur la stratégie de Rosatom. Ainsi, selon de nombreux commentateurs, Rosatom serait de plus en plus tentée par un rapprochement avec quelques opérateurs nucléaires chinois, qui sont aussi soit nos partenaires, soit nos concurrents. Selon vous, ce rapprochement éventuel représente-t-il un réel danger ?
Rosatom claironne des résultats qui ne semblent pas tout à fait réalistes. Elle annonce notamment 100 milliards de commandes enregistrées, ce qui paraît relativement farfelu à un certain nombre d'observateurs. Quelle est la crédibilité de ces chiffres ? Quelle est la situation réelle du groupe ?
J'ai bien compris, d'après vos explications, que le Donbass était le « caillou dans la chaussure » des relations franco-russes. En revanche, vous êtes passé très vite sur la Crimée. On a un peu le sentiment que la page est tournée en ce qui concerne ce dossier. Qu'en est-il ? D'autre part, n'y aurait-il pas une sorte d'échange à faire ? Nous reconnaîtrions l'annexion de la Crimée – annexion toute relative, la Crimée étant une possession russe historique, quoi qu'en disent les Ukrainiens – et nous demanderions aux Russes, en échange, de mettre de l'ordre dans le Donbass. N'est-ce pas une des solutions ? Sous réserve, bien évidemment, que les Ukrainiens mettent eux-mêmes de l'ordre dans leurs affaires, ainsi que l'a rappelé Thierry Mariani.
La Russie connaît un certain nombre de difficultés économiques, compte tenu notamment de la baisse des prix du pétrole. Qu'en est-il exactement ? Ne pourrait-on pas mettre en avant le fait que la situation économique est mauvaise pour tout le monde pour « remonter la pente » dans nos relations avec la Russie ?
Un sous-marin russe s'est récemment « égaré » dans le golfe de Gascogne. Avons-nous protesté ? Avons-nous mis les points sur les « i » à ce propos ? J'aime beaucoup la Russie et le peuple russe, mais il y a des limites.
Il y a en effet des limites, quel que soit l'amour que l'on puisse porter au peuple russe et à sa grande civilisation.
Votre homologue M. Orlov a esquissé de manière assez vague les vues de la Russie concernant la solution politique en Syrie. Il a notamment évoqué une « présidence non exécutive » pour Bachar al-Assad. Avez-vous des informations sur la solution que poussent les Russes ? On voit bien que la Russie est un acteur clé : elle discute avec les États-Unis, qui ont envie de conclure, et dispose, sur le terrain, de la présence militaire qui lui permet d'être convaincante. Va-t-on assister à la formation, sous la « présidence non exécutive » de Bachar al-Assad, d'un gouvernement beaucoup plus ouvert, comprenant un certain nombre de ministres issus de l'opposition dite « modérée », et auquel seraient confiés des pouvoirs importants ? Quelles évolutions les Russes envisagent-ils pour la constitution syrienne, ainsi que pour l'organisation institutionnelle et régionale du pays ?
Je partage pleinement le point de vue de Thierry Mariani : comment peut-on espérer régler le conflit dans le Donbass alors qu'il n'y a plus de direction politique en Ukraine ? Quel est votre sentiment à ce sujet, monsieur l'ambassadeur ?
À titre personnel – je le dis sans engager le groupe Union des démocrates et indépendants –, je suis tout à fait favorable à la levée des sanctions à l'égard de la Russie.
Quel est votre point de vue sur les relations entre la Russie et les États-Unis ? MM. Kerry et Lavrov se rencontrent fréquemment. Il y a, semble-t-il, un certain réchauffement entre les deux pays, qui tend à effacer le rôle de l'Union européenne et, peut-être, de la France.
Qu'en est-il des relations entre la Russie et la Chine ? Le président-directeur général de Gazprom a rencontré récemment le vice-premier ministre chinois. Les deux pays ont engagé une coopération forte dans le domaine énergétique, avec notamment la construction du gazoduc de la « route orientale Chine-Russie ». Est-ce le signe qu'un axe sino-russe est en train de se dessiner ou bien s'agit-il d'une simple coopération technique ?
S'agissant de la Libye, la Russie bloque l'adoption par le Conseil de sécurité d'une résolution qui autoriserait les frappes aériennes sur les navires utilisés par les trafiquants d'êtres humains. Abordez-vous cette question avec vos interlocuteurs russes ? Quelles sont vos vues quant à une éventuelle inflexion de la position russe à ce sujet ?
Ma première question porte sur les suites de l'intervention russe en Syrie. La Russie a permis à Bachar al-Assad de remporter une victoire. Selon vous, comment peut-elle capitaliser sur cette victoire ? Plus généralement, avez-vous uns idée de ce que serait une conception russe d'un nouveau Moyen-Orient ?
Ma seconde question concerne les relations entre la Russie et ses voisins du Sud. Y a-t-il aujourd'hui des problèmes entre la Russie et la Chine ? Qu'en est-il des rapports entre le pouvoir russe et les anciennes Républiques d'Asie centrale ?
En dépit des difficultés qui ont été évoquées, la France est un des grands partenaires européens de la Russie. Malgré ces bonnes relations, la Russie procède souvent à des manoeuvres militaires à proximité du territoire français : en janvier dernier, un sous-marin s'est approché de nos côtes, ainsi que l'a évoqué Jacques Myard ; le 17 février, deux bombardiers lourds ont survolé la mer de la Manche ; et cette liste est loin d'être exhaustive. Certes, la Russie cherche à montrer à ses voisins et à l'OTAN qu'elle a retrouvé toute sa puissance militaire. Je vous pose à mon tour la question, monsieur l'ambassadeur : lorsque vous rencontrez les autorités russes, que disent-elles à ce propos ?
Compte tenu de l'évolution des relations entre la Russie et la Turquie, quelle est exactement la position russe au sujet de la revendication kurde et du Kurdistan ?
Merci, monsieur l'ambassadeur de votre présence devant notre commission.
Le 6 mars 2016, le ministre russe de l'agriculture a déclaré qu'il souhaitait que les sanctions contre la Russie soient maintenues deux années supplémentaires au vu des bénéfices qu'en tiraient aujourd'hui les agriculteurs russes. A contrario, il n'est plus à démontrer que nos agriculteurs souffrent très durement de ces sanctions. Force est de constater, malheureusement, que l'Union européenne n'a pas été capable de compenser ces pertes. Quel regard portez-vous sur les déclarations du ministre russe ? Sont-elles fondées ? Pouvez-vous retracer les grands choix agricoles qui ont été faits par la Russie pour parer les sanctions ? Est-il à craindre que les parts de marchés auparavant détenues par la France en Russie soient définitivement perdues du fait de cette nouvelle politique agricole ?
Je vais essayer de répondre à celles de vos questions auxquelles un ambassadeur à Moscou peut répondre.
Je rappelle l'importance du dialogue que nous menons avec la Russie. Il ne faut pas avoir de doute sur ce point. Vous avez mentionné, madame la présidente, le dialogue interparlementaire. Pour ma part, je voudrais citer un chiffre intéressant : les présidents Poutine et Hollande se sont parlé en bilatéral vingt-quatre fois au cours de l'année 2015, directement ou par téléphone – je ne pense pas que beaucoup de chefs d'État se soient parlé aussi souvent en un an. Quatre ministres français sont venus à Moscou entre octobre 2015 et janvier 2016 : le ministre de l'Agriculture, la ministre de l'Environnement, le ministre de la Défense et le ministre de l'Economie, ce dernier notamment pour coprésider le Conseil économique, financier, industriel et commercial franco-russe (CEFIC), qui ne s'était pas tenu depuis deux ans. Les douze groupes de travail du CEFIC se sont réunis en 2015, sauf le groupe « agriculture », qui devrait le faire prochainement. Nous allons aussi tenir, pour la première fois depuis huit ans, la commission mixte culturelle, après-demain à Moscou. Trois visites ministérielles sont d'ores et déjà prévues avant l'été, en plus de celle que devrait effectuer le ministre des Affaires étrangères, et j'espère qu'un ministre français participera au Forum économique de Saint-Pétersbourg. Comme vous le voyez, le gouvernement français se mobilise pour les intérêts économiques et les entreprises françaises.
La Russie traverse une crise économique sérieuse, qui a un impact considérable. Le taux de croissance s'est établi à – 3,8 % en 2015 et devrait se situer, selon les chiffres que vient d'annoncer la banque centrale russe, entre – 3 % et – 1 % en 2016. Le ministre russe de l'Economie laisse entendre que la reprise ne sera que pour 2018. Le taux d'investissement est très faible : 18 % du PIB, soit moins de la moitié de ce qu'il est en Chine ou en Inde. Cette crise, je le souligne, n'a pas grand-chose à voir avec les sanctions. Elle est en revanche directement liée à l'effondrement du cours des hydrocarbures, auquel il faut ajouter l'absence de réformes structurelles.
Le budget de 2016 a été calculé à partir de l'hypothèse d'un baril de pétrole à 50 dollars en moyenne sur l'année. Elle paraît peu réalisable aujourd'hui. D'où un accroissement du déficit budgétaire. Or le gouvernement russe a besoin de se substituer au système financier international pour refinancer les banques et pour financer les grands projets industriels et d'infrastructures. L'État russe ayant moins d'argent – le Fonds de réserve et le Fonds du bien-être national, notamment, ont vu leur montant diminuer –, l'effet des sanctions se fait davantage sentir. Toutefois, le cours du rouble suivant celui de l'énergie, les capacités financières du gouvernement en roubles se sont maintenues à un niveau bien supérieur à ce que l'on pourrait croire.
Vous avez raison, monsieur Mariani : aux sanctions de l'Union européenne s'ajoute le fait que les banques françaises et étrangères vont au-delà du respect des règles – overcompliance –, notamment celles qui sont très engagées aux États-Unis. Elles comparent leurs avoirs aux États-Unis et en Russie et ne veulent prendre aucun risque. Tel est le cas du Crédit agricole, de BNP Paribas et de la Société générale. Concernant cette dernière, elle ne s'est pas pour autant retirée de Russie.
Il y a aussi des sanctions russes, notamment l'embargo sur les produits agroalimentaires. Celui-ci est une réponse aux sanctions européennes, mais en partie seulement : les difficultés agricoles que nous connaissons en France sont liées pour une part à des restrictions phytosanitaires qui avaient été décrétées de manière unilatérale par la Russie avant la crise en Ukraine. L'Union européenne considère d'ailleurs que ces mesures sont mal fondées et a engagé des contentieux à ce sujet devant l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Je rappelle que les sanctions sont européennes : ce n'est pas la France seule qui peut décider de les lever. Cela étant, en vertu du mécanisme qui a été adopté, il faut l'unanimité pour les renouveler. En d'autres termes, tout État peut s'opposer à leur reconduction. Quant à une éventuelle levée partielle, je ne peux pas répondre sur ce point. Il s'agit d'une décision politique, qui appartient aux gouvernements européens. Elle sera examinée par les ministres. Les parlements nationaux donneront, je suppose, leur avis, et des pressions diverses et variées s'exerceront. Tous les éléments de la relation avec la Russie seront pris en compte.
Je ne peux pas répondre à la question relative aux « exercices » militaires russes. Tout le monde a observé un accroissement plus que significatif de l'activité maritime, sous-marine et aérienne de l'armée russe dans plusieurs zones, de plus en plus au Sud et à l'Ouest, mais aussi au Nord. Ce sont des sujets dont on parle non pas entre diplomates, mais entre militaires.
Nous nous donnons beaucoup de mal, notamment avec la chambre de commerce et d'industrie franco-russe, pour valoriser le savoir-faire français.
Pour répondre à un certain nombre de questions qui se rejoignent, notamment à celles de M. Mariani et de Mme Marion Maréchal-Le Pen, la politique de substitution aux importations, parfois appelée « russification de l'économie », a été accélérée du fait des sanctions. Elle a aussi un fondement tout à fait normal et compréhensible, en tout cas du point de vue français : les Russes veulent augmenter leur autosuffisance alimentaire car ils considèrent que c'est un élément de souveraineté. Nous leur rappelons néanmoins que cela ne se fait pas dans l'autarcie, contrairement à ce que certains croient. Je mentionne souvent que, si la France et l'Allemagne sont les deux premiers exportateurs de produits agroalimentaires de l'Union européenne, ils en sont aussi les deux premiers importateurs. C'est dans le cadre d'échanges transfrontaliers qu'une agriculture se développe. Celle de la Russie a d'ailleurs besoin des techniques modernes.
Il est couramment admis que la politique russe de substitution aux importations a partiellement fonctionné dans un seul domaine, l'agriculture, et encore seulement pour certains produits, notamment le boeuf et les fruits et légumes. En revanche, pour des produits tels que le lait, le porc ou le poisson, la production russe n'a pas été capable de compenser, dans un laps de temps aussi court, l'embargo imposé à l'Union européenne et, désormais, à la Turquie.
Ainsi que le ministre de l'Agriculture, M. Stéphane Le Foll, l'a rappelé, l'agriculture française a souffert et souffre. Toutefois, cela ne l'a pas empêchée d'augmenter ses exportations de 5 % en 2015, ce qui montre qu'elle trouve, elle aussi, des marchés de substitution. Il est probable que nous ne retrouverons pas, une fois les sanctions levées, toutes les parts de marché que nous avons perdues en Russie, notamment pour le porc. Mais l'agriculture française doit aussi se poser des questions : sans porter de jugement sur la crise du porc – cela ne relève pas de ma compétence –, il n'y a probablement pas d'avenir pour la seule exportation de gras et d'abats. Nous devons comprendre que les difficultés sur le marché agricole en Russie, qu'elles soient liées aux sanctions ou non, sont, d'une certaine façon, une chance pour notre filière agricole, car nous sommes l'un des rares pays qui peut fournir l'ensemble des capacités dont l'agriculture russe a besoin : la formation des hommes – nous avons des accords de coopération avec des lycées agricoles russes, notamment à Moscou –, les semences, la génétique et les techniques d'amélioration des races, le machinisme, la gestion des exploitations. Un certain nombre de producteurs et d'entrepreneurs français viennent d'ailleurs s'installer en Russie. Ils s'essaient, par exemple, à la fabrication du fromage. Ils ont encore du chemin à faire, mais il n'y a aucun doute que leur activité peut être profitable.
Il y a aussi un problème de qualité, sur lequel j'appelle votre attention : actuellement, le lait produit en Russie contient une grand quantité d'huile de palme – de vous à moi, si vous allez en Russie, consommez Danone ! (Sourires.) Ce n'est pas un hasard si le groupe Danone a réalisé un investissement considérable pour créer un ranch et élever lui-même du bétail – ce qui n'est pas son métier – afin d'avoir du lait de qualité suffisante et constante. D'autres grands groupes français de l'agroalimentaire, notamment Bonduelle et Bongrain, envisagent des investissements très importants en Russie pour produire localement pour le marché russe. Ils ont des capacités financières et n'ont pas besoin de faire appel aux banques.
Toute crise a un aspect positif. Mais, si le ministre russe de l'Agriculture se réjouit de la substitution aux importations, l'embargo a aussi eu pour résultat une inflation de plus de 10 % du prix des produits agroalimentaires. Il suffit de se rendre dans les marchés et les supermarchés pour constater que la population russe en souffre.
S'agissant de la Syrie, les Russes disent qu'ils ne sont pas mariés avec le président Assad, et je crois que c'est vrai. Ce qu'ils veulent éviter à tout prix, c'est l'effondrement de la Syrie. De ce point de vue, la leçon a été apprise et nous sommes d'accord avec eux : personne ne souhaite que la Syrie devienne une nouvelle Libye. Les participants aux négociations sont tous d'accord pour dire qu'il faut maintenir la structure de l'État syrien, garantir la liberté religieuse et permettre la coexistence entre les différentes confessions, quelles que soient les formes juridiques que cela prendra. Les Russes avancent l'idée d'une fédération, mais je crois que le problème est un tout petit peu plus compliqué que cela.
En réalité, la principale préoccupation des Russes aujourd'hui, c'est de savoir dans quel contexte ils devront rester en Syrie si la négociation politique échoue. Car la Syrie est, de fait, une sorte de deuxième Liban, avec différentes zones, dont l'une est contrôlée par un allié, l'Iran, qui ne partage pas nécessairement toutes les orientations de Moscou. D'après ce que je comprends, le président Poutine est allé expliquer au président Rohani qu'il fallait que M. Assad parte à un moment ou à un autre, ce sur quoi son interlocuteur ne se serait pas engagé. Les Russes reconnaissent donc qu'ils ne sont pas les seuls maîtres. C'est une vraie question : il va falloir mener d'intenses discussions avec les Iraniens. Dans la mesure où ce ne sont pas les Américains qui le feront, il faudra certainement que les Européens jouent leur rôle.
Monsieur Germain, les Russes imaginent en effet une forme de gouvernement d'union nationale, avec un président « constitutionnel ». Reste à savoir si l'opposition syrienne l'acceptera. Pour parvenir à cette fin, les Russes ont rappelé qu'il existait d'autres oppositions que l'opposition officielle qui a été désignée à Riyad : ils parlent de l'opposition de Moscou, de celle d'Astana, de celle du Caire, voire de celle de Paris… Pour faire court, il s'agit de l'opposition favorable aux thèses russes et donc prête à transiger avec Assad.. Ils n'ont pas réussi à l'imposer comme un partenaire égal dans la négociation, l'ONU, les Européens, les Américains mais surtout l'opposition constituée lors d'un sommet à Riyad en « comité de négociation » s'y étant opposés. Néanmoins, cette opposition non officielle est écoutée. Reste un dernier problème : les Russes veulent y intégrer non pas « des » Kurdes, mais « les » Kurdes, que représente selon eux le Parti de l'union démocratique (PYD). Ils se sont heurtés à une fin de non-recevoir, car c'est évidemment inacceptable pour la Turquie. Toute la question est de prendre en compte le facteur kurde sans que ce soit un facteur national.
Les Russes n'encouragent certainement pas une autonomie ou une indépendance kurde. Par principe, ils sont contre toute forme de séparatisme – sauf lorsque cela les arrange dans certains pays de leur « étranger proche ». Les Russes ont joué avec le PYD et s'en sont servis militairement, parce que c'était une des forces combattantes les plus efficaces contre Daech sur le terrain et qu'il y avait une sorte de bienveillante neutralité entre le PYD et le président Assad. Mais ils n'iront certainement pas jusqu'à encourager une défection kurde : ils ne veulent pas d'un démembrement de la Syrie.
C'est la branche militaire d'un des principaux partis kurdes syriens. Il est l'allié du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Il y a un deuxième parti kurde important dans la région, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), proche de M. Massoud Barzani et plutôt proche des Turcs. Lorsque les Russes ont bombardé intensément le nord-ouest de la Syrie, ils disaient qu'ils cherchaient à atteindre Jabhat al-Nosra. Mais celui-ci était complètement mêlé avec des groupes kurdes, arabes et turkmènes, et c'est là que les plus grosses difficultés se sont produites.
En Ukraine, sommes-nous des naïfs ou des optimistes béats vis-à-vis de Kiev ? C'est une question politique à laquelle je ne peux pas répondre. Mais Kiev fait partie de la négociation au même titre que les Russes et c'est quand même l'Ukraine qui est occupée, pas le contraire ! Quoi qu'on en dise, il ne serait pas très difficile aux Russes de faire respecter le cessez-le-feu le long de la ligne de front – selon moi, cela pourrait être décidé en deux heures par l'état-major russe –, même s'il y a certainement des difficultés localement, notamment à Lougansk. Quant à la libre circulation de la mission de l'OSCE dans le Donbass, c'est une nécessité : pour mettre Kiev devant ses responsabilités, il faut pouvoir montrer que les Russes remplissent leurs obligations.
Rosatom a signé vingt à vingt-cinq contrats, entièrement à crédit, à taux zéro. Dans l'hypothèse où ne serait-ce que la moitié de ces contrats aboutissent, personne ne sait comment la Russie pourra payer. Les Russes signent, puis essaient d'avancer au cas par cas.
Rosatom est en effet à la fois un concurrent et un partenaire d'Areva, et c'est toute la difficulté. Néanmoins, ce sont plutôt les relations de partenariat qui dominent. Ainsi, nous avons une coopération très importante avec Rosatom, notamment pour la filière des turbines Arabelle fabriquées par Alstom. À cet égard, nous sommes en train de lever la difficulté née du rachat de la branche énergie d'Alstom par General Electric, que les Russes ont fini par accepter. La filière devrait donc être préservée et General Electric devrait pouvoir continuer le travail que faisait Alstom dans ce cadre. D'autre part, nous négocions avec les Russes sur des centrales de différentes tailles.
Les responsables français discutent de manière très claire et transparente avec les dirigeants de Rosatom. J'ajoute que le ministre russe de l'Energie, M. Alexandre Novak, a reçu récemment Mme Ségolène Royal, ministre de l'Environnement, et a eu, ce matin même à l'ambassade de Russie, un entretien avec M. Emmanuel Macron, ministre de l'Economie. Les échanges sont très concrets, notamment sur les questions de financement qui se posent en cas de projets communs.
Pour ce qui est de la Libye, les Russes s'opposent à l'adoption de quelque résolution que ce soit au Conseil de sécurité, qu'il s'agisse d'autoriser le recours à la force ou d'instaurer un embargo sur les armes. M. Poutine se méfie, car il considère qu'on s'est joué de lui avec la résolution 1973. À l'époque, il ne souhaitait pas que D. Medvedev, alors président, donne son accord. Quoi qu'il en soit, contrairement à ce que l'on raconte, les Russes savaient très bien ce qui allait se passer – tout le monde sait ce que veut dire l'expression « toutes mesures nécessaires » dans le langage codé des Nations unies.
Les Russes ont une position un peu difficile sur la Libye. Ils ne sont pas sur la ligne internationale communément admise : ils estiment que la marche vers un gouvernement d'union nationale est d'une grande naïveté, et que l'on encourage le terrorisme. En cela, ils tiennent également compte de la position de l'Égypte, qui est l'un de ses rares alliés dans le monde arabe sunnite.
En effet. Actuellement, il n'y a pas grand monde qui soutienne la Russie dans l'affaire syrienne, mis à part l'Égypte et la Jordanie – mais, s'agissant de cette dernière, cela tient plutôt à la nécessité d'alléger la pression djihadiste à sa frontière nord. Il est donc important pour les Russes de reprendre langue avec le monde sunnite et de se poser en faiseur de paix ainsi que le ferait tout pays qui essaie de mettre fin à un conflit.
En ce qui concerne les relations entre la Russie et la Chine, il y a beaucoup d'annonces, mais peu de réalisations. Chaque fois que la Chine signe un accord avec la Russie, le premier ministre chinois fait, dans le même temps, le tour de l'Europe et signe trois fois plus de contrats avec le Royaume-Uni, la France, l'Allemagne, l'Italie... Il ne faut pas surestimer le rôle que jouera le marché chinois pour la Russie, sans parler de la récession actuelle en Chine, qui rend le client plus exigeant. D'autre part, les Chinois sont très inquiets de l'évolution financière de la Russie. Les banques chinoises sont engagées, elles aussi, sur les marchés internationaux et font très attention aux sanctions américaines. De ce point de vue, les Chinois ne jouent pas un jeu différent du nôtre. L'économie chinoise est mondialisée, à la grande différence de l'économie russe, qui ne l'est que par le gaz et le pétrole.
S'agissant du gaz, les Chinois ont déjà fait savoir qu'ils souhaitaient réduire d'un tiers les commandes qu'ils ont passées dans le cadre du grand contrat signé avec la Russie. Ils ont ensuite refusé de financer par avance une partie de la construction du gazoduc. Ils sont très prudents et progressent lentement. D'autre part, ils sont en train de se rapprocher de certains États d'Asie centrale, notamment pour la fourniture de gaz, ce qui crée d'ailleurs des tensions à l'intérieur de l'Union économique eurasiatique et de la CEI.
La notion même d'Eurasie implique que la Russie soit dans une position privilégiée entre l'Europe et l'Asie, et non qu'elle cherche à substituer l'Asie à l'Europe. Telle est l'idée que j'essaie de faire passer auprès des responsables politiques et des think tanks russes. Une telle substitution ne présenterait d'ailleurs pas un grand intérêt du point de vue de la Chine : entre l'Union européenne qui rassemble 550 millions de consommateurs et un pays qui en compte 140 millions, qui vend de l'énergie, mais qui n'achète pas grand-chose parce qu'il n'a pas beaucoup de moyens pour l'instant, le choix serait probablement vite fait ! Les Chinois ont d'ailleurs remis sur la table leur fameux projet de « route de la soie », avec une version nord et une version sud, qui se décline dans toute une série de secteurs. La Russie doit donc veiller à ne pas se couper de ses deux extrémités. Son intérêt est de travailler à la fois avec l'Europe et avec l'Asie, ainsi que le soulignent de nombreux économistes russes.
Les rapports entre les États-Unis et la Russie sont bien meilleurs aujourd'hui qu'ils ne l'ont été depuis l'échec du reset. Les Russes savent qu'il y a une élection présidentielle aux États-Unis et que la capacité de manoeuvre de l'administration américaine actuelle est faible. Ils jouent clairement sur la volonté de M. Obama de régler un certain nombre de problèmes avant de se retirer, notamment la crise syrienne. Mais je ne crois pas que les relations russo-américaines iront beaucoup plus loin au cours de l'année qui vient.
De ce point de vue, le sommet de l'OTAN sera en effet une étape importante, madame Ameline. La France et l'Allemagne se sont prononcées pour la tenue d'une réunion du Conseil OTAN-Russie en amont du sommet, pour tenter de désamorcer les malentendus. C'est peut-être une leçon que l'on a tirée de la crise ukrainienne : il faut se parler beaucoup avant, essayer de comprendre les préoccupations de l'autre et, le cas échéant, en tenir compte, conformément à nos intérêts.
S'agissant de la Libye, nous avons bien compris que M. Poutine reprochait aux Américains et aux Européens d'avoir outrepassé l'autorisation donnée par le Conseil de sécurité de bombarder la colonne envoyée par Kadhafi pour massacrer la ville de Benghazi, et d'en avoir profité pour destituer et tuer Kadhafi. On peut d'ailleurs partager un certain nombre des interrogations soulevées à ce sujet. Cependant, les Russes ne peuvent pas être indifférents au fait que Daech avance vers les puits de pétrole. Dans quelle mesure cela les préoccupe-t-il ? Ont-ils une solution de rechange à ce que nous poussons, à savoir la constitution d'un gouvernement d'union nationale qui donnerait enfin une légitimité à des actions plus décisives contre Daech ?
Les Russes sont extrêmement prudents, comme ils l'ont été sur le Yémen, car ils n'ont aucune envie de s'engager. Ils ont essayé de garder des contacts avec les deux côtés. Ils ont soutenu du bout des lèvres les envoyés spéciaux du secrétaire général des Nations unies et, si jamais cela marche, ils se rallieront probablement à l'idée d'un gouvernement d'union nationale. Cependant, ils n'y croient guère : ils pensent que la Libye a sombré dans un chaos intégral. Ils ont très peur de mettre le doigt dans l'engrenage, de se retrouver dans une situation où, tôt ou tard, une intervention militaire serait demandée, et d'être de nouveau placés face à un choix qu'ils ne souhaitent, à mon avis, pas faire.
Les Russes sont parfaitement conscients que Daech, qui recule en Syrie et en Irak, est en train de s'implanter en Libye pour trouver des ressources financières alternatives. Mais leur grande préoccupation s'agissant de Daech, c'est l'Afghanistan, qui est la porte d'entrée vers l'Asie centrale, où les États ne seraient pas capables de résister à des mouvements djihadistes. Les Russes sont en contact avec un certain nombre de commandements en Afghanistan, notamment dans le nord du pays. Ils sont probablement en train de négocier avec eux la livraison de matériels militaires.
Merci beaucoup, monsieur l'ambassadeur, pour vos réponses très précises, complètes et intéressantes. Vous n'avez pas manié la langue de bois. Nous vous souhaitons bonne chance dans votre importante mission, compte tenu de la complexité des relations avec la Russie.
Information relative à la commission
Au cours de sa réunion du mercredi 30 mars 2016 à 9h45, la commission des affaires étrangères a nommé :
– M. Jean-Paul Bacquet, rapporteur sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant la ratification de la convention du Conseil de l'Europe sur la contrefaçon des produits médicaux et les infractions similaires menaçant la santé publique (n° 3377).
– M. Pierre-Yves Le Borgn', rapporteur sur le projet de loi autorisant la ratification de l'Accord de Paris adopté par la Conférence des Parties à la Convention-Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (sous réserve de son dépôt à l'Assemblée nationale).
La séance est levée à onze heures quinze.