Intervention de Jean-Maurice Ripert

Réunion du 30 mars 2016 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France en Russie :

Nous nous donnons beaucoup de mal, notamment avec la chambre de commerce et d'industrie franco-russe, pour valoriser le savoir-faire français.

Pour répondre à un certain nombre de questions qui se rejoignent, notamment à celles de M. Mariani et de Mme Marion Maréchal-Le Pen, la politique de substitution aux importations, parfois appelée « russification de l'économie », a été accélérée du fait des sanctions. Elle a aussi un fondement tout à fait normal et compréhensible, en tout cas du point de vue français : les Russes veulent augmenter leur autosuffisance alimentaire car ils considèrent que c'est un élément de souveraineté. Nous leur rappelons néanmoins que cela ne se fait pas dans l'autarcie, contrairement à ce que certains croient. Je mentionne souvent que, si la France et l'Allemagne sont les deux premiers exportateurs de produits agroalimentaires de l'Union européenne, ils en sont aussi les deux premiers importateurs. C'est dans le cadre d'échanges transfrontaliers qu'une agriculture se développe. Celle de la Russie a d'ailleurs besoin des techniques modernes.

Il est couramment admis que la politique russe de substitution aux importations a partiellement fonctionné dans un seul domaine, l'agriculture, et encore seulement pour certains produits, notamment le boeuf et les fruits et légumes. En revanche, pour des produits tels que le lait, le porc ou le poisson, la production russe n'a pas été capable de compenser, dans un laps de temps aussi court, l'embargo imposé à l'Union européenne et, désormais, à la Turquie.

Ainsi que le ministre de l'Agriculture, M. Stéphane Le Foll, l'a rappelé, l'agriculture française a souffert et souffre. Toutefois, cela ne l'a pas empêchée d'augmenter ses exportations de 5 % en 2015, ce qui montre qu'elle trouve, elle aussi, des marchés de substitution. Il est probable que nous ne retrouverons pas, une fois les sanctions levées, toutes les parts de marché que nous avons perdues en Russie, notamment pour le porc. Mais l'agriculture française doit aussi se poser des questions : sans porter de jugement sur la crise du porc – cela ne relève pas de ma compétence –, il n'y a probablement pas d'avenir pour la seule exportation de gras et d'abats. Nous devons comprendre que les difficultés sur le marché agricole en Russie, qu'elles soient liées aux sanctions ou non, sont, d'une certaine façon, une chance pour notre filière agricole, car nous sommes l'un des rares pays qui peut fournir l'ensemble des capacités dont l'agriculture russe a besoin : la formation des hommes – nous avons des accords de coopération avec des lycées agricoles russes, notamment à Moscou –, les semences, la génétique et les techniques d'amélioration des races, le machinisme, la gestion des exploitations. Un certain nombre de producteurs et d'entrepreneurs français viennent d'ailleurs s'installer en Russie. Ils s'essaient, par exemple, à la fabrication du fromage. Ils ont encore du chemin à faire, mais il n'y a aucun doute que leur activité peut être profitable.

Il y a aussi un problème de qualité, sur lequel j'appelle votre attention : actuellement, le lait produit en Russie contient une grand quantité d'huile de palme – de vous à moi, si vous allez en Russie, consommez Danone ! (Sourires.) Ce n'est pas un hasard si le groupe Danone a réalisé un investissement considérable pour créer un ranch et élever lui-même du bétail – ce qui n'est pas son métier – afin d'avoir du lait de qualité suffisante et constante. D'autres grands groupes français de l'agroalimentaire, notamment Bonduelle et Bongrain, envisagent des investissements très importants en Russie pour produire localement pour le marché russe. Ils ont des capacités financières et n'ont pas besoin de faire appel aux banques.

Toute crise a un aspect positif. Mais, si le ministre russe de l'Agriculture se réjouit de la substitution aux importations, l'embargo a aussi eu pour résultat une inflation de plus de 10 % du prix des produits agroalimentaires. Il suffit de se rendre dans les marchés et les supermarchés pour constater que la population russe en souffre.

S'agissant de la Syrie, les Russes disent qu'ils ne sont pas mariés avec le président Assad, et je crois que c'est vrai. Ce qu'ils veulent éviter à tout prix, c'est l'effondrement de la Syrie. De ce point de vue, la leçon a été apprise et nous sommes d'accord avec eux : personne ne souhaite que la Syrie devienne une nouvelle Libye. Les participants aux négociations sont tous d'accord pour dire qu'il faut maintenir la structure de l'État syrien, garantir la liberté religieuse et permettre la coexistence entre les différentes confessions, quelles que soient les formes juridiques que cela prendra. Les Russes avancent l'idée d'une fédération, mais je crois que le problème est un tout petit peu plus compliqué que cela.

En réalité, la principale préoccupation des Russes aujourd'hui, c'est de savoir dans quel contexte ils devront rester en Syrie si la négociation politique échoue. Car la Syrie est, de fait, une sorte de deuxième Liban, avec différentes zones, dont l'une est contrôlée par un allié, l'Iran, qui ne partage pas nécessairement toutes les orientations de Moscou. D'après ce que je comprends, le président Poutine est allé expliquer au président Rohani qu'il fallait que M. Assad parte à un moment ou à un autre, ce sur quoi son interlocuteur ne se serait pas engagé. Les Russes reconnaissent donc qu'ils ne sont pas les seuls maîtres. C'est une vraie question : il va falloir mener d'intenses discussions avec les Iraniens. Dans la mesure où ce ne sont pas les Américains qui le feront, il faudra certainement que les Européens jouent leur rôle.

Monsieur Germain, les Russes imaginent en effet une forme de gouvernement d'union nationale, avec un président « constitutionnel ». Reste à savoir si l'opposition syrienne l'acceptera. Pour parvenir à cette fin, les Russes ont rappelé qu'il existait d'autres oppositions que l'opposition officielle qui a été désignée à Riyad : ils parlent de l'opposition de Moscou, de celle d'Astana, de celle du Caire, voire de celle de Paris… Pour faire court, il s'agit de l'opposition favorable aux thèses russes et donc prête à transiger avec Assad.. Ils n'ont pas réussi à l'imposer comme un partenaire égal dans la négociation, l'ONU, les Européens, les Américains mais surtout l'opposition constituée lors d'un sommet à Riyad en « comité de négociation » s'y étant opposés. Néanmoins, cette opposition non officielle est écoutée. Reste un dernier problème : les Russes veulent y intégrer non pas « des » Kurdes, mais « les » Kurdes, que représente selon eux le Parti de l'union démocratique (PYD). Ils se sont heurtés à une fin de non-recevoir, car c'est évidemment inacceptable pour la Turquie. Toute la question est de prendre en compte le facteur kurde sans que ce soit un facteur national.

Les Russes n'encouragent certainement pas une autonomie ou une indépendance kurde. Par principe, ils sont contre toute forme de séparatisme – sauf lorsque cela les arrange dans certains pays de leur « étranger proche ». Les Russes ont joué avec le PYD et s'en sont servis militairement, parce que c'était une des forces combattantes les plus efficaces contre Daech sur le terrain et qu'il y avait une sorte de bienveillante neutralité entre le PYD et le président Assad. Mais ils n'iront certainement pas jusqu'à encourager une défection kurde : ils ne veulent pas d'un démembrement de la Syrie.

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