Intervention de Jean-Christophe Dumont

Réunion du 9 mars 2016 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Christophe Dumont, chef de la division des migrations internationales à l'OCDE :

La crise humanitaire que nous traversons est sans précédent, et son coût humain est d'ores et déjà épouvantable. Même si les chiffres définitifs pour l'année 2015 sont encore incertains, en raison notamment des délais d'enregistrement et des doubles comptes, il est clair que les niveaux des flux observés sont bien supérieurs à ceux enregistrés notamment pendant la crise yougoslave et, plus globalement, depuis la Seconde Guerre mondiale.

Selon les dernières données disponibles, 2015 constituera une année historique, avec plus de 1,5 million de demandes d'asile enregistrées dans l'OCDE, dont environ 1,3 million pour l'Union européenne. En outre, plus de 4,5 millions de Syriens sont actuellement déplacés dans les pays limitrophes.

La diversité des routes migratoires, des pays d'origine et des motifs sous-jacents, ainsi que le fait que les pays de l'OCDE soient affectés de manière très disparate, pose des problèmes inédits. Le Royaume-Uni, par exemple, enregistre une demande d'asile en augmentation de 2 %, mais bien inférieure aux taux historiquement hauts du début des années deux mille. Aux Pays-Bas, en Belgique, au Danemark, en Suisse, l'augmentation est très marquée : la demande d'asile a environ doublé, mais les niveaux atteints restent comparables à ceux du début des années quatre-vingt-dix. En Allemagne, en Autriche et en Suède en revanche, la demande d'asile atteint des niveaux réellement historiques et représente plus de 1 % de la population de chacun de ces pays – 1,6 % pour la Suède. Pour d'autres pays, la demande d'asile est un phénomène nouveau ; c'est le cas en Finlande où les flux ont décuplé entre 2010 et 2014 pour atteindre 32 000 demandes l'année dernière.

Dans ce panorama européen, la France fait figure d'exception. La demande d'asile y a certes augmenté significativement – d'aucuns diraient fortement – de 20 à 23 % selon les sources, mais cette augmentation semble davantage due à des effets locaux, notamment au traitement des demandes à Paris et à Calais, et à des effets institutionnels qu'à un véritable afflux des demandeurs d'asile.

En termes de pays d'origine, les Syriens, les Irakiens, les Afghans représentent 50 % des demandes d'asile enregistrées en Europe en 2015. On observe par ailleurs de grandes disparités selon les pays d'accueil : en France, le premier pays d'origine des demandeurs d'asile est le Soudan ; au Royaume-Uni et en Suisse, l'Erythrée ; en Finlande, l'Irak ; en Italie, le Nigeria suivi du Pakistan ; en Pologne, la Russie suivie de l'Ukraine ; en Suède, la Syrie, puis l'Afghanistan ; en Allemagne, la Syrie, puis l'Albanie ; au Danemark, la Syrie, puis l'Iran. L'idée que la crise migratoire est essentiellement liée au conflit syrien est donc de facto erronée, même si elle se nourrit de l'instabilité en Lybie et du conflit syrien.

L'année 2015 a également été marquée par un nombre record d'arrivées de mineurs non accompagnés, lesquelles ont triplé : ils étaient plus de 77 000 en 2015 dans l'Union européenne, dont près de la moitié en Suède. La majorité d'entre eux sont des Afghans, et leur prise en charge pose des problèmes extrêmement complexes.

Contrairement à une idée reçue, les réfugiés qui arrivent aujourd'hui en Europe ne sont pas parmi les plus démunis ou les moins qualifiés. Environ 40 % des Syriens arrivés en Suède en 2014 ont un diplôme équivalent au baccalauréat. Pour autant, ils ne sont pas tous médecins ou ingénieurs, puisque seulement 15 % sont diplômés du supérieur. Une enquête récente du Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), portant sur les arrivées en Grèce au mois de janvier de cette année, confirme ces résultats, avec 80 % des Syriens et 44 % des Afghans qui possèdent un niveau de formation secondaire.

Depuis janvier, les flux n'ont pas cessé, mais leur composition a évolué. On compte aujourd'hui plus de femmes et d'enfants sur les bateaux effectuant la traversée entre la Turquie et la Grèce. Les hommes n'y sont que 44 %, alors qu'en juin dernier ils représentaient 73 % des débarquements.

L'Europe fait face à un moment historique, mais les pays européens ont à la fois l'expérience et la capacité pour faire face à cette crise.

À court terme, l'impact économique de la crise reste modeste. Les dépenses consenties pour accueillir les réfugiés, notamment dans les principaux pays touchés, ont même eu un effet de relance sur la demande, estimé par l'OCDE entre 0,1 et 0,2 point de PIB en 2016 et 2017. Les estimations de la Commission européenne et du FMI sont du même ordre de grandeur.

Du point de vue du marché du travail, l'OCDE estimait, dans une note publiée en novembre, que les entrées cumulées sur le marché du travail seraient très progressives et sans doute assez limitées. Au total, l'afflux de nouveaux travailleurs, c'est-à-dire de personnes obtenant le statut de réfugié et habilitées à entrer sur le marché du travail correspondrait à 0,4 % de la force de travail de l'Espace économique européen fin 2016 – 1 % pour l'Allemagne –, ce qui est largement absorbable par les économies. Les craintes en termes d'impact économique sont donc très largement infondées, même si l'impact de moyen terme dépendra essentiellement de la capacité des pays d'accueil à favoriser une intégration plus rapide et plus efficace que par le passé.

Le fait que cette crise s'inscrive dans un temps long, avec peu de perspectives d'amélioration à court et moyen termes, renforce l'anxiété et complique la formulation d'une solution coordonnée, solidaire. L'agenda européen en matière de migration, publié par la Commission européenne en mai dernier, comportait pourtant les principaux ingrédients d'une solution globale à la crise, mais sa lecture en est restée partielle.

Les réponses politiques immédiates se sont concentrées sur la sauvegarde des vies en mer, l'accueil et les services d'urgence, le renforcement des frontières extérieures et la lutte contre les réseaux de passeurs ainsi que sur quelques mécanismes de coordination, notamment le plan de relocalisation et les fameux hot spots, dont l'efficacité reste à prouver.

Progressivement, des efforts ont été consentis pour débloquer des fonds permettant d'aider les pays voisins de la Syrie – 11 milliards de dollars ont ainsi été récoltés à Londres. Ces fonds, auxquels s'ajoutent d'autres sources de financements, notamment européens, sont essentiels pour répondre aux besoins identifiés par le HCR, pour favoriser l'emploi et améliorer les conditions de vie des réfugiés dans les pays proches de la Syrie mais aussi – et c'est un point essentiel – pour améliorer la scolarisation des enfants, dont près de 400 000 restent aujourd'hui en Turquie en dehors du système scolaire.

Difficile de penser toutefois que cette approche suffira à tarir le flux de personnes en quête d'un nouvel avenir en Europe. Aujourd'hui, il ne s'agit plus seulement d'une crise humanitaire, même si cette dernière est encore paroxystique. Nous sommes confrontés à une crise plus systémique, qui affecte des blocs fondateurs de la politique européenne, mine nos principes de solidarité et pourrait rapidement se transmettre au système d'accueil et d'intégration.

Pour répondre à cette crise, il faut donc activer tous les leviers disponibles mais aussi adapter la réponse à chaque cas de figure.

Il faut d'abord lutter contre le trafic illicite d'êtres humains, en ce qui concerne les migrants dit « économiques » qui ne sont donc a priori pas éligibles au statut de réfugié. Comme cela est expliqué dans notre note « Peut-on mettre un terme au trafic d'êtres humains ? » publiée en décembre, cela passe par un assèchement de la demande, à la fois en combattant les réseaux de passeurs, comme c'est déjà le cas, mais également en luttant contre l'emploi illégal d'étrangers en Europe et en renforçant les programmes susceptibles d'offrir une chance de se construire un avenir dans leur pays d'origine à ceux qui montent sur les bateaux et n'appartiennent pas nécessairement aux populations prioritairement visées par les traditionnels programmes d'aide au développement.

En ce qui concerne les réfugiés et, plus généralement, les personnes susceptibles d'obtenir ce statut, la seule solution viable, au moins à court terme, pour réduire la demande adressée aux passeurs, est de favoriser la réinstallation ou l'emprunt de routes migratoires légales. De ce point de vue, les restrictions accrues concernant les possibilités de regroupement familial peuvent être considérées comme préoccupantes. Sans options légales, rien n'arrêtera les gens qui fuient les bombes et veulent offrir un avenir meilleur à leurs enfants.

Les discussions qui ont eu lieu à Bruxelles cette semaine peuvent constituer une avancée décisive en la matière. À la fin du mois, le HCR organise une conférence importante à Genève, où les pays pourront formuler des offres de réinstallation ou alternatives. Pour ceux qui auront manqué cette occasion, en septembre, le président Obama et l'Assemblée générale des Nations unies organiseront, dans deux événements séparés, des sommets similaires. Les occasions ne manquent donc pas, mais il faudra savoir les saisir.

Les actions visant à gérer la crise immédiate doivent être complétées par des actions à moyen et long termes. Ces dernières incluent des mesures visant à favoriser l'intégration des réfugiés et de leurs enfants, à mieux anticiper les développements à venir et les réponses possibles et à reconstruire la confiance sur les questions migratoires.

L'accueil et l'intégration des réfugiés est un défi majeur, une tâche difficile et coûteuse à court terme. Les traumatismes subis, l'absence de préparation, la faiblesse des compétences linguistiques et le manque de documents certifiant le niveau de qualification compliquent l'intégration des réfugiés. Un investissement conséquent est donc nécessaire en première instance, pour leur permettre de s'installer et de développer leurs compétences. Nous avons récemment abordé ces questions lors d'une conférence à haut niveau coorganisée avec le HCR à Paris, au cours de laquelle nous avons notamment discuté des meilleures pratiques en matière d'intégration. Une de nos publications récentes, « Réussir l'intégration des réfugiés », présente ainsi des exemples de bonnes pratiques des pays membres, ainsi que des bilans comparatifs des systèmes d'intégration.

On peut retenir trois points principaux. Le premier est qu'il faut mettre l'accent sur une intervention précoce et assurer aux réfugiés potentiels un accès rapide au marché du travail et aux principales mesures d'intégration, notamment les cours de langue. Il faut ensuite prendre en compte la diversité des migrants humanitaires et fournir un soutien adéquat aux groupes les plus vulnérables. Enfin, il faut assurer un accès équitable aux services d'intégration sur tout le territoire, en collaboration avec les autorités locales et les acteurs non-étatiques mais également procéder à la répartition des demandeurs d'asile non seulement en fonction de la disponibilité des logements mais aussi en tenant compte de la situation locale de l'emploi.

En ce qui concerne la reconstruction de la confiance, essentielle à la formulation de politiques publiques adéquates, le secrétaire général de l'OCDE a déclaré dans un éditorial publié à l'automne dernier : « Les dirigeants européens devraient détourner leur attention des questions du “combien ?” ou du “où ?” pour s'intéresser au “quoi ?”, c'est-à-dire aux mesures à prendre pour intégrer de nouveaux arrivants dans leurs sociétés et leurs économies. Ils doivent exercer leur leadership pour convaincre leurs concitoyens que les migrants, y compris les plus vulnérables, nous apportent davantage qu'ils nous prennent. »

Quant à l'anticipation des développements à venir, pour faire face à la crise migratoire actuelle mais également pour relever les défis futurs qui découleront des migrations liés aux changements démographiques et géopolitiques mondiaux, il convient de réfléchir à une nouvelle approche des questions migratoires au sein des affaires étrangères – je pense en particulier au Service européen pour l'action extérieure. Cette approche devra être plus proactive, à la fois globale et régionale, et se concentrer davantage sur la prévention des crises, dont les conséquences en termes de mobilité intercontinentale sont amenées à s'accroître.

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