Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Le Bras, directeur de recherche à l'INED, et de M. Jean-Christophe Dumont, directeur du département migrations à l'OCDE, sur la situation migratoire.
La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.
Nous avons le plaisir d'accueillir M. Hervé Le Bras, directeur de recherche à l'Institut national d'études démographiques, et M. Jean-Christophe Dumont, qui dirige la division des migrations internationales à l'OCDE.
Messieurs, nous serons heureux de vous entendre sur les questions d'actualité et sur ce qu'il est convenu d'appeler la crise migratoire. 130 000 migrants sont déjà arrivés en Europe depuis le début de l'année, ce qui est davantage que l'an dernier à la même époque. Nous attendons vos éclairages sur cette situation et sur les réponses qu'a engagées l'Union européenne, notamment sur le projet d'accord avec la Turquie conclu par les chefs d'État et de gouvernement vendredi dernier, qui soulève déjà quelques interrogations de nature juridique et politique.
Cette crise a-t-elle, selon vous, des précédents historiques ? Quel sera son impact sur la démographie et sur le marché de l'emploi ?
En tant que démographes, quels sont selon vous les facteurs déclenchant des flux actuels ? Estimez-vous que certaines prises de position publiques ont pu favoriser ces mouvements migratoires ?
Enfin, nous attendons que vous nous éclairiez sur les perspectives à moyen et long termes. Car, plutôt que de se borner à des discours catastrophistes, il nous faut réfléchir à la meilleure manière de parer aux effets négatifs de cette crise migratoire, sans en négliger les aspects qui peuvent être positifs.
Dans sa composante habituelle, la migration est, depuis très longtemps, fortement corrélée à la situation économique, ainsi que l'illustre notamment une très belle étude sur l'économie transatlantique au xixe siècle, qui démontre que les migrations vers les États-Unis ont été exactement rythmées par l'état relatif des économies européennes et américaine. C'est encore le cas aujourd'hui, et l'évolution du solde migratoire de la France depuis une cinquantaine d'années épouse, avec un léger retard, celle de la conjoncture économique, constatation qui vaut également pour l'Allemagne.
Au-delà de ces évolutions de long terme surviennent parfois des événements soudains, le plus ancien, à notre échelle, étant l'exil des Républicains espagnols, qui furent 470 000 à arriver en France durant l'hiver 1938, et dont l'accueil ne fut pas des meilleurs. Il y a eu ensuite l'arrivée des rapatriés d'Algérie – 880 000 en un an –, très rapidement absorbés car l'économie se portait très bien.
Plus près de nous, les crises liées à la perestroïka et la réunification allemande ont provoqué un afflux de réfugiés outre-Rhin : entre 1988 et 1995, le solde migratoire total de l'Allemagne s'élève à 4,3 millions de personnes, ce qui explique que, malgré les prévisions de baisse de la population, celle-ci continue de se maintenir entre 82 et 84 millions. Là encore, l'absorption a été facile, car les nouveaux arrivants étaient souvent des Allemands d'origine, partis en Russie – souvent au Kazakhstan – à l'époque de Catherine II. Toujours en Allemagne, la crise yougoslave a, dans les années quatre-vingt-dix, provoqué une forte hausse des demandes d'asile, qui s'établissaient en 1992 au même niveau que l'an dernier, soit entre 450 000 et 470 000. Certains de ses demandeurs d'asile sont, dans les dix années suivantes, retournés dans leur pays d'origine, mais ils sont difficiles à comptabiliser.
Nous arrivons enfin à l'époque actuelle, marquée, en 2010, lors de la révolution de jasmin, par l'arrivée de 25 000 Tunisiens en France. Cet afflux n'a néanmoins eu qu'une incidence modeste sur le nombre de Tunisiens résidant en France, passés de 144 000 en 2009 à 155 000 en 2012. Qu'en sera-t-il de la crise actuelle ? Il est évidemment difficile de se prononcer à l'heure qu'il est.
J'en terminerai par un mot sur le solde migratoire de la France, publié chaque année par l'INSEE et qui reste relativement stable autour de 40 000 personnes par an, ce qui est assez faible par rapport aux valeurs historiques. Moins que ce chiffre global, ce qui est intéressant, c'est de détailler les flux, selon qu'ils concernent des Français ou des étrangers. Ainsi, en 2013, les étrangers ayant immigré en France ont été 210 000, dont 90 000 originaires de l'Union européenne ; les Français expatriés ou nés à l'étranger qui sont rentrés en France étaient, eux, 115 000. À l'inverse, on dénombre la même année 100 000 émigrants étrangers, dont 70 000 membres de l'Union européenne, et 190 000 émigrants français.
En d'autres termes, notre solde migratoire se caractérise depuis plusieurs années par un important déficit de Français – une perte de 75 000 en 2013 –, ce qui doit nous conduire à penser désormais les questions de migration en termes de circulation plus qu'en termes d'immigration de peuplement.
La crise humanitaire que nous traversons est sans précédent, et son coût humain est d'ores et déjà épouvantable. Même si les chiffres définitifs pour l'année 2015 sont encore incertains, en raison notamment des délais d'enregistrement et des doubles comptes, il est clair que les niveaux des flux observés sont bien supérieurs à ceux enregistrés notamment pendant la crise yougoslave et, plus globalement, depuis la Seconde Guerre mondiale.
Selon les dernières données disponibles, 2015 constituera une année historique, avec plus de 1,5 million de demandes d'asile enregistrées dans l'OCDE, dont environ 1,3 million pour l'Union européenne. En outre, plus de 4,5 millions de Syriens sont actuellement déplacés dans les pays limitrophes.
La diversité des routes migratoires, des pays d'origine et des motifs sous-jacents, ainsi que le fait que les pays de l'OCDE soient affectés de manière très disparate, pose des problèmes inédits. Le Royaume-Uni, par exemple, enregistre une demande d'asile en augmentation de 2 %, mais bien inférieure aux taux historiquement hauts du début des années deux mille. Aux Pays-Bas, en Belgique, au Danemark, en Suisse, l'augmentation est très marquée : la demande d'asile a environ doublé, mais les niveaux atteints restent comparables à ceux du début des années quatre-vingt-dix. En Allemagne, en Autriche et en Suède en revanche, la demande d'asile atteint des niveaux réellement historiques et représente plus de 1 % de la population de chacun de ces pays – 1,6 % pour la Suède. Pour d'autres pays, la demande d'asile est un phénomène nouveau ; c'est le cas en Finlande où les flux ont décuplé entre 2010 et 2014 pour atteindre 32 000 demandes l'année dernière.
Dans ce panorama européen, la France fait figure d'exception. La demande d'asile y a certes augmenté significativement – d'aucuns diraient fortement – de 20 à 23 % selon les sources, mais cette augmentation semble davantage due à des effets locaux, notamment au traitement des demandes à Paris et à Calais, et à des effets institutionnels qu'à un véritable afflux des demandeurs d'asile.
En termes de pays d'origine, les Syriens, les Irakiens, les Afghans représentent 50 % des demandes d'asile enregistrées en Europe en 2015. On observe par ailleurs de grandes disparités selon les pays d'accueil : en France, le premier pays d'origine des demandeurs d'asile est le Soudan ; au Royaume-Uni et en Suisse, l'Erythrée ; en Finlande, l'Irak ; en Italie, le Nigeria suivi du Pakistan ; en Pologne, la Russie suivie de l'Ukraine ; en Suède, la Syrie, puis l'Afghanistan ; en Allemagne, la Syrie, puis l'Albanie ; au Danemark, la Syrie, puis l'Iran. L'idée que la crise migratoire est essentiellement liée au conflit syrien est donc de facto erronée, même si elle se nourrit de l'instabilité en Lybie et du conflit syrien.
L'année 2015 a également été marquée par un nombre record d'arrivées de mineurs non accompagnés, lesquelles ont triplé : ils étaient plus de 77 000 en 2015 dans l'Union européenne, dont près de la moitié en Suède. La majorité d'entre eux sont des Afghans, et leur prise en charge pose des problèmes extrêmement complexes.
Contrairement à une idée reçue, les réfugiés qui arrivent aujourd'hui en Europe ne sont pas parmi les plus démunis ou les moins qualifiés. Environ 40 % des Syriens arrivés en Suède en 2014 ont un diplôme équivalent au baccalauréat. Pour autant, ils ne sont pas tous médecins ou ingénieurs, puisque seulement 15 % sont diplômés du supérieur. Une enquête récente du Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), portant sur les arrivées en Grèce au mois de janvier de cette année, confirme ces résultats, avec 80 % des Syriens et 44 % des Afghans qui possèdent un niveau de formation secondaire.
Depuis janvier, les flux n'ont pas cessé, mais leur composition a évolué. On compte aujourd'hui plus de femmes et d'enfants sur les bateaux effectuant la traversée entre la Turquie et la Grèce. Les hommes n'y sont que 44 %, alors qu'en juin dernier ils représentaient 73 % des débarquements.
L'Europe fait face à un moment historique, mais les pays européens ont à la fois l'expérience et la capacité pour faire face à cette crise.
À court terme, l'impact économique de la crise reste modeste. Les dépenses consenties pour accueillir les réfugiés, notamment dans les principaux pays touchés, ont même eu un effet de relance sur la demande, estimé par l'OCDE entre 0,1 et 0,2 point de PIB en 2016 et 2017. Les estimations de la Commission européenne et du FMI sont du même ordre de grandeur.
Du point de vue du marché du travail, l'OCDE estimait, dans une note publiée en novembre, que les entrées cumulées sur le marché du travail seraient très progressives et sans doute assez limitées. Au total, l'afflux de nouveaux travailleurs, c'est-à-dire de personnes obtenant le statut de réfugié et habilitées à entrer sur le marché du travail correspondrait à 0,4 % de la force de travail de l'Espace économique européen fin 2016 – 1 % pour l'Allemagne –, ce qui est largement absorbable par les économies. Les craintes en termes d'impact économique sont donc très largement infondées, même si l'impact de moyen terme dépendra essentiellement de la capacité des pays d'accueil à favoriser une intégration plus rapide et plus efficace que par le passé.
Le fait que cette crise s'inscrive dans un temps long, avec peu de perspectives d'amélioration à court et moyen termes, renforce l'anxiété et complique la formulation d'une solution coordonnée, solidaire. L'agenda européen en matière de migration, publié par la Commission européenne en mai dernier, comportait pourtant les principaux ingrédients d'une solution globale à la crise, mais sa lecture en est restée partielle.
Les réponses politiques immédiates se sont concentrées sur la sauvegarde des vies en mer, l'accueil et les services d'urgence, le renforcement des frontières extérieures et la lutte contre les réseaux de passeurs ainsi que sur quelques mécanismes de coordination, notamment le plan de relocalisation et les fameux hot spots, dont l'efficacité reste à prouver.
Progressivement, des efforts ont été consentis pour débloquer des fonds permettant d'aider les pays voisins de la Syrie – 11 milliards de dollars ont ainsi été récoltés à Londres. Ces fonds, auxquels s'ajoutent d'autres sources de financements, notamment européens, sont essentiels pour répondre aux besoins identifiés par le HCR, pour favoriser l'emploi et améliorer les conditions de vie des réfugiés dans les pays proches de la Syrie mais aussi – et c'est un point essentiel – pour améliorer la scolarisation des enfants, dont près de 400 000 restent aujourd'hui en Turquie en dehors du système scolaire.
Difficile de penser toutefois que cette approche suffira à tarir le flux de personnes en quête d'un nouvel avenir en Europe. Aujourd'hui, il ne s'agit plus seulement d'une crise humanitaire, même si cette dernière est encore paroxystique. Nous sommes confrontés à une crise plus systémique, qui affecte des blocs fondateurs de la politique européenne, mine nos principes de solidarité et pourrait rapidement se transmettre au système d'accueil et d'intégration.
Pour répondre à cette crise, il faut donc activer tous les leviers disponibles mais aussi adapter la réponse à chaque cas de figure.
Il faut d'abord lutter contre le trafic illicite d'êtres humains, en ce qui concerne les migrants dit « économiques » qui ne sont donc a priori pas éligibles au statut de réfugié. Comme cela est expliqué dans notre note « Peut-on mettre un terme au trafic d'êtres humains ? » publiée en décembre, cela passe par un assèchement de la demande, à la fois en combattant les réseaux de passeurs, comme c'est déjà le cas, mais également en luttant contre l'emploi illégal d'étrangers en Europe et en renforçant les programmes susceptibles d'offrir une chance de se construire un avenir dans leur pays d'origine à ceux qui montent sur les bateaux et n'appartiennent pas nécessairement aux populations prioritairement visées par les traditionnels programmes d'aide au développement.
En ce qui concerne les réfugiés et, plus généralement, les personnes susceptibles d'obtenir ce statut, la seule solution viable, au moins à court terme, pour réduire la demande adressée aux passeurs, est de favoriser la réinstallation ou l'emprunt de routes migratoires légales. De ce point de vue, les restrictions accrues concernant les possibilités de regroupement familial peuvent être considérées comme préoccupantes. Sans options légales, rien n'arrêtera les gens qui fuient les bombes et veulent offrir un avenir meilleur à leurs enfants.
Les discussions qui ont eu lieu à Bruxelles cette semaine peuvent constituer une avancée décisive en la matière. À la fin du mois, le HCR organise une conférence importante à Genève, où les pays pourront formuler des offres de réinstallation ou alternatives. Pour ceux qui auront manqué cette occasion, en septembre, le président Obama et l'Assemblée générale des Nations unies organiseront, dans deux événements séparés, des sommets similaires. Les occasions ne manquent donc pas, mais il faudra savoir les saisir.
Les actions visant à gérer la crise immédiate doivent être complétées par des actions à moyen et long termes. Ces dernières incluent des mesures visant à favoriser l'intégration des réfugiés et de leurs enfants, à mieux anticiper les développements à venir et les réponses possibles et à reconstruire la confiance sur les questions migratoires.
L'accueil et l'intégration des réfugiés est un défi majeur, une tâche difficile et coûteuse à court terme. Les traumatismes subis, l'absence de préparation, la faiblesse des compétences linguistiques et le manque de documents certifiant le niveau de qualification compliquent l'intégration des réfugiés. Un investissement conséquent est donc nécessaire en première instance, pour leur permettre de s'installer et de développer leurs compétences. Nous avons récemment abordé ces questions lors d'une conférence à haut niveau coorganisée avec le HCR à Paris, au cours de laquelle nous avons notamment discuté des meilleures pratiques en matière d'intégration. Une de nos publications récentes, « Réussir l'intégration des réfugiés », présente ainsi des exemples de bonnes pratiques des pays membres, ainsi que des bilans comparatifs des systèmes d'intégration.
On peut retenir trois points principaux. Le premier est qu'il faut mettre l'accent sur une intervention précoce et assurer aux réfugiés potentiels un accès rapide au marché du travail et aux principales mesures d'intégration, notamment les cours de langue. Il faut ensuite prendre en compte la diversité des migrants humanitaires et fournir un soutien adéquat aux groupes les plus vulnérables. Enfin, il faut assurer un accès équitable aux services d'intégration sur tout le territoire, en collaboration avec les autorités locales et les acteurs non-étatiques mais également procéder à la répartition des demandeurs d'asile non seulement en fonction de la disponibilité des logements mais aussi en tenant compte de la situation locale de l'emploi.
En ce qui concerne la reconstruction de la confiance, essentielle à la formulation de politiques publiques adéquates, le secrétaire général de l'OCDE a déclaré dans un éditorial publié à l'automne dernier : « Les dirigeants européens devraient détourner leur attention des questions du “combien ?” ou du “où ?” pour s'intéresser au “quoi ?”, c'est-à-dire aux mesures à prendre pour intégrer de nouveaux arrivants dans leurs sociétés et leurs économies. Ils doivent exercer leur leadership pour convaincre leurs concitoyens que les migrants, y compris les plus vulnérables, nous apportent davantage qu'ils nous prennent. »
Quant à l'anticipation des développements à venir, pour faire face à la crise migratoire actuelle mais également pour relever les défis futurs qui découleront des migrations liés aux changements démographiques et géopolitiques mondiaux, il convient de réfléchir à une nouvelle approche des questions migratoires au sein des affaires étrangères – je pense en particulier au Service européen pour l'action extérieure. Cette approche devra être plus proactive, à la fois globale et régionale, et se concentrer davantage sur la prévention des crises, dont les conséquences en termes de mobilité intercontinentale sont amenées à s'accroître.
Je complèterai les propos de Jean-Christophe Dumont par quelques mots sur les perspectives à moyen et long termes, et notamment sur la croissance démographique en Afrique. Actuellement, la croissance démographique mondiale est en baisse : de 2,2 % par an à son maximum en 1970, elle est tombée à 1 %, ce qui signifie que, globalement, le monde est entré en transition démographique.
Cela étant, restent quelques pays où la croissance démographique demeure extrêmement forte, essentiellement localisés en Afrique intertropicale – Sahel et Afrique équatoriale –, responsable d'un quart de la croissance démographique mondiale, proportion que les Nations unies évaluent à trois quarts en 2050.
Le cas du Sahel est à cet égard particulièrement impressionnant : Le Niger, qui compte actuellement près de 17 millions d'habitants devrait, selon les prévisions des Nations unies, atteindre les 70 millions en 2055, soit plus d'habitants que n'en compterait l'Allemagne à la même époque. L'ensemble du Sahel, de la Mauritanie au Tchad, compterait, lui, plus de 200 millions d'habitants, dont 45 à 50 millions au Mali. Ce chiffre est à mettre en regard des prévisions concernant le Maghreb où la croissance démographique a beaucoup diminué et où l'on estime qu'à terme la population ne comptera pas plus de 100 millions d'habitants. D'où le fait que le déséquilibre se situera davantage entre les deux rives du Sahara qu'entre les deux rives de la Méditerranée. Si l'explosion démographique n'est pas maîtrisée au Sahel, c'est le Maghreb qui en fera les frais mais également, compte tenu de l'orientation actuelle des flux migratoires en Afrique de l'Ouest, les pays du golfe de Guinée – la crise en Côte d'Ivoire n'étant qu'un premier exemple de la pression démographique exercée par le Sahel sur les pays plus riches du golfe. Il n'est donc pas évident que cette pression ait des répercussions immédiates sur l'Europe, qui en subira plutôt les conséquences indirectes, à travers la déstabilisation des pays du golfe de Guinée ou du Maghreb.
L'une des raisons conduisant à penser que la croissance démographique au Sahel ne se traduira pas par une vague massive d'émigration vers l'Europe, c'est qu'elle concerne des populations beaucoup moins éduquées que celles du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord. Or les populations peu éduquées bougent peu : ainsi, malgré les catastrophes humanitaires au Darfour ou au Rwanda, les populations n'ont pas massivement émigré vers l'Europe mais sont restées dans des camps, à l'est du Tchad pour le Darfour, à l'est de la République démocratique du Congo pour le Rwanda.
Il est donc essentiel, comme l'a fait Jean-Christophe Dumont, d'insister sur l'importance de l'éducation comme facteur favorisant l'émigration car elle ouvre des perspectives et donne des moyens. Parmi les migrants entrés en France en 2012, 63 % possédaient l'équivalent du baccalauréat ou un diplôme universitaire. Par pays d'origine, cela représentait 61 % pour les Tunisiens, 55 % pour les Marocains, 50 % pour les Algériens. Ces chiffres témoignent d'une progression rapide, puisque les Tunisiens diplômés n'étaient que 49 % dans ce cas en 2004. Et je ne parlerai pas ici des Chinois, titulaires à 86 % du baccalauréat ou d'un diplôme d'études supérieures.
Je terminerai en vous faisant part de ma perplexité devant le fait que l'Union européenne s'apprête apparemment à octroyer la liberté de circulation aux Turcs. Ainsi, les citoyens de Gaziantep, située à cinquante kilomètres de la frontière syrienne, dans un pays qui n'est pas en guerre, auront-ils le droit de circuler en Europe, tandis que ceux qui sont à Idlib, soixante kilomètres au sud, actuellement sous les bombes russes, n'en auront pas le droit. N'y a-t-il pas là un paradoxe ?
Certes. L'accord négocié entre la Chancelière allemande, le Premier ministre des Pays-Bas et le Premier ministre turc, et avalisé par les chefs d'État et de gouvernement européens mérite en effet d'être étudié de près.
Comment opère-t-on les recensements à partir desquels sont calculés les chiffres que vous nous avez fournis, sachant que beaucoup de migrants sont sans papiers ?
Monsieur Le Bras, vous affirmez que, compte tenu du niveau d'éducation des populations de la zone sahélienne, les perspectives d'émigration restent limitées. Pourriez-vous nous préciser néanmoins la part qu'elles occupent dans l'immigration française ?
Monsieur Dumont, vous avez parlé de notre capacité à intégrer les migrants originaires de pays en crise. Mais, pour prendre l'exemple de la Turquie, seuls 10 % des Syriens y sont regroupés dans des camps tandis que 250 000 enfants y vivent dans la rue, ce qui semble infirmer vos propos.
Enfin, quelles sont les perspectives dessinées par les migrations climatiques ?
Je signale à mes collègues une remarquable application du HCR, qui fournit jour par jour un état de lieu détaillé des migrations vers l'Europe et qui a de quoi inquiéter : en janvier l'an dernier, on comptabilisait 5 500 entrants en Europe contre 73 000 cette année à la même période ; 7 000 en février 2015 contre 60 000 en février 2016 ; au 6 mars de cette année, nous en sommes déjà à 9 900 personnes alors que le nombre total de réfugiés en mars 2015 ne dépassait pas 10 000. Nous courons à la catastrophe !
Après avoir présidé pendant deux ans la commission des migrations au Conseil de l'Europe, je pense comme M. Dumont que l'idée que la crise migratoire est liée au conflit syrien est erronée. Il faut donc arrêter de croire que, si le conflit se règle tout va s'arranger. Je partage également son pessimisme sur les perspectives d'amélioration à court ou moyen termes et son scepticisme sur l'efficacité des hot spots, qui ne sont que des chambres d'enregistrement au sortir desquelles les réfugiés repartent dans la nature. Dans ces conditions, quand cet afflux va-t-il s'arrêter ?
Vous avez l'un et l'autre évoqué les impacts économiques de l'immigration, mais une société ne se réduit pas à ses données économiques, et la crise migratoire a des effets sur le corps social et les mentalités.
Enfin, j'ai le sentiment que le discours délivré par l'OCDE nous incite à subir la situation. Ne faudrait-il pas cependant se décider à fermer les frontières ?
Vos données concernant les soldes migratoires prennent-elles en compte les zones ultrapériphériques de l'Europe, notamment les outremers français ? Ces zones font-elles par ailleurs l'objet d'une politique spécifique de l'Union européenne – je pense en particulier aux pays où la pression migratoire est la plus forte, comme la Guyane et Mayotte ?
L'histoire des déséquilibres démographiques, c'est l'histoire du monde, Gaston Bouthoul l'a dit bien avant moi. La question des migrations est directement liée à l'équilibre entre la démographie d'un pays et son développement économique. Cet équilibre, une société qui connaît une trop forte croissance démographique – supérieure à 2 % par an – ne peut l'atteindre. Mais est-on seulement sûrs de la fiabilité des statistiques dont nous disposons, notamment pour le Sahel ? Un certain nombre de démographes conteste en effet ces prévisions de croissance catastrophiques.
Monsieur Dumont, vous m'avez donné le sentiment que l'OCDE vivait dans sa bulle du château de la Muette, d'où elle se fait l'écho des thèses du Medef consistant à prôner l'entrée en France d'une main d'oeuvre étrangère qui soutiendra la croissance. C'est oublier que chaque vague de migrations s'est traduite par un choc culturel virant à la confrontation. Lorsque les Angles ont envahi la Grande-Bretagne d'où ils ont chassé les Celtes, ceux-ci sont venus en Bretagne : choc culturel, alors qu'on était gaulois de part et d'autre ; quand les Polonais sont arrivés en France après 1918 : choc culturel, alors même qu'ils étaient catholiques ; quand les Italiens se sont installés en Savoie : choc culturel. Je vous reproche de considérer les hommes comme une simple force de travail, alors qu'ils sont avant tout porteurs d'une culture ; tout le problème est là.
Tout le monde ne partage pas les idées défendues par Jacques Myard, à qui je signale que mon grand-père italien, malgré le choc culturel, a combattu pendant la guerre dans l'armée française contre son pays d'origine, dix ans à peine après son arrivée.
Je vous trouve, monsieur Dumont, d'un optimisme extraordinaire sur la capacité d'intégration de l'Europe et les moyens qu'il lui suffirait pour cela de mettre en place.
Ce que vous dites par ailleurs des mouvements migratoires illustre ce qui s'est passé dans notre pays : ainsi, l'émigration des Auvergnats vers Paris avait des causes économiques, et ce sont les mieux éduqués qui sont partis. Mais pour en revenir aux enjeux qui nous occupent, le Niger, le Burkina Faso, le Tchad et le Mali doublent leur population tous les quinze ans, ce qui provoque obligatoirement des mouvements migratoires, à l'intérieur de l'Afrique mais aussi vers l'extérieur. Or, si vous avez évoqué les questions liées à l'accueil de ces populations, vous n'avez rien dit de ce que l'on pouvait faire pour qu'elles n'aient pas à quitter leur pays d'origine. Dans cette perspective, quel devrait-être selon vous le rôle de l'Agence française de développement (AFD) ?
Il faut lire sur ces questions l'ouvrage de Serge Michailof et l'inviter sans doute à venir s'exprimer devant notre commission. Nous devons repenser la totalité de l'aide et regarder où est dépensé l'argent, dont une infime fraction bénéficie aux pays dans la plus grande situation d'urgence, les pays du Sahel. D'autre part, il est temps de se préoccuper, en lien avec l'aide, de la fécondité de ces pays, où l'on continue à considérer qu'il est normal d'avoir quatre femmes et quarante enfants quand on est président de l'Assemblée nationale du Niger. Sans cela, monsieur Le Bras, les migrations continueront, non seulement en Afrique mais aussi vers l'Europe, une Europe qui plus est vieillissante.
Je pense donc, monsieur Dumont, qu'il serait temps que vous descendiez de votre piédestal technocratique pour aller voir sur le terrain ce qui se passe vraiment : cela vous éviterait de dire des énormités… (Protestations sur les bancs des commissaires.)
Monsieur Lellouche, ces messieurs sont nos invités. Vous avez le droit d'être en désaccord avec eux mais en l'exprimant courtoisement.
Il ne s'agit pas d'une attaque personnelle. M. Dumont a raison de dire que la crise migratoire dépasse le problème de la Syrie, ce dont il suffit pour se convaincre de voir les cohortes d'Erythréens, de Kosovars et de Nord-Africains mêlés aux flux de réfugiés et qui sont pour nous le problème majeur. Je ne peux en revanche le laisser citer sans réagir son secrétaire général, qui nous invite non pas à nous interroger sur le « combien ? » et sur le « où ? » mais sur le « quoi ? ».
Lorsque vous écrivez dans votre note « Can we put an end to human smuggling ? » que, pour arrêter le trafic d'êtres humains, il faut augmenter les places d'accueil, je ne peux que vous inviter à aller voir à Aubusson, dans la Creuse, ou à Étriché, dans le Maine-et-Loire, comment se passe l'accueil. Qu'entendez-vous faire de personnes implantées dans des villes économiquement sinistrées, où leurs chances de trouver un emploi sont nulles ? Pensez-vous que l'intégration se fera toute seule ? Est-ce en organisant un sommet, puis un autre, que l'on réglera les problèmes ? Si elle le pense, l'OCDE est à côté de la plaque malgré tout le respect que j'ai pour ses experts.
Quant à M. Le Bras, j'aimerais qu'il nous précise sa position sur les statistiques ethniques et ces problèmes d'intégration, lui qui nous explique depuis trente ans que le nombre d'étrangers n'augmente pas en France.
C'est la vérité !
Certes, mais vous oubliez de préciser que l'on naturalise à tour de bras près de 150 000 étrangers par an et qu'aujourd'hui, si l'on additionne les 200 000 immigrés légaux et les 80 000 demandeurs d'asile, on approche les 300 000 migrants, soit le tiers de ce qu'a reçu l'Allemagne l'an dernier en hurlant, et ce depuis des décennies. Cela a sur notre pays et notre population des conséquences humaines et sociologiques considérables qui rendent inévitables les problèmes d'intégration que, par ailleurs, notre système ne sait pas gérer.
Vous rendriez donc service à ce pays en disant la vérité sur le nombre exact d'immigrants, leur profil et sur nos réelles capacités d'intégration, ainsi que le fait Paul Collier dans ses ouvrages. Cela fait longtemps que le débat démographique dans notre pays est faussé pour des raisons idéologiques qui empêchent de dire aux Français quelle est la nature de l'immigration et quelles en sont les conséquences politiques et sociales. Un seul parti politique en profite et, pour l'éviter, j'aimerais que l'INED dise la vérité.
Les enfants qui se trouvent, en Turquie, en dehors du système scolaire, sont-ils uniquement des migrants ou y a-t-il parmi eux également des enfants turcs ?
Que peut-on faire pour que les migrants ne quittent pas l'Afrique et rejoignent chez nous les rangs des chômeurs ?
Je ne partage évidemment pas le point de vue polémique de Pierre Lellouche, qui s'inscrit dans le droit fil de ce que défendent la droite et l'extrême droite depuis plusieurs années en intentant des procès en idéologie à M. Le Bras et à l'INED. La réalité, c'est qu'ils n'acceptent pas la couleur de l'immigration.
Notre pays, comme l'Europe, est en réalité parfaitement capable d'intégrer cette vague de migrants, qui n'est pas uniquement la conséquence de la guerre en Syrie. En revanche, sans doute nos États ne sont-ils pas préparés à accueillir le flux beaucoup plus important de réfugiés climatiques que commence à provoquer le réchauffement de notre planète.
J'entends parler de catastrophe face à ces vagues d'immigration qui risquent de nous submerger : dois-je rappeler que les déplacements de population ne s'opèrent pas de l'Afrique à l'Europe mais à l'intérieur de l'Afrique ?
Je suis d'accord avec Hervé Le Bras lorsqu'il démonte cette fausse idée selon laquelle le Niger va voir sa population exploser dans les années qui viennent et insiste sur le fait que c'est grâce à l'éducation, et non grâce à la « grève du troisième ventre » que défendent certains écologistes sectaires, que l'on pourra réguler l'augmentation de la population, de même que c'est grâce à l'éducation que ceux qui fuient aujourd'hui leur pays pourront y rester pour contribuer à son développement.
Cela devrait nous inciter à nous interroger sur notre rôle en la matière à l'époque de la colonisation mais aussi sur notre actuelle politique d'aide au développement : comment aider structurellement ces pays, c'est-à-dire en ne prenant pas seulement en compte les facteurs économiques mais également les facteurs politiques, puisque l'on sait que certains dirigeants profitent de l'argent qu'ils reçoivent sans en faire bénéficier leurs populations ? C'est une question de politique étrangère, qui dépasse le champ d'intervention de l'AFD. Que faisons-nous vis-à-vis de certains régimes autoritaires, voire de dictatures, qui contribuent à affamer leur pays ? Doit-on laisser la société Bolloré contribuer à l'accaparement des terres dans des pays ainsi privés de leur souveraineté alimentaire ? On parle de l'Afrique, mais c'est également le cas en Ukraine, où des milliers d'hectares sont à vendre.
Je ne peux accepter que l'Europe demande aujourd'hui à la Turquie d'être son sous-traitant, la parant du jour au lendemain de toutes les vertus alors même qu'un sultan y conforte son pouvoir en enfermant des journalistes Qu'on accepta de la payer pour éviter d'assumer notre rôle de terre d'accueil est accablant.
Les approches quantitatives sont précieuses mais insuffisantes, et doivent être complétées par une analyse qualitative qui s'intéresse aux mutations sociales et aux chocs culturels engendrés par les migrations. Dans cette optique, existe-t-il dans l'histoire des exemples de mouvements migratoires auxquelles les événements actuels pourraient être comparés, pour tenter d'en appréhender les conséquences au plan culturel ?
Quelles conséquences risque d'avoir la fermeture des frontières de l'Europe orientale et de la route des Balkans sur les flux de migrants ? Va-t-elle les limiter, les détourner, provoquer d'autres formes de tension ?
Derrière les chiffres se cachent des réalités humaines faites de détresse et de souffrance. Par ailleurs, les chiffres peuvent dirent des choses différentes. En effet, si l'afflux de demandeurs d'asile a doublé en 2015, notamment en Allemagne, il ne faut pas oublier que 10 millions de réfugiés ne représentent que 2 % de la population européenne. Il faut donc se garder de faire des statistiques une présentation alarmiste qui entretient la peur de l'étranger, alors que ces 2 % correspondent à l'augmentation qu'ont connue la population européenne en sept ans et la population américaine en trois ans.
La solution à cette crise ne passera pas par la fermeture des frontières, car cela n'arrêtera pas ceux qui veulent sauver leur peau. Il faut plutôt trouver les moyens d'accompagner le développement des pays d'origine et, dans les pays d'accueil, réfléchir à des mesures qui fassent que l'afflux d'immigrés ne soit pas pénalisant mais, au contraire, source de richesses. L'arrivée en France, à la fin de la guerre d'Algérie, d'un million de personnes que l'on a su intégrer montre que cela est possible.
Plusieurs commissaires. Cela n'a rien à voir ! C'étaient des Français !
Beaucoup de parlementaires sont issus de l'immigration et se sont parfaitement intégrés. Cela devrait nous inciter à lutter contre la peur de l'autre.
Le sujet qui nous occupe est passionnel et clivant. Nous avons d'autant plus besoin du recul d'universitaires dont je ne pense pas pour ma part qu'ils vivent et travaillent dans leur tour d'ivoire.
Je constate, ce qui me rassure, que les débats entre parlementaires n'ont rien à envier aux débats entre universitaires…
Monsieur Lellouche, le solde des migrants n'appartenant pas à l'Union européenne et qui entrent ou sortent de France est de 90 000 par an – ce qui n'a rien de gigantesque pour un pays de 65 000 habitants. Ce sont les chiffres de l'INSEE, qui ne me semblent pas contestables, et le chiffre de 300 000 que vous citez est donc inexact.
Pour moi d'ailleurs, le chiffre le plus préoccupant est celui des 75 000 Français que nous perdons chaque année et qui ne sont pas n'importe qui : ils ont entre vingt et trente ans et sont titulaires de bons diplômes. Si cela ne cesse pas, notre taux de fécondité étant à deux enfants par femme, la population française est vouée à diminuer à terme. J'ai insisté sur le fait qu'il fallait aborder les phénomènes migratoires sous l'angle de la circulation : il y a actuellement 3,8 millions d'étrangers en France mais 3,125 millions de Français à l'étranger, dont beaucoup ne reviendront pas.
En ce qui concerne les statistiques ethniques, elles sont selon moi le meilleur moyen de créer des discriminations, et les pays qui les ont adoptées en souffrent.
En matière d'intégration, il faut également se pencher sur les chiffres, et je vous renvoie ici à une excellente publication de l'INSEE, Immigrés et descendants d'immigrés en France, qui montre que, si les enfants d'immigrés sont globalement moins diplômés que les enfants de non-immigrés, les enfants d'ouvriers immigrés réussissent un peu mieux que les enfants d'ouvriers non-immigrés. C'est donc un succès de l'intégration, sachant que l'histoire de l'immigration en France, ce sont des ruraux et des analphabètes qu'on est allés chercher et recruter au fin fond de l'Algérie ou du Maroc dans les années soixante. Dans ces conditions, il n'y a pas à s'étonner que leurs enfants réussissent moins bien que les enfants de cadres supérieurs français, et il faut comparer ce qui est comparable.
Concernant les chiffres du recensement, la France a fait des progrès, malgré ses réticences – dues aux souvenirs de l'Occupation – à adopter comme les Pays nordiques et les Pays-Bas les registres de population, qui permettent de savoir chaque mois qui habite à quel endroit. Cependant, à la place des recensements généraux qui avaient lieu tous les huit à dix ans, l'INSEE a mis en place des enquêtes de recensement annuelles qui sont des sondages effectués à partir d'un cinquième des communes de moins de dix mille habitants et de 8 % de la population dans les communes de plus de dix mille habitants ; cela permet de disposer désormais chaque année d'un début de connaissance des mouvements migratoires.
Il y a dans vos propos une contradiction : vous me reprochez de mettre en cause les chiffres de l'INSEE tout en nous expliquant que, jusqu'à récemment, il ne disposait pas des bons outils, lesquels commencent seulement à produire des résultats.
Vous défigurez mes propos. Jusqu'en 2007, les recensements généraux fournissaient un aperçu fiable et exact des flux migratoires entre deux dates. Désormais, ces chiffres – dont l'INSEE précise qu'il comportent une marge d'erreur de 5 % – sont disponibles chaque année.
Pour ce qui concerne le nombre d'immigrés originaires d'Afrique subsaharienne et vivant en France, il n'est pas aussi important qu'on le pense, de l'ordre de 500 000 personnes.
Je précise que les chiffres que je vous ai donnés ne concernent que la France métropolitaine, Mayotte et la Guyane posant en effet des problèmes très complexes, et c'est l'une des raisons pour lesquelles le contrôle a été rétabli dans les aéroports pour les vols en provenance de ces territoires.
En Guyane, les femmes du Surinam viennent accoucher à Saint-Laurent-du-Maroni pour assurer l'avenir de leurs enfants !
En effet, c'est ainsi que cette commune a le taux de fécondité le plus élevé de France !
En matière de projections démographiques, il faut désormais prendre en compte, pour l'Algérie, la baisse de la fécondité qui s'est stabilisée à 2,3 enfants par femme, soit un accroissement annuel de 1,5 à 1,8 %, selon les chiffres des Nations unies. En vérité, il faut toujours être prudent – et M. Mamère l'a mentionné à propos du Niger –, car pour avoir travaillé sur l'évolution des projections réalisées par les Nations unies depuis 1963, je peux affirmer qu'elles bougent beaucoup. Ainsi, alors qu'en 1994 on prévoyait que la population iranienne atteindrait 180 millions d'individus à l'horizon 2050, la fécondité iranienne est tombée de 6,5 enfants par femmes en 1985 à 2 enfants en 2005, puis à 1,7 aujourd'hui, soit en dessous de la France, ce qui porte les nouvelles estimations à 90 millions.
On peut espérer une évolution semblable pour le Sahel, mais le seul levier de l'éducation n'y suffira pas, car ses effets sont trop lents. C'est la question du statut de la femme qui sera déterminante : si les hommes du Sahel veulent toujours le plus grand nombre d'enfants possible, car c'est rentable économiquement, les femmes ne sont pas de cet avis.
L'éducation fait partie des missions de l'AFD. Elle est également inscrite dans les objectifs du Millénaire.
Je tiens en préambule à rassurer M. Myard : je ne travaille pas dans le château de la Muette mais dans une annexe, depuis laquelle j'ai une vision d'ensemble de la situation…
Je voudrais plus sérieusement récuser le procès en angélisme fait à l'OCDE, qui résulte à mon avis d'une écoute partielle de mes propos. Loin de moi en effet l'idée que la crise migratoire ne recèle pas des difficultés majeures. J'ai d'ailleurs insisté sur le fait qu'elle mettait en péril des blocs fondateurs de l'Union europénne.
Quant à l'intégration, je n'imagine pas que ce soit une question qui puisse être abordée en faisant abstraction des investissements nécessaires à sa réussite. Il s'agit de faire mieux et plus vite que par le passé. Il faut aujourd'hui entre cinq et six ans pour que les populations réfugiées parviennent au même taux d'emploi que les migrants familiaux – taux déjà inférieur à celui du reste de la population et que les réfugiés mettront jusqu'à quinze ans pour atteindre. L'enjeu est donc, sans nier les difficultés, de réduire ce délai. L'OCDE a également montré que les migrants contribuent davantage en taxes et en prestations sociales qu'ils ne reçoivent en prestations individuelles.
Quant à la réalité du terrain, elle doit, quoi que vous en pensiez, être observée à la lumière des statistiques qui, en ce qui concerne les demandeurs d'asile, ne peuvent en aucun cas être sujettes à caution puisqu'elles se fondent sur des documents administratifs. L'OFPRA et les Nations unies évaluent respectivement à 70 000 et 80 000 le nombre de demandeurs d'asile en France pour l'année 2015, chiffre extrêmement raisonnable rapporté à la population française, a fortiori si l'on considère que seule la moitié de ces demandeurs d'asile – estimation haute – obtiendra le statut de réfugié.
Je ne parle ici que des réfugiés ; à l'égard des déboutés, il faut en effet repenser les politiques publiques. Mais peut-on raisonnablement affirmer que la France n'a pas les moyens d'intégrer 35 000 personnes ? Proportionnellement à la population, si nous avions reçu autant de demandes d'asile que la Suède, nous en aurions reçu un million !
Ce n'est absolument pas un phénomène nouveau en Suède, qui est le pays de l'OCDE qui accueille le plus de réfugiés en proportion de sa population, et ce, depuis des années.
J'admets les difficultés que rencontrent aussi bien la Suède, qui a pourtant une des politiques d'intégration les plus élaborées de l'OCDE, que l'Allemagne ou l'Autriche, et je ne prétends pas que la solution est d'ouvrir grand nos portes et d'accueillir tout le monde ; le renforcement des contrôles aux frontières fait d'ailleurs partie de l'agenda européen en matière de migration.
Permettez-moi de citer en la traduisant votre note « Can we put an end to human smuggling ? » : « Il est possible de ralentir le trafic d'êtres humains : en ce qui concerne les réfugiés, l'un des options envisageables, au moins à court terme, est d'offrir davantage – et plus rapidement – de possibilités de réinstallation. » Il s'agit bien d'augmenter le nombre de personnes accueillies !
Il faut mettre en place des politiques permettant de renforcer les contrôles aux frontières extérieures, de lutter contre les réseaux de passeurs et d'améliorer le taux de retour des déboutés. Mais il est faux de penser que l'on va mettre un terme aux migrations en construisant des murs et des frontières.
Ces mesures sont un élément de la solution mais elles ne sont pas suffisantes. Il faut également ouvrir différentes options à ceux qui, quoi qu'il arrive, auront décider de gagner l'Europe. Cela passe entre autres par une meilleure utilisation des routes migratoires légales, ce qui doit faire l'objet du prochain débat à Genève et de la grande conférence que le président Obama va organiser en septembre. Certains Syriens, par exemple, actuellement réfugiés dans les pays limitrophes, possèdent les compétences pour accéder à des emplois aujourd'hui occupés par d'autres types de migrants. Il suffirait de les en informer et de lever les obstacles administratifs qu'ils peuvent rencontrer. De même, s'il y a aujourd'hui plus de femmes et d'enfants sur les bateaux, c'est que certains pays empêchent le regroupement familial.
Il s'agit donc de proposer une réponse globale, ce que n'a pas fait l'Europe, qui s'est focalisée sur la relocalisation, c'est-à-dire sur la répartition des gens déjà arrivés, sans s'intéresser au programme de réinstallation de 20 000 réfugiés inscrit en mai dernier dans l'agenda européen en matière de migration.
Même s'il est discutable sur certains points, l'accord avec la Turquie a précisément pour but d'ouvrir de nouvelles routes légales.
Absolument. Dans cette optique, le principe de la réinstallation est parfaitement opérationnel. Le Canada a ainsi accueilli 25 000 réinstallés en quelques mois.
Il est important d'anticiper. Nous devons anticiper les conséquences que va avoir la fermeture de la route des Balkans, mais également les effets de l'évolution du conflit en Irak : que va-t-il se passer lorsque les forces de la coalition vont tenter de reprendre Mossoul ?
Pour en revenir à l'Afrique, on estime plus ou moins bien l'évolution démographique du continent, et les marges d'erreurs restent importantes. Globalement on sait néanmoins que certains pays comme le Nigeria ont une croissance démographique très forte, que l'on peut identifier comme un facteur de risque en matière de migration.
Quelles que soient les prévisions, un Nigeria économiquement prospère et stable sera un pôle de stabilisation pour l'ensemble du continent africain ; à l'inverse, un Nigeria pauvre et en crise sera une source de flux migratoires importants. Sur cette question, le rôle du Nigeria sera décisif dans les trente prochaines années.
Il faut donc, là encore, anticiper et réfléchir à une redéfinition de l'aide au développement, même si elle ne peut pas tout et que son efficacité peut-être questionnée. Quoi qu'il en soit, l'aide au développement a été ciblée ces dernières années sur les populations les plus vulnérables. Cela est légitime, mais ce ne sont pas ces populations qui migrent. Nous devons donc faire en sorte que cette aide soit réorientée pour créer des opportunités économiques à long terme permettant de retenir dans leurs pays d'origine les migrants les plus susceptibles d'utiliser les réseaux de passeurs.
Cette question se posera sur le long terme. Avant cela d'autres problèmes surgiront, qu'il faudra résoudre.
L'explosion démographique que connaît actuellement l'Afrique est une première dans l'histoire de l'humanité, comme l'expliquent fort bien Jean-Michel Severino et Serge Michailof dans leurs ouvrages. J'aimerais donc, monsieur Le Bras, connaître votre avis sur les conséquences de cette évolution démographique en matière de flux migratoires, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Afrique.
J'ai dit assez clairement que ce sont les pays limitrophes qui seraient les premiers concernés et que l'Europe ne serait concernée qu'au second degré. Je répète également que ceux qui migrent sont ceux qui ont les ressources – intellectuelles ou pécuniaires – pour cela. C'est donc à eux qu'il faut ouvrir les routes migratoires légales ou fournir une aide au développement qui leur permette de construire leur avenir dans leur pays d'origine. Actuellement, au Maroc, ce sont les diplômés qui connaissent le plus fort taux de chômage. De ce point de vue, le monde change, et le Maghreb ne ressemble guère au reste de l'Afrique subsaharienne.
Merci messieurs pour vos éclairages. Il était salutaire que nous ayons avec vous ce débat.
Examen, ouvert à la presse, du projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) sur l'exonération de droits d'enregistrement des acquisitions immobilières destinées à être utilisées par le CERN en tant que locaux officiels (n° 2604)
Nous examinons, sur le rapport de M. Hervé Gaymard, le projet adopté par le Sénat, autorisant l'approbation de l'accord entre la France et l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) sur l'exonération de droits d'enregistrement des acquisitions immobilières destinées à être utilisées par le CERN en tant que locaux officiels (n° 2604)
L'accord soumis étend les privilèges fiscaux accordés au CERN en incluant les droits d'enregistrements liés aux acquisitions immobilières destinées à être utilisées par le CERN en tant que locaux officiels. Un tel privilège est tout à fait courant. Il contribue à l'attractivité d'un pays en matière d'accueil d'organisations internationales. En outre, cet accord ne peut être dissocié d'un autre accord conclu concomitamment pour apurer le passé, car il y a eu un léger contentieux entre la France et le CERN sur l'étendue des privilèges fiscaux. Je vous recommande donc d'approuver ce projet de loi.
Je rappellerai tout de même l'importance du CERN, qui est un organisme tout à fait remarquable. L'idée en a été lancée par Louis De Broglie en 1949. Il a été institué en 1954 à Meyrin, près de Genève, une commune qui fut savoyarde jusqu'en 1601 et françaises jusqu'en 1815, date à laquelle elle est devenue Suisse. Depuis les années 1970, un anneau d'accélération passe sous le territoire français. Si le siège est en Suisse, l'anneau d'accélération qui est le « must » du CERN passe sous le territoire français et il y a eu un autre traité en 1972 qui a complété le traité institutif de 1954.
Dans l'actualité récente, les deux grandes avancées du CERN ont été, très récemment, celle du bozon de Higgs dans la physique et, précédemment, le web, puisqu'au début des années 1990 ce sont des ingénieurs du CERN, un Belge, M. Cailliau, et un britannique, Sir Tim Berners-Lee, qui ont inventé le world wide web. L'utilisation du web pour les chercheurs du CERN a été mise en oeuvre en 1991 et c'est le 30 avril 1993 – et je ne suis pas sûr que cela ait fait à l'époque la une des journaux – que le web a été étendu au domaine public.
C'est une institution formidable présidée par un scientifique. Il y a un peu moins de 10.000 chercheurs, 2.500 permanents et 6.500 professeurs associés. La France contribue à environ 15 % du budget, soit près de 130.000 euros par an. Il faut donc voter cet accord.
Merci d'avoir fait l'historique de cette institution remarquable. J'ajoute qu'en 1954, c'est le gouvernement de Pierre Mendes-France, un visionnaire sur beaucoup de sujets, qui a pris ces décisions.
J'en profite pour signaler que le CERN est prêt à recevoir une délégation de notre commission. J'envisageais donc d'organiser prochainement une éventuelle visite.
Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le projet de loi (n° 2604) sans modification.
La séance est levée à onze heures trente.