Il faut bien distinguer deux choses : d'une part, la preuve en matière de harcèlement sexuel devant le tribunal correctionnel, dans le cadre d'une procédure où la partie visée est le harceleur, et, d'autre part, le harcèlement sexuel devant le conseil de prud'homme, car les règles applicables dans les deux cas sont complètement différentes. Concernant le harcèlement sexuel en matière pénale, la preuve de l'infraction repose sur l'accusation, et donc en bonne sur la victime qui porte plainte, et ce n'est donc pas la chose la plus aisée. Néanmoins quand les magistrats se donnent la peine de faire un travail en profondeur, en analysant un faisceau d'indices concordants et ne s'arrêtent pas à l'absence de témoignage direct, on arrive à avoir des décisions qui sont intéressantes, mais il est évident qu'elles sont assez rares.
Il en va différemment en matière de droit du travail. Sous l'influence du droit européen, le droit français a prévu des règles de preuves qui sont plus souples pour les salariés, et que l'on désigne par le terme d'aménagement de la charge de la preuve. Il s'agit d'une certaine manière d'organiser un partage de la preuve entre la salariée, qui allègue des agissements de harcèlement sexuel, et l'employeur.
Néanmoins, c'est justement la formulation juridique dans le code du travail de cette règle de preuve qui pose problème, parce qu'elle est moins favorable que la règle de preuve qui existe pour toutes les discriminations. Pour celles-ci, l'article L. 1134-1 du code du travail dispose en effet que « Lorsque survient un litige en raison d'une méconnaissance des dispositions du chapitre II, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination ». C'est au vu de ces éléments qu'il incombe à de la défense, en l'occurrence l'employeur, de prouver que sa décision, généralement de licenciement, est justifié par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Ce dispositif est destiné aux discriminations lié à l'orientation sexuelle, au handicap, à l'état de santé, à l'appartenance à une ethnie, etc.
Les dispositions du code du travail relatives aux règles de preuve en matière de harcèlement sexuel et de harcèlement moral sont sensiblement différentes. En lisant rapidement, on peut avoir l'impression que ces dispositions sont analogues : le code du travail prévoit ainsi que dans ce type de cas, la personne « établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement». Cependant, entre « établir des faits » et « présenter des éléments de faits », il existe une différence sensible quant aux règles de preuves. Il est d'ailleurs de plus en plus fréquent que des avocats de l'employeur jouent sur cette différence pour rejeter les éléments que nous apportons dans les procédures. Là où les victimes d'autres discriminations n'auraient à établir qu'un faisceau de présomption de preuves indirectes, il existe pour les victimes de harcèlement sexuel une exigence probatoire accrue. Or cela va à l'encontre du droit européen qui prévoit que les victimes n'aient pas à apporter une preuve complète. On va donc se retrouver avec des employeurs qui vont dire « on n'a pas de témoin direct », « on n'a pas de caméra de surveillance » ou autre, alors que l'intention du législateur européen était de faciliter le recours des victimes.
On peut d'ailleurs se demander d'où vient cette différence de régime entre discrimination et harcèlement. En procédant à des recherches sur ce point, nous nous sommes rendus compte que la loi du 9 novembre 2001 relative à la charge de la preuve en cas de discriminations – loi qui transposait une directive européenne de 1997 – a introduit une disposition dans le code du travail qui prévoit que la victime d'une discrimination doit présenter des éléments de faits laissant supposer l'existence d'une discrimination. Il s'agit du régime le plus favorable. A ensuite été adoptée la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002, qui a créé le délit de harcèlement moral et qui doit préciser le régime de preuve applicable en la matière. Jusqu'ici, le régime est le même pour le harcèlement moral, le harcèlement sexuel et les discriminations, donc tout va bien. Mais en janvier 2003 le législateur, dans le cadre de la loi portant sur la négociation collective en matière de licenciement, décide de renforcer le régime de preuve uniquement pour les victimes de harcèlement moral et sexuel. La différence ainsi introduire est non seulement scandaleuse mais aussi illégale, et pour deux raisons.
Premièrement, elle viole le principe d'équivalence issu du droit européen. En vertu de celui-ci, les modalités procédurales des recours en justice destinées à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l'Union européenne doivent être encadrées par le principe dit d'équivalence, qui impose que ces modalités ne soient pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne. Il faut alors se demander si les recours en matière de discrimination et les recours en matière de harcèlement moral ou sexuel sont similaires. Pour nous, ils sont identiques puisque le harcèlement sexuel fait partie du champ des discriminations dans le droit européen. Il en est de même en droit interne, dans la mesure où la loi du 27 mai 2008 intègre dans le champ des discriminations des agissements à connotation sexuelle. D'un point de vue juridique, les notions de harcèlement sexuel et de discrimination se recouvrent : il existe donc une violation du principe d'équivalence. Le législateur français n'avait pas le droit en 2003 d'instituer une notion de différence de traitement juridique entre les deux charges de la preuve. Nous pourrions même considérer que c'est une discrimination indirecte puisqu'en prévoyant des règles de preuves moins favorables pour le harcèlement sexuel, ce sont massivement les femmes qui en sont lésées.
Le principe de non régression a également été méconnu. En droit interne, le législateur ne peut revenir sur le dispositif applicable pour introduire une disposition moins favorable : or, pendant un an, le droit de la preuve du harcèlement sexuel a été calqué sur celui des discriminations, et le législateur n'avait donc pas le droit de revenir dessus.
En outre, la situation des personnes salariées du secteur privé victimes de harcèlement sexuel diffère de celle des agents de la fonction publique. Le droit applicable à ces derniers est bien équivalent aux discriminations. Le Conseil d'État a ainsi rappelé, dans un arrêt du 11 juillet 2011, qu'il appartient à l'agent public de soumettre au juge des éléments de faits susceptibles de présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il n'y a donc aucune raison qu'il existe des régimes de preuves différents pour les salariés du privé et pour les agents de la fonction publique. Pour l'ensemble de ces raisons, il nous semble donc important d'aligner les règles de preuve en matière de harcèlement sexuel et de discrimination.
Par ailleurs, l'article L. 1132-1 du code du travail relatif à l'interdiction des discriminations doit s'articuler avec la loi du 27 mai 2008, qui est aussi une loi de lutte contre les discriminations. Le choix du législateur a été de faire du bricolage, puisque l'article précité du code du travail renvoie à la loi du 27 mai 2008 plutôt que de reprendre, en les codifiant, ces dispositions. Le résultat est surprenant puisque, pour que la discrimination soit constituée en application de cet article, il faut que les agissements à connotation sexuelle subis par une personne, et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement hostile, dégradant, humiliant ou offensant, soient également reconnus comme des agissements à motivation sexiste. La combinaison des deux dispositions a créé une bizarrerie juridique, liée au fait que l'on a procédé par renvoi : autrement dit, il s'agit d'une discrimination encore plus discriminatoire, qui s'apparente à un harcèlement sexuel à raison du sexe. Cette situation fait porter sur la victime une charge de la preuve plus compliquée, puisqu'elle est tenu de présenter des éléments sur, non pas un, mais deux éléments discriminatoires, relatifs aux faits du harcèlement sexuel et au caractère sexiste de celui-ci. Or ni le droit européen, ni la loi du 27 mai 2008 ne posait cette exigence. Il nous semble donc nécessaire de clarifier ces dispositions.
Pour conclure, j'ai participé hier à la réunion du groupe de dialogue au ministère du travail sur le projet de loi concernant recours collectif en matière de discrimination, qui correspond me semble-t-il au projet de loi pour une justice de XXIe siècle, dont l'intitulé a été modifié. L'une des interrogations au centre des débats portait sur les structures qui ont un droit d'agir pour représenter un groupe discriminé devant le juge. Tous les débats se focalisaient sur la question de savoir s'il devait s'agir d'une prérogative syndicale ou s'il devait être ouvert à des associations et, le cas échéant, lesquelles et dans quelles conditions.
L'arbitrage qui a été rendu nous inquiète. Dans le projet de loi initial, les syndicats étaient les seuls susceptibles de représenter des groupes discriminés. Compte tenu du peu d'intérêt porté par les syndicats sur les questions relatives au sexisme, nous nous sommes dit que les femmes n'allaient jamais être représentées dans les groupes discriminés et que de fait, il leur sera impossible de faire valoir leur droit par le biais d'un recours collectif. Le droit d'agir des associations a été introduit mais limité aux discriminations à l'embauche, ce qui revient à ne nous donner aucun droit, puisque nous ne sommes pas saisies pour les discriminations à l'embauche. Mais même cette toute petite chose a été supprimée lors de l'examen de ce texte en première lecture au Sénat. Il en résulte qu'actuellement la possibilité de représenter des groupes discriminés est limitée organisations syndicales. Cette décision est aussi le reflet du groupe de travail, qui s'est réuni pendant presque deux ans au ministère du travail, dans la mesure où aucune association de défense des droits des femmes n'a été invitée. Si l'AVFT a néanmoins pu être présente, grâce à une sorte de « coup d'État » qui n'a pas été simple, les associations ont de fait été écartées du projet.