Intervention de Hervé Lanouzière

Réunion du 24 mars 2016 à 9h00
Mission d'information relative au paritarisme

Hervé Lanouzière, directeur général de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail, ANACT :

Le paritarisme de l'ANACT et des ARACT est un paritarisme atypique. Nous observons en ce moment une tendance forte à renvoyer à l'espace local la régulation des conditions de travail et de leur définition. Cette tendance de fond s'observe aussi bien dans la loi dite « Rebsamen » du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l'emploi que dans le projet de loi porté par Mme Myriam El Khomri. Autrefois, comme inspecteur du travail, j'ai observé comment la régulation locale existait déjà de fait dans les entreprises, mais il faut s'interroger sur ses modalités et sur les conditions d'un fonctionnement légitime.

L'état des forces sociales, la maturité du dialogue professionnel et la culture du dialogue social sont-ils suffisants dans le pays pour donner des résultats satisfaisants quand la régulation a lieu au niveau local ? C'est prendre une grande responsabilité que de confier à des organisations inexistantes ou qui ne sont pas au niveau – qu'il s'agisse des syndicats ou des directions des ressources humaines – des questions aussi importantes et difficiles que l'égalité professionnelle, la diversité, la prévention de l'usure et de la pénibilité, la gestion des parcours professionnels en entreprise, la qualité de vie au travail, etc. Cette prise en charge est-elle seulement possible ? Aussi devons-nous nous demander comment accompagner ce mouvement de fond.

Si l'ANACT a un conseil d'administration tripartite, où les rôles sont nettement répartis et les choses relativement simples, elle s'appuie, au plan opérationnel, sur un réseau de vingt-six associations strictement paritaires. Ces entités de droit privé doivent constituer un réseau piloté par notre agence, établissement public administratif, pour oeuvrer dans le champ compliqué de l'amélioration des conditions de travail. Or, puisqu'il ne s'agit pas d'un paritarisme de gestion, nous ne disposons pas de fonds qui seraient destinés au financement d'un quelconque dispositif. Les ARACT sont ancrées dans leur territoire : c'est leur richesse, elles y déploient leurs compétences au service de solutions innovantes et de projets originaux liés à leur enracinement local. Encore faut-il capitaliser et transférer cette expérience au niveau national.

Le sujet des conditions de travail m'est souvent apparu comme particulièrement propice à la négociation et à la concertation. L'atmosphère des réunions de CHSCT tranche sur les discussions tendues au sujet des salaires. Les conditions de travail peuvent donc être une clé d'entrée dans les entreprises, offrant un champ pour y renouer le dialogue social et l'esprit de compromis.

Quelle est l'efficacité du paritarisme de projet ? Beaucoup de temps et d'énergie y sont dépensés. La question est sans cesse posée de savoir qui est autonome, qui est le chef, qui pilote… Le processus est extrêmement coûteux en énergie. L'ANACT fixe-t-elle les priorités ou les ARACT sont-elles trop autonomes pour que cela soit envisageable ? L'enjeu est pour nous d'apporter la preuve de l'efficacité de l'emploi des fonds publics, qu'ils proviennent des conseils régionaux ou de l'État. Si le fonctionnement paritaire est passionnant, il n'en est pas moins coûteux.

Notre but est d'avancer sur l'amélioration des conditions de travail, non de faire fonctionner des structures pour elles-mêmes. Plutôt que vingt-six chapelles, nous préférerions une grande cathédrale. Pour cela, il faut des moments de concertation, de décision et de pilotage. Les organisations elles-mêmes disent qu'il leur est difficile d'embarquer leurs propres adhérents dans leurs projets. Passer autant de temps à élaborer les conditions des compromis est particulièrement coûteux en énergie.

La réforme territoriale nous en apporte un exemple flagrant. Puisqu'elle impose une nouvelle carte administrative, je voudrais, avec le soutien de mon conseil d'administration et des représentants de l'État qui en sont membres, développer une attitude proactive en considérant que le réseau doit très vite se caler sur l'organisation administrative, pour travailler sans tarder sur l'amélioration des conditions de travail. Mais les associations paritaires, considérant qu'elles incarnent un paritarisme de projet, souhaitent beaucoup plus de temps. Dans cet exercice, leur revendication d'autonomie locale peut donc être un frein et causer un ralentissement.

Pour éclairer les partenaires sociaux et les aider à définir des orientations stratégiques en matière de conditions de travail, le paritarisme de projet peut donc apporter des solutions intéressantes ; mais, pour le fonctionnement gestionnaire et local, la situation est plus compliquée. Au quotidien, ce n'est pas facile, vous l'aurez compris.

Le paritarisme concerne aussi les entreprises. L'ANACT part du principe – c'est pour elle un postulat de méthode – qu'aucune amélioration des conditions de travail ne peut se faire, sinon sans paritarisme, du moins sans démarche participative de la part des entreprises. C'est démontré et cela s'observe dans les faits : sans implication, il n'y a pas de prévention des risques professionnels qui tienne. Car le travail ne se prescrit pas de manière unilatérale. Les conditions dans lesquelles le travail se réalise sont tout le temps contredites par la réalité. Comme nous l'enseigne l'ergonomie, un écart existe nécessairement entre le travail réel et le travail prescrit ; tous deux sont en confrontation permanente. La parole des travailleurs, au sens des directives européennes qui ne font pas de distinction de statut dans la définition de cette notion, est donc nécessaire pour élaborer des modalités de travail satisfaisantes, qui vont à la fois dans le sens des employeurs, en augmentant la productivité, et dans le sens des salariés, en améliorant le bien-être et la santé au travail. A contrario, toute démarche unilatérale de prévention ou d'amélioration des conditions de travail est vouée à l'échec.

Mais quels sont les bons espaces pour élaborer des conditions de travail participatives ? Nous travaillons beaucoup avec les CHSCT, mais, en même temps, notre premier périmètre d'action est celui des très petites, petites et moyennes entreprises (TPE et PME), où l'on ne trouve pas forcément de CHSCT ou de structures représentant formellement les salariés.

De toute façon, nous distinguons entre paritarisme et démarche participative. Au sein de l'ANACT, ce n'est pas tant pour déployer le paritarisme au sein de toutes les entreprises que nous travaillons avec les partenaires sociaux, que pour obtenir d'eux l'aide nécessaire pour imaginer, au sein des entreprises, des solutions innovantes ne passant pas forcément par du dialogue social pur et dur. Il s'agit plutôt d'inventer des espaces de discussion alternatifs, dont les partenaires sociaux garantissent la qualité.

L'accord interprofessionnel sur la qualité de vie au travail a créé des espaces d'expression ; beaucoup ont émergé, depuis 2008, sur les risques psychosociaux. En 1982, une première tentative d'ouvrir un droit d'expression, plus étroite, avait échoué, car les syndicats se considéraient comme les seuls interlocuteurs des employeurs. Aujourd'hui, dans les entreprises, on voit naître spontanément des espaces de discussion, c'est-à-dire des espaces de régulation dans lesquels salariés et chefs de service élaborent ensemble des compromis vertueux pour pouvoir faire le travail dans de bonnes conditions – éviter les risques psychosociaux, mais aussi apporter de la productivité dans l'entreprise.

Comme vous l'avez dit, d'énormes transformations sont en cours dans les entreprises. Les équilibres sur lesquels le contrat social est construit sont évidemment remis en cause. Les clients ont des exigences nouvelles auxquelles les entreprises doivent s'adapter. Pour prendre l'exemple de la vente à distance, les clients veulent désormais pouvoir commander le samedi et être livré le lundi. Il n'y a plus de place pour une entreprise qui publierait un catalogue deux fois l'an et proposerait la livraison à trois semaines. Cela suppose donc que des salariés travaillent le dimanche et que des livraisons puissent avoir lieu très tôt le lundi matin.

Les salariés eux-mêmes ont des attentes nouvelles, en termes d'équilibre entre vie professionnelle et vie privée ou en raison d'un rapport au travail qui a évolué. Tous ces nouveaux équilibres expliquent la floraison de formes de télétravail, d'espaces de coworking ou de nouveaux espaces de régulation. Car une régulation a lieu de fait dans les entreprises.

Aujourd'hui, les organisations syndicales comprennent que cela peut exister sans qu'elles soient nécessairement présentes, à condition qu'elles puissent exercer un droit de regard sur la manière dont cela se met en place. Dans beaucoup d'entreprises, plus ou moins importantes, des espaces de discussion se mettent en place, avec les organisations syndicales ou sans elles. Car elles se rendent compte qu'elles ne peuvent tout réguler, mais elles ont tout intérêt à se concentrer sur la définition des orientations, sur la stratégie, sur la garantie des processus et méthodologies – des règles procédurales – qui se mettent en place. Quant aux contenus, elles acceptent l'idée que les salariés sont les mieux placés pour en délibérer.

J'en arrive ainsi à votre deuxième question : quel niveau privilégier pour la négociation des avantages collectifs en matière de santé au travail ? À mon sens, la question ne se pose pas seulement en termes d'avantages collectifs ou de droits ouverts, mais plutôt en termes de règles procédurales. Les démarches paritaires et participatives servent ainsi à suivre la manière dont les choses se régulent. Ne parle-t-on pas justement d'accords de méthode ?

S'agissant du niveau à privilégier, la branche a effectivement un rôle essentiel et décisif à jouer dans l'amélioration des conditions de travail, non pas nécessairement en ouvrant de nouveaux droits liés à la santé et à la sécurité au travail, mais plutôt en offrant des services méthodologiques aux entreprises, notamment à celles qui n'ont pas de représentant du personnel. Car, en matière de prévention de l'usure et de la pénibilité, la mise en place d'une démarche spécifique dans une entreprise de dix, douze ou quinze salariés est une affaire complexe, qu'il y ait ou non un représentant du personnel.

Une branche aurait au contraire tout intérêt à offrir aujourd'hui à ses adhérents une offre de services mutualisée, pour qu'une entreprise de douze salariés puisse faire appel à un réseau de consultants. Grâce à leur aide, une PME ou TPE pourrait établir un diagnostic, un plan d'action et en organiser le suivi. L'acceptabilité sociale en sera garantie par la gestion paritaire, au niveau de la branche, de la qualité des prestations servies aux adhérents comme du cahier des charges imposé aux consultants. Cela prendrait aussi en compte le fait que, dans beaucoup d'entreprises, il n'y a pas de représentant du personnel.

Ainsi, la branche constitue un échelon essentiel, non dans l'ouverture des droits, mais dans la définition de lignes directrices de méthodologie. Quand une entreprise veut mettre en place du télétravail, il lui est plus facile de déployer cette solution si la branche a déjà réfléchi à la question et lui fournit des outils pour le mettre en place sans faire naître d'injustice organisationnelle ou individuelle. Non seulement des PME, mais aussi des entreprises de 800 à 1 000 salariés n'ont parfois pas le temps de travailler à ces questions. Qu'une branche ait travaillé dans un cadre paritaire sur le déploiement d'un dispositif de télétravail, voilà qui est beaucoup plus efficace que l'incantation à agir directement sur le terrain.

En matière de santé et de sécurité au travail, les tickets d'entrée sont tout de même chers. Il faut donc fournir les outils. L'on parle aujourd'hui de droit à la déconnexion et d'évaluation de la charge de travail… Quels sont les espaces où celle-ci pourra être mesurée ? Il faudrait reformuler la question pour chercher à savoir comment réguler la charge de travail d'un cadre de haut niveau sur la durée. Or la réponse ne se définit pas en termes de droits ouverts, mais de cadre posé paritairement par la branche professionnelle.

Votre troisième question portait sur la place de la santé et de la sécurité au travail dans le cadre de la prochaine refonte du code du travail. L'un des paradoxes français est le suivant : d'une part, le droit de la santé et de la sécurité au travail est un droit régalien à l'extrême, puisque les règles imposées par le code du travail pour protéger la santé et la sécurité des travailleurs ne se négocient pas – lorsque l'on travaille à côté d'un transformateur à haute tension, c'est évidemment exclu ; d'autre part, par tradition, la branche des accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) de la caisse nationale d'assurance maladie qui pilote ces questions définit, de manière paritaire, les grandes orientations en matière de santé et de sécurité au travail.

Pour le nouveau code du travail, l'architecture proposée par le rapport de M. Jean-Denis Combrexelle et que l'on retrouve dans le projet de loi porté par Mme Myriam El Khomri me paraît susceptible de fonctionner. M. Jean-Denis Combrexelle opère en effet le départ entre les dispositions d'ordre public, celles qui peuvent être négociées et les dispositions supplétives. Cette répartition nous semble opérationnelle. Je précise en outre que 90 % des normes applicables dans le domaine sont d'origine européenne et doivent être transcrites mot pour mot.

En tout état de cause, la mise en oeuvre des diverses dispositions est une question complexe, à laquelle le droit actuel n'apporte pas toujours une réponse efficace. J'en veux pour preuve les accidents du travail liés aux problèmes de coordination, lorsque plusieurs entreprises travaillent ensemble sur un même lieu. Je ne parle pas simplement des relations entre un donneur d'ordres et ses sous-traitants, mais d'événements tels que les grandes foires organisées au parc des expositions de la porte de Versailles, dont les modalités d'organisation sont extrêmement complexes. Ils présentent un risque non négligeable pour la sécurité et la santé des travailleurs. Mais doit-on appliquer le décret du 6 mai 1995 fixant la liste des prescriptions réglementaires à respecter sur un chantier de bâtiment ou celui du 20 février 1992 fixant les prescriptions particulières d'hygiène et de sécurité applicables aux travaux effectués dans un établissement par une entreprise extérieure ? Bien qu'ils soient très différents, les deux textes ont pour objectif de prévenir les atteintes à la santé.

En Île-de-France, l'inspection du travail a tranché : c'est le décret de 1995 qui s'applique. Mais, à Lyon, la décision a été prise d'appliquer plutôt le décret de 1992. Une même entreprise se voit ainsi appliquer deux règlements différents, selon qu'elle organise une manifestation à Paris ou à Lyon… J'ajoute qu'aucun des deux décrets n'est vraiment adapté aux défis actuels de la coordination.

Aussi paraît-il sage de poser l'obligation de la coordination par des dispositions d'ordre public, mais de laisser des dispositifs locaux ad hoc se mettre en place, de manière négociée, pour atteindre concrètement cet objectif grâce à des solutions peut-être atypiques, mais adaptées à la réalité du terrain. Cela peut améliorer sensiblement la coordination entre les entreprises quand des milliers de travailleurs se côtoient. Des dispositions supplétives seraient applicables par défaut si aucun accord n'était trouvé.

La négociation paritaire porterait ainsi non sur la règle, mais sur les moyens et les modalités de mise en oeuvre. Car, j'y insiste, la complexité des organisations et des configurations juridiques fait qu'il n'est actuellement pas possible d'arriver à une vraie régulation sans l'accord des acteurs. Ils doivent donc pouvoir mettre en place, au niveau local, des dispositifs efficaces dans un cadre négocié au sein de leur branche professionnelle, et avec les outils fournis par elle.

Tel est le rôle des guides et référentiels produits par la branche AT-MP, qui publie régulièrement des recommandations par secteur d'activité. Elles n'ont pas force légalement contraignante, mais sont le résultat de longues négociations entre partenaires sociaux. Ces règles de l'art, propositions très concrètes, produisent des effets, car la règle négociée paritairement est aussi mieux acceptée socialement au sein des entreprises.

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