Intervention de Fadia Kiwan

Réunion du 8 mars 2016 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Fadia Kiwan, représentante du Liban au conseil exécutif de l'Organisation de la femme arabe :

Monsieur Mariani, le terme de féminisme d'État n'était pas connoté négativement dans ma bouche, au contraire : les femmes ne se portaient pas trop mal sous ces régimes par ailleurs répressifs.

Je note toutefois que les grandes actions sont souvent, à l'origine, le fait d'individus, et qu'elles prennent du temps. Voyez la manière dont le français a été imposé à toutes les provinces par François Ier, ce qui a largement contribué à consolider la communauté nationale. Ainsi des actions menées par quelques-uns ont-elles pu avoir des effets structurants sur l'histoire de leur société.

Je songe aussi à la moudawana de Bourguiba en Tunisie : c'est ce patrimoine qui a immunisé les femmes contre la récente montée en puissance des islamistes et qui a permis de conserver le terme d'« égalité » dans la Constitution, plutôt que « complémentarité » ou « équité » (insâf), proposés par les islamistes. On le doit à un homme éclairé qui était musulman, qui croyait en Dieu, mais qui estimait que la vie quotidienne devait être civile. C'est lui qui a mis les choses en marche ; évidemment, il n'est pas allé jusqu'au bout.

Au Maroc aussi, le code de la famille est né de l'initiative du roi. Celui-ci a installé une commission qui, après avoir procédé à des consultations pendant deux ans, se trouvait divisée : elle lui a donc remis deux rapports. Il a choisi le projet le plus éclairé et l'a fait adopter à la Chambre. Les islamistes s'y sont opposés par des mouvements de rue, mais, fort de sa légitimité de commandeur des croyants, le roi est allé de l'avant. Et le code qui en résulte est assez avancé même si, comme l'a très bien dit Alya, il continue, comme en Tunisie, de se placer dans une perspective musulmane : l'un et l'autre codes partent du texte religieux.

Cela dit, la notion de charia elle-même peut être interprétée de deux manières différentes, et ce point divise fortement les exégètes. Soit c'est le Coran et lui seul qui fonde l'organisation de la cité, soit c'est le texte coranique auquel on adjoint les hadîths nabaoui (paroles du Prophète) et la sîrat an-nabi – la vie du Prophète, relatée un peu à la manière des Évangiles chez les chrétiens : ce que le Prophète a fait ou dit dans telle ou telle situation.

Vous avez à l'esprit vos sociétés laïques ; mais songez que leur sécularisation est le fruit d'un processus long de plusieurs siècles. Il fallait une brèche dans la compréhension des textes religieux : elle a été ouverte par Saint Thomas. Celui-ci a introduit la liberté de pensée au sein du christianisme, laquelle a mené à la sécularisation et a sauvé le christianisme de l'instrumentalisation qui en était faite, la même que subit aujourd'hui l'islam dans nos sociétés.

On a l'impression d'une complicité secrète entre les régimes répressifs, qui accaparent le pouvoir politique, et les hommes, auxquels est abandonné le pouvoir au sein de la famille. Le code de la famille est un peu le jouet qu'on laisse aux hommes : ils sont maîtres chez eux, ils ont droit à une double part d'héritage, etc.

Il y a aujourd'hui parmi les musulmans beaucoup de personnes favorables à une lecture structurale du Coran lui-même. Ainsi, dans ce passage où il est dit que la part d'héritage de l'homme est le double de celle de la femme, figure également une répartition des obligations qui est tout à fait inégale puisque toutes sont confiées à l'homme et que la femme n'en a aucune. Des personnes éclairées qui cherchent à donner un sens au texte en proposent donc une interprétation selon laquelle, si les hommes et les femmes ont aujourd'hui des obligations égales, rien ne justifie que leurs droits successoraux soient inégaux. Il faut respecter ces tentatives émanant de musulmans de notre temps, qui font face à un dilemme mais qui veulent sauver la religion. Laissons-les faire : nous n'avons rien contre.

Le féminisme d'État n'est pas une mauvaise chose, y compris en France, comme vous l'avez si bien dit, monsieur Mariani – il est même élégant de votre part de l'avoir si bien dit. Ce féminisme d'État est nécessaire, car les règles du jeu peuvent structurer les comportements : si l'on agit au sommet, non seulement à l'initiative du régime mais par la loi, si les textes adoptés sont en avance sur les mentalités et les conduites sociales, celles-ci peuvent évoluer. Si la conviction est là, il ne faut pas hésiter à agir. Je l'avoue, je suis volontariste, comme tous les militants : je n'attends pas que tout le monde soit convaincu, je le suis tellement moi-même que je tire les autres vers l'avant ! Et c'est le cas s'agissant de ce code universel.

Monsieur Guibal, je voulais laisser Alya vous répondre à propos des sociétés matriarcales, mais j'ajouterai que les sociétés occidentales sont en pleine transformation. La famille et les rapports en son sein changent profondément : en témoignent le nombre croissant de familles monoparentales et le fait qu'un couple, fût-il marié ou pacsé, ne dure pas toute la vie.

M. Hamon s'interrogeait sur la régression des droits des femmes. Elle est réelle. Mais, pour paraphraser un révolutionnaire : « Deux pas en avant, un pas en arrière » ! Il y a toujours dans la société des forces de résistance qui tirent vers l'arrière. C'est ce mouvement que nous vivons aujourd'hui. C'est dans les zones de conflit armé que les femmes sont vraiment dans une situation tragique. Dans les pays qui ont réussi à instaurer une certaine stabilité, comme la Tunisie et l'Égypte, les constitutions ont consacré un progrès en la matière. Il convient donc d'être nuancé.

Madame Guittet, vous avez parfaitement raison : l'enjeu est de passer du droit coutumier au droit positif – pour appeler un chat un chat, du droit religieux au droit positif. Mais seules les personnes directement concernées devraient le faire. Nous devons leur témoigner beaucoup d'amour, de compréhension, de respect vis-à-vis de leur religion.

Je suis personnellement convaincue que l'islam a opéré une véritable révolution culturelle par rapport à la Jâhiliyya, l'anté-islam. À l'époque, on brûlait vives les filles, les gens s'entretuaient sur le fondement de la asabiyya tribale et clanique. « Que de frères tu peux avoir que ta mère n'a pas mis au monde », a dit le Prophète lors de conversations avec ses proches : cela montre qu'il concevait une fraternité entre les humains qui ne repose pas sur les liens du sang. Même le Coran est permissif vis-à-vis des non-musulmans : « point de contrainte en religion », dit-il. Cette parole du Prophète date d'un temps où tous étaient intolérants, où les peuples devaient avoir la même religion que leur roi. Il a aussi appelé à la tolérance à l'égard des gens du Livre. Ce qui est arrivé ensuite, ce n'est plus le Prophète ni le Coran !

Bien avant que nous n'inventions la démocratie dans les temps modernes, le Prophète a aussi appelé à la choura, la consultation : « Que votre gouvernement soit affaire de consultation parmi vous ! » Il avait même préconisé que le califat disparaisse une trentaine d'années après son départ. Il a été très ambigu pour ne pas indisposer Ali, évitant de désigner comme son successeur Abou Bakr qui se rapprochait de lui par sa sagesse et qui était plus âgé que ses autres compagnons, mais qui n'était pas son parent proche, à la différence d'Ali. Il n'en a pas moins rompu avec l'idée que le successeur devait faire partie de la proche parentèle.

Ce sont là des intuitions évoluées pour une époque aussi lointaine. Aujourd'hui, la légitimité religieuse est instrumentalisée pour nous faire digérer des choses qui ne sont plus acceptables de notre temps.

Pour passer au droit positif, il faut d'abord créer des brèches dans le code culturel musulman, ce que seuls les musulmans, je le répète, peuvent faire : nous devons les encourager, rien de plus. Monsieur Hamon, vous parlez d'impérialisme de l'Occident, mais le code que j'ai évoqué est défendu par tous les militants de nos sociétés, qui en reconnaissent le caractère universel et n'y voient pas un produit occidental. Nous utilisons ces instruments dans les combats que nous menons chez nous, nous nous les approprions. L'idée que l'Europe voudrait nous faire la leçon ou nous acculturer n'a plus cours. C'est l'évolution de la communauté internationale au sein du système des Nations Unies au cours des dernières décennies et l'instauration progressive de nombreux instruments juridiques et de suivi – notamment les réunions internationales – qui ont donné au débat cette portée internationale. Nous avons là un instrument de combat qui peut servir aux hommes comme aux femmes du monde arabe à défendre la démocratie, le respect des droits humains et la reconnaissance des droits des femmes.

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