Je voudrais tout d'abord vous prier, de vive voix, de m'excuser pour le report de cette réunion. Nous devions nous rencontrer il y a quelque temps, mais j'ai malheureusement été confronté à un cas de force majeure.
Je suis un ambassadeur heureux d'être à Paris, en raison des relations bilatérales extraordinaires qui existent entre nos deux pays. Je crois que votre ambassadeur au Caire en est tout aussi heureux que moi. Il est vraiment très agréable de travailler dans de telles conditions.
Que s'est-il passé en Egypte ? Il y a eu deux révolutions en moins de trois ans. Celle du 25 janvier 2011 pourrait sembler logique, car on ne peut pas rester trente ans au pouvoir sans finir déconnecté de la réalité. A titre personnel, je crois que si M. Moubarak avait eu la sagesse de se retirer en 2005, on verrait aujourd'hui des statues de lui un peu partout en Egypte. On le considèrerait comme une sorte de Mandela égyptien. Nous avions par ailleurs une croissance de 7 à 8 % à cette époque, ce qui fait rêver maintenant, même s'il y avait un vrai problème de distribution. Cette croissance ne bénéficiait qu'à une certaine partie de la population égyptienne.
Un processus démocratique exemplaire s'est déroulé après la révolution de 2011. Il a conduit au pouvoir ceux qui étaient les mieux organisés, c'est-à-dire les Frères musulmans. Pendant un an, ils ont alors tout fait pour que les Egyptiens ne veuillent plus d'eux. Sans énumérer toutes les fautes graves commises par le pouvoir islamiste, je voudrais rappeler les deux principales raisons qui ont conduit à son rejet. Tout d'abord, il était clair que les Frères musulmans se considéraient d'abord comme tels et non comme des Egyptiens. Leurs intérêts venaient avant ceux du pays. Si les Frères du Hamas rencontraient une difficulté à Gaza, les Frères musulmans au pouvoir au Caire étaient prêts à faire un geste en leur faveur au détriment de l'Egypte. Il y a eu aussi un amateurisme incroyable, qui s'est notamment traduit par la diffusion en direct d'une réunion organisée autour du président de l'époque, avec des conseillers et des dirigeants de partis politiques, sur la question du barrage que les Ethiopiens sont en train de construire au risque de nuire aux ressources en eau de l'Egypte. On a pu entendre le président de la République proposer de bombarder ce barrage et un de ses interlocuteurs lui répondre qu'il fallait plutôt demander aux services secrets de le dynamiter en passant par l'Erythrée.
L'Egypte est certes un pays tiers-mondiste, mais elle a une longue histoire dont elle a hérité de vraies traditions étatiques. Pour beaucoup d'Egyptiens, tout cela était simplement hallucinant. Trente millions de personnes, soit près d'un tiers de la population, sont donc descendues dans la rue pour demander le départ du pouvoir islamiste. L'Egypte est le pays qui a donné au monde arabe sa culture contemporaine, qu'il s'agisse du cinéma ou de la chanson. Pour les Egyptiens, il n'était pas concevable que leur pays, source de culture et de lumière dans la région, soit influencé par un islam wahhabite qui n'est pas nécessairement dans nos moeurs.
J'en viens à ce qui a été qualifié de « coup d'État ». J'ai fait mes études dans des établissements français et ma famille a des liens anciens avec la France. Je dois dire que j'ai été déçu par l'emploi de cette expression. Ce que faisaient les frères musulmans était-il ce que vous souhaitiez pour l'Egypte ? Cela correspondait-il à nos valeurs ? Je rappelle le rôle joué à ce moment-là par le recteur d'Al-Azhar et le patriarche copte. Des élections anticipées avaient été mille fois demandées et refusées et il n'y avait pas dans notre Constitution de procédure d'impeachment à l'américaine.
L'Egypte est aujourd'hui confrontée à plusieurs défis.
Le premier est posé par ce projet de barrage que l'Ethiopie a développé pendant cette période où nous étions affaiblis. Le projet de retenue est passé de 14 à 74 milliards de mètres cube, ce dans une zone sismique ! Nous avons donc dû rappeler à nos amis éthiopiens que le Nil représentait la vie pour les Egyptiens. Il a été calculé qu'un effondrement du barrage provoquerait en quelques heures une montée des eaux de 27 mètres à Khartoum. Il y a aussi des inquiétudes sur l'alimentation en eau pendant la période de remplissage du nouveau barrage : si celle-ci devait durer douze ans, cela pourrait aller ; six ans, nous pourrions encore nous adapter en abandonnant par exemple la culture du riz ; trois ans, cela provoquerait de très grandes difficultés. Nous avons donc des discussions difficiles avec l'Ethiopie en ce moment, d'autant que cette question entraîne aussi des tensions politiques internes.
La situation en Libye constitue un deuxième défi. Nous avons 1200 kilomètres de frontière commune et il y a dans ce pays un niveau extraordinaire d'activités terroristes, qui suscitent pourtant un désintérêt total. Les terroristes sont tranquilles en Libye car la communauté internationale ne semble pas s'en préoccuper.
Le Sinaï est notre troisième défi. Il reste un petit triangle entre El-Arich, Sheikh Zuweid et Rafah où les terroristes ont été repoussés mais qui reste très dangereux. Il est toujours plus difficile de débusquer les derniers 10 % de terroristes que les premiers 90 %, d'autant qu'il y a des complicités dans les populations locales. Notre action a toutefois mis fin aux attentats de masse, qui tuaient 50 ou 100 personnes, mais nos militaires et nos policiers continuent à payer un prix élevé. Environ 750 ont été tués et 750 familles les pleurent. Ceci pour dire que la réconciliation, à mon avis, ne se fera pas avant deux décennies. Son prix politique sera énorme et je ne sais pas quel dirigeant sera prêt à le payer. Le Président a déclaré que c'était au peuple et non à lui-même d'engager la réconciliation. Les Frères musulmans sont de toute façon devenus très minoritaires. Ils ont certes recueillis la majorité des suffrages il y a quelques années, mais ils sont aujourd'hui réduits à un noyau dur de peut-être 500 000 fidèles.