Intervention de Bernard Bajolet

Réunion du 5 avril 2016 à 14h00
Mission d'information sur les moyens de daech

Bernard Bajolet, directeur général de la sécurité extérieure, DGSE :

Monsieur le président, madame et messieurs les députés, je ferai une introduction assez brève pour que vous puissiez ensuite me poser des questions.

La DGSE est un service intégré, qui réunit les différentes capacités de recueil de renseignement humain, de renseignement technique, de renseignement opérationnel, auquel il faut ajouter les renseignements qui nous sont fournis par nos partenaires.

Je n'ai pas besoin de revenir sur le renseignement humain, sinon pour rappeler que la DGSE a l'exclusivité de la recherche humaine clandestine à l'étranger.

Ensuite, mon service concentre l'essentiel des moyens du renseignement technique au sein de la communauté du renseignement. Ces moyens sont mutualisés, et donc mis à disposition des autres services de la communauté du renseignement. Certains d'entre eux, aujourd'hui la DGSI et la DRM, peuvent accéder aux outils mutualisés par des postes qui sont décentralisés auprès d'eux.

Enfin, le renseignement opérationnel est celui que nous ne collectons pas par l'intermédiaire de sources, mais que nous collectons nous-mêmes, en quelque sorte à main nue, directement.

C'est une grande originalité par rapport à la plupart des services étrangers qui n'ont pas le renseignement technique, comme c'est le cas pour la CIA ou le SIS britannique, ou qui n'ont pas non plus la capacité opérationnelle.

Je le mentionne parce que c'est une clé de compréhension pour nos modes d'action. En effet, ces différentes formes de recueil du renseignement ne sont pas superposées, mais étroitement imbriquées. Par exemple, au sein de chaque bureau de ma direction du renseignement, qui est chargée en particulier de l'acquisition du renseignement humain, travaillent des agents de la direction technique qui soutiennent les opérations de renseignement humain. Et de la même façon, le renseignement humain ou opérationnel soutient la recherche technique.

J'en viens au fond du dossier, qui intéresse votre commission. On constate sur le terrain, en Syrie et en Irak, un recul territorial de Daech : en Irak, avec la reprise de Baïji, du mont Sinjar ; de la reprise, mais partielle, de Ramadi ; en Syrie, avec la reprise de Kobané (dès janvier 2015), puis du barrage de Tichrine et Cheddadi. Toutes ces conquêtes, ou reconquêtes territoriales, sont largement dues à la composante kurde syrienne ; mais tout récemment, la reprise de Palmyre est le fait du régime appuyé par les Russes.

Ce recul territorial s'accompagne d'une attrition assez importante des personnels de « l'État islamique » puisque l'on estime que depuis 2014, celui-ci a perdu entre 7 000 et 10 000 hommes, qu'il peut cependant remplacer grâce aux nouveaux recrutements. Cela étant, ce recul ne doit pas empêcher une analyse lucide, parce que, dans la plupart – sinon la totalité – des cas que j'ai mentionnés, Daech a pratiqué une stratégie d'évitement : il a refusé le combat, reculé, retiré ses troupes pour justement éviter de les perdre et préserver ses capacités. De fait, au cours de ces combats, il a perdu beaucoup de blindés, des chars, des pièces d'artillerie, etc. Mais je tiens à dire que ce recul territorial ne signifie pas que la menace ait été réduite d'autant.

Puisque votre mission porte sur l'évaluation des moyens de Daech, je voudrais indiquer que ces moyens restent malgré tout importants. Nous évaluons le budget de l'EI – ce sont des estimations extrêmement générales puisque évidemment, celui-ci n'est formalisé nulle part – à environ 2 milliards de dollars par an.

Je précise que les ressources en hydrocarbures ne représentent que 25 à 30 % de l'ensemble. Celles-ci ont d'ailleurs diminué à cause des frappes aériennes qui ont été lancées à plusieurs reprises contre des sites pétroliers, notamment dans le Nord-Est de la Syrie, mais aussi à cause de la mauvaise qualité du pétrole qui est extrait de ces champs.

Pour l'essentiel, les ressources viennent de la perception d'« impôts ». Je pourrais vous donner des détails sur ces différents types de taxes, d'impôts qui s'apparentent, dans certains cas, à du racket pur et simple. Ensuite, plus récemment, à mesure que les revenus pétroliers baissaient, on a constaté l'augmentation d'autres sources de revenus, notamment celles tirées de divers trafics, dont le trafic d'antiquités.

Je disais tout à l'heure que Daech avait perdu une partie de ses moyens militaires au cours des affrontements. Il en conserve cependant un certain volume. Ils peuvent s'apparenter, pour simplifier, à une unité motorisée d'infanterie. Là encore, je pourrais vous donner quelques éléments si vous le souhaitez.

Pour autant, et en dépit de ces reculs, Daech reste extrêmement menaçante.

En Libye, les effectifs de Daech avoisinent les 3 000, alors qu'en Syrie et en Irak, on peut estimer le nombre de combattants à environ 30 000 – évidemment avec des hauts et des bas.

Daech n'est pas aussi fortement structuré en Libye qu'en Syrie et en Irak. L'organisation est surtout présente à Syrte et dans les environs, mais aussi à Sabratha – comme on l'a vu récemment avec une série d'attentats dirigés contre la Tunisie voisine – et dans d'autres localités comme Ajdabiya, Derna, etc. Avec, là aussi, un recul partiel, puisque l'armée nationale libyenne a récemment progressé assez nettement à Benghazi.

On ne constate pas pour le moment de transfert massif de la zone syro-irakienne vers la Libye. Je ne peux pas donner trop de détails, mais c'est une situation qu'il faut avoir à l'esprit.

Maintenant, en dépit de ces reculs et du sentiment que l'on peut avoir que Daech est contenu sur un plan militaire, la menace reste très forte pour deux raisons :

Première raison : l'absence de solution politique. En Irak comme en Syrie, l'emprise de Daech sur les territoires à majorité sunnite s'explique en grande partie par la marginalisation des Sunnites, à des dates et pour des motifs différents : pour la Syrie depuis les années soixante, et pour l'Irak depuis 2003.

En Irak, depuis 2003, les différents gouvernements qui se sont succédé à Bagdad n'ont pas été en mesure d'intégrer véritablement les Sunnites à l'exercice du pouvoir. Même si ils y sont représentés, ils ne le sont pas d'une façon qui permette à la population des zones considérées d'avoir le sentiment d'être reconnus à la mesure de leur poids démographique dans le pays. Le gouvernement irakien actuel en est conscient. Haïdar al-Abadi s'est attaqué à cette situation, mais pour le moment sans succès, notamment du fait des difficultés qu'il rencontre de la part de certains milieux politiques dans son propre pays. Et lorsque les milices chiites, qui n'obéissent pas au gouvernement de Bagdad, participent à la reconquête de certaines villes, on sent, de la part des populations, une absence d'adhésion. C'est un problème extrêmement sérieux.

Le même problème se présente en Syrie, où une solution politique ne pourra être trouvée que si le gouvernement représente de façon équilibrée l'ensemble des composantes de la population, ce qui n'est pas le cas actuellement.

C'est donc un enjeu important. Et tant que ce problème ne sera pas résolu, Daech, comme d'ailleurs les autres groupes salafistes, continueront à exercer leur emprise sur la communauté sunnite.

On pourrait dire la même chose en Libye, mais la situation y est très différente. La problématique sunnites-chiites ne se pose pas. Mais d'autres problématiques, également très compliquées, se présentent. Quoi qu'il en soit, là aussi, on ne pourra affronter sérieusement la menace que représentent Daech et les autres groupes terroristes que lorsque la situation politique sera définitivement stabilisée – même si l'on peut se réjouir que des progrès aient été faits ces derniers jours dans ce domaine.

Deuxième raison : en attendant la mise en oeuvre éventuelle de solutions politiques dans ces pays, la masse des combattants qui, à un moment ou un autre, ont été impliqués dans ce qu'il est convenu d'appeler le « jihad » – même si en arabe, cela a un sens complètement différent – continue à augmenter. Ainsi, dans la zone syro-irakienne, environ 2 000 ressortissants français ont été et sont impliqués, du côté des groupes terroristes, dans les affrontements en Syrie et en Irak : un peu plus de 600 se trouvent actuellement sur zone ; les autres sont déjà revenus, sont en instance de retour ou de départ, ou en transit vers la Syrie et l'Irak.

Il faut comparer cette masse importante, aux quelques dizaines – peut-être une quarantaine – de Français impliqués dans le « jihad » en Afghanistan pendant douze ans. Ce ne sont pas du tout les mêmes chiffres. Et encore, ces chiffres sont-ils très inférieurs à ceux qu'il faut avoir à l'esprit pour mesurer la menace. En effet, il faut raisonner en termes de francophones, et non pas en termes de Français. Comme vous le savez, la nationalité des ressortissants francophones, qu'elle soit française, belge ou celle de pays du Maghreb, importe peu à leurs yeux. Il y a plusieurs milliers de Tunisiens, peut-être 2 500 ou 3 000, qui sont impliqués dans la guerre en Syrie et en Irak, du côté des groupes terroristes. De même y a-t-il un grand nombre de Marocains, etc. Cette menace plane au-dessus de nous comme une épée de Damoclès. Elle est toujours extrêmement prégnante en dépit des attentats qui sont déjoués chaque mois, voire chaque semaine en France.

Face à cette situation, mon service s'est beaucoup rapproché de la DGSI. Ce rapprochement ne date pas des attentats du mois de janvier : il les avait précédés. Mais depuis, il s'est beaucoup renforcé, puisque nous avons maintenant des équipes communes et qu'une équipe de la DGSE est présente à Levallois. De la même façon, un groupe incluant les autres services de renseignement dépendant du ministère de la défense, de l'intérieur ou de l'économie travaille à Levallois, et chaque représentant des autres services a accès aux bases de données des autres, ce qui est vraiment important. Enfin, nous sommes engagés, avec nos collègues de la DGSI, mais aussi, en fonction du besoin d'en connaître, avec les autres services de la communauté du renseignement dans le cadre de la loi du 24 juillet, qui permet les échanges de données entre services. C'est un changement véritablement culturel, qui n'est pas spectaculaire, mais qui est beaucoup plus important que les changements d'organigramme qu'on a tendance à affectionner dans notre pays.

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