Intervention de Jean-Charles Brisard

Réunion du 5 avril 2016 à 16h15
Mission d'information sur les moyens de daech

Jean-Charles Brisard, président du Centre d'analyse du terrorisme :

Rapidement, je vous propose de décrire le modèle économique de Daech, ses principales ressources et les moyens de lutter contre cette forme de financement.

Le travail que vous avez cité dans votre présentation est un rapport et la mission d'information aura bien sûr la primauté de sa mise à jour.

La puissance financière est l'un des principaux traits caractéristiques de l'État islamique. Son modèle économique, inédit pour une organisation terroriste, présente trois spécificités.

Premièrement, il s'appuie sur le contrôle territorial. Dans un document stratégique interne à l'organisation, l'un des fondateurs de l'État Islamique écrivait : « l'État ne peut se maintenir sans l'existence de la terre (…) et les richesses de la terre sont la composante et la source de financement principale pour toutes les opérations intérieures et extérieures ».

C'est donc l'assise territoriale qui procure à l'EI l'essentiel de ses ressources, et qui lui confère l'autosuffisance depuis 2005. C'est à cette date que les services américains estiment que l'insurrection armée irakienne est devenue autonome sur le plan financier, notamment dans la province d'Al-Anbar.

Il s'agit un changement radical de modèle économique par rapport à des organisations telles qu'Al-Qaïda, qui dépendaient de financements extérieurs. Le territoire de l'EI représente aujourd'hui environ 70 000 kilomètres carrés en Syrie et en Irak, pour environ 8 millions d'habitants. Ce territoire s'est réduit d'à peu près 25 % depuis janvier 2015, à la suite de l'action de la coalition internationale, réduisant mécaniquement son accès aux ressources. Pour autant, les frappes de la coalition et l'action de la communauté internationale n'ont pas permis de réduire de manière significative les revenus de l'EI, ni sa capacité à effectuer des transactions.

Cela s'explique par la deuxième spécificité de l'État islamique : sa capacité d'accès à des sources de financement diversifiées et multiples. Il s'appuie non seulement sur l'exploitation de ressources naturelles (pétrole, gaz naturel, phosphates, agriculture, eau) mais également sur des revenus d'origine criminelle (extorsion – impôts et taxes de toute nature, redevances, confiscations, rançons et commerce illicite – et trafic d'antiquités).

Nous estimons qu'en 2015, les ressources naturelles ont généré 60 % des revenus de l'EI, et les sources criminelles 38 %. En 2014, les ressources naturelles représentaient l'essentiel des sources de financement de l'EI : plus de 80 % de ses revenus.

Enfin, la troisième spécificité du modèle économique de l'EI réside dans sa flexibilité et sa capacité d'adaptation. Ainsi, au cours de l'année 2015, afin de compenser la baisse des revenus pétroliers, l'EI a adapté ses capacités de production et de distribution, réduit ses dépenses et accru une autre source de revenus en généralisant l'extorsion ; utilisant ainsi la population sous son contrôle comme variable d'ajustement.

L'EI a également étendu son emprise territoriale sur une partie de la Libye pour tenter d'accroître son périmètre de ressources. L'ancien émir de la province libyenne de l'EI, aujourd'hui décédé, constatait en 2014 : « La Libye possède d'immenses ressources inépuisables (…) notamment le pétrole et le gaz ». L'afflux de combattants de l'EI vers la Libye s'est fortement développé, encouragé par les appels réguliers de ses dirigeants. L'EI contrôle actuellement la ville de Syrte, où plusieurs banques ont déjà été pillées et l'extorsion amorcée, ainsi qu'une bande de littoral de plus de 200 kilomètres à l'ouest et à l'est de la ville. Son expansion est néanmoins freinée, du fait du faible nombre de combattants sur place et du rejet d'une partie de la population qui perçoit le groupe comme un élément étranger.

Selon nos estimations, le revenu annuel de l'EI s'établit aujourd'hui à un peu plus de 2 milliards de dollars, et sa richesse théorique – c'est-à-dire la valorisation de l'ensemble des actifs sous son contrôle, y compris les réserves prouvées de pétrole et de gaz naturel – serait proche de 2 000 milliards de dollars.

L'État islamique exerce actuellement son contrôle sur une quinzaine de champs pétroliers en Syrie et une dizaine en Irak. La seule province syrienne de Deir ez-Zor procure les deux tiers des revenus pétroliers de l'EI. Pour l'année 2015, nous estimons la production quotidienne moyenne à environ 40 000 barils, pour un revenu annuel de 600 millions de dollars, contre un milliard de dollars en 2014.

D'après des sources locales convergentes, les transactions s'effectuent à un prix variant entre 25 et 45 dollars par baril, selon la qualité du pétrole, mesurée à sa densité. Les prix de vente sont peu affectés par la fluctuation du cours mondial du fait du monopole de vente exercé sur un marché captif dans les zones de guerre du sud et de l'est de la Syrie.

La chute des revenus pétroliers s'explique par les frappes aériennes de la coalition et celles des Russes, et la désorganisation qu'elles engendrent au niveau de la vente et de l'acheminement du pétrole. C'est la raison pour laquelle des frappes ont commencé à viser des infrastructures d'extraction.

À ces effets vient s'ajouter un frein technologique qui accentuera vraisemblablement ce manque à gagner : la difficulté pour l'État islamique de renouveler des installations vieillissantes et de recruter des techniciens qualifiés.

Où et comment se vend ce pétrole ? Le premier débouché commercial de l'EI est le marché local, sur lequel l'organisation jouit d'une situation de monopole, notamment les territoires contrôlés par les rebelles au nord de la Syrie, une partie des territoires de l'est des milices kurdes syriennes, et au sein même de sa zone de contrôle. On constate donc une interdépendance : les uns, sur les marchés captifs des zones de guerre, sont contraints d'acheter le pétrole de l'EI, lui-même forcé de vendre à ses propres ennemis.

Les importantes raffineries ayant été abandonnées par l'EI dès les premières frappes aériennes et les bombardements contre les tankers s'étant intensifiés, il vend l'essentiel de son brut à des commerçants indépendants, sur les champs de pétrole mêmes, afin de ne pas en assumer le risque d'acheminement.

Ces commerçants ont alors le choix entre écouler le brut localement, où le raffinage est artisanal, ou le vendre à des intermédiaires qui l'achemineront, souvent par contrebande, hors du territoire contrôlé par l'EI. Grâce à des réseaux d'intermédiaires et de trafiquants qui préexistaient à la création du califat en juin 2014, ce pétrole traverse des frontières poreuses – Turquie et Jordanie – ou est vendu au régime syrien lui-même.

Par ailleurs, l'État islamique contrôlait en 2015 une douzaine de gisements de gaz naturel en Irak et en Syrie, notamment Akkas, la plus grande réserve irakienne de gaz naturel, située dans la province d'Al-Anbar, et les champs de la région de Palmyre en Syrie, comptant pour près de la moitié de la production syrienne de gaz naturel. Suite aux avancées du régime syrien dans la région de Palmyre, cette situation est amenée à changer.

Nous estimons que l'exploitation de ces gisements a rapporté 350 millions de dollars à l'État islamique en 2015, ce qui représente une forte baisse par rapport à 2014.

L'exploitation du gaz étant plus complexe que celle du pétrole, l'État islamique ne dispose généralement pas de l'expertise et des moyens nécessaires. De fait, l'organisation passe des accords avec le régime syrien ou les entreprises publiques du secteur. Ces derniers fournissent le personnel qualifié ainsi que des équipements, tandis que l'État islamique s'engage à partager sa production de gaz. Certains sites sont ainsi exploités de manière bipartite, voire tripartite. C'est le cas du complexe gazier de Twinan, situé au sud-ouest de Racca. Il est exploité en sous-traitance par une société syrienne dont le dirigeant, George Haswani, a été désigné par l'Union européenne et les États-Unis comme un intermédiaire entre le régime syrien et l'État islamique.

L'EI s'est également emparé de plusieurs mines de phosphates en Irak et en Syrie, ainsi que d'usines de transformation du minerai générant un revenu estimé à 250 millions de dollars par an.

L'agriculture constitue également une ressource très importante. Les zones sous contrôle de l'EI en Irak et en Syrie constituent des terres fertiles, propices à la culture céréalière, notamment les provinces de Ninive, de Saladin et d'Al-Anbar, dont provient 40 % de la production annuelle de blé et 53,3 % de la production d'orge.

Le revenu agricole estimé se compose des revenus issus de la production des terres saisies par l'EI, et des taxes agricoles multiples, à tous les niveaux de la chaîne de valeur. Évalué à 200 millions de dollars en 2014, il a été revu à la baisse en 2015 en raison de trois facteurs : les frappes aériennes, qui affectent l'acheminement ; la pénurie d'engrais et de carburant ; et la mauvaise qualité des semences, qui entraîne une baisse des rendements. L'EI a également saisi des silos à grains en Irak, en 2014, contenant l'équivalent d'une année de production de blé, soit un million de tonnes.

L'EI contrôle également de 75 à 80 % de la production syrienne de coton, grâce à son emprise sur les régions de Racca et Deir ez-Zor, ce qui lui rapporte environ 13 millions de dollars annuels par le commerce transfrontalier avec la Turquie.

Les risques pour la sécurité alimentaire des populations sont évidents, notamment en Irak, du fait de la mainmise de l'EI sur de nombreuses terres. Ce phénomène est amplifié par la dépendance d'une majorité d'Irakiens à un secteur traditionnellement subventionné.

Autre source de revenus, l'extorsion constitue la première source de financement de l'EI. Regroupant taxes, redevances, amendes et confiscations, elle aurait rapporté près de 800 millions de dollars en 2015. Ces revenus sont en très forte hausse : l'extorsion représente désormais 33 % des revenus du groupe, alors qu'elle n'atteignait que 12 % l'année précédente. Les prélèvements les plus importants proviennent d'une taxe sur les salaires des fonctionnaires résidant sur les territoires contrôlés par l'EI, qui lui a procuré plus de 300 millions de dollars en 2015, ainsi que les droits de douane, qui ont généré près de 250 millions de dollars en 2015.

Le secteur bancaire et financier dans les zones sous contrôle de l'EI a été affecté de deux manières. Tout d'abord, l'EI a organisé le pillage systématique des banques. Il ne concerne pas seulement la très médiatique branche de Mossoul de la banque centrale irakienne, mais aussi cent trente succursales bancaires présentes sur son territoire en 2014. Ce pillage a rapporté à peu près 2 milliards de dollars à l'organisation.

Par ailleurs, du fait des restrictions imposées aux banques, l'État islamique s'est tourné vers les agents de change et les sociétés de transfert d'argent pour réaliser l'essentiel de ses transactions locales et internationales. Il s'appuie en particulier sur le hawala, système de transfert d'argent ancestral et informel reposant sur le principe de la confiance et du règlement différé par compensation en valeur, donc sans transaction à proprement parler.

Les opérations militaires, notamment celles de la coalition internationale, ont permis de dégrader les capacités financières de l'État islamique. En un an, les revenus pétroliers se sont contractés de près de 50 %. Un programme de frappes spécifique est en cours depuis 2015, « Tidal Wave II », visant spécialement les infrastructures pétrolières.

Cet effort doit être amplifié afin de ne plus seulement dégrader les capacités de l'État islamique, mais aussi faire reculer l'organisation pour réduire mécaniquement son accès aux ressources financières, d'origine naturelle ou criminelle. Car si nous constatons une baisse des revenus pétroliers de près de 50 % depuis 2014, l'organisation s'est adaptée et son revenu global n'a reculé que de 16 %, en raison de son modèle économique diversifié.

Le régime des sanctions décidé par l'ONU est calqué sur celui applicable à Al-Qaïda depuis 1999. Il semble inadapté pour faire face à la complexité de ce nouveau modèle économique et n'aura que peu d'effets sur le financement de l'État islamique. L'organisation est autosuffisante, n'effectue pas de transactions internationales et ne reçoit pas de donations via le système bancaire international. Pour preuve, depuis 2014, l'ONU n'a désigné que cinq individus soupçonnés de financer l'EI : deux Koweïtiens, un Qatari, un Jordanien et un Yéménite. Il serait préférable de se diriger vers un régime d'embargo sous l'égide de l'ONU, à l'instar de ce qui avait été décidé contre une autre unité non-étatique, l'UNITA, qui exerçait également un contrôle territorial sur des champs pétroliers.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion