L'audition commence à seize heures quarante.
Nous avons le plaisir de recevoir, pour une table ronde ouverte à la presse, un certain nombre de spécialistes de toutes les questions qui touchent aux ressources de Daech tirées des matières premières et de la contrebande et aux filières d'approvisionnement.
M. Jean-Charles Brisard, président du Centre d'analyse du terrorisme, nous fera une présentation transversale des ressources de Daech et de son utilisation des matières premières et des différents trafics. M. Brisard publiera dans quelques jours une mise à jour de son ouvrage : Islamic State : the Economy-Based Terrorist Funding et il nous donnera la primeur du résultat de ses travaux.
M. Francis Perrin, président de Stratégies et politiques énergétiques (SPE), nous parlera de l'utilisation par Daech des ressources énergétiques et des opérations de contrebande associées.
M. Francis Duseux, président de l'Union française des industries pétrolières (UFIP), nous dira comment les industriels français s'assurent de la traçabilité des ressources utilisées par Daech, dont on nous dit qu'elles ne sont pas de très bonne qualité, que leur quantité se réduit et qu'elles accèdent difficilement au marché. Peut-être pourra-t-il nous confirmer cela avec tous les détails nécessaires.
M. Sébastien Abis, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), travaille sur les matières premières agricoles, et en particulier le blé, ressource dont on parle trop peu. C'est pourquoi il nous a semblé très utile de le convier.
La mission est dotée des prérogatives d'une commission d'enquête dans les conditions applicables à ces dernières. Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais donc maintenant demander à chacun de vous de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Prestation de serment)
Rapidement, je vous propose de décrire le modèle économique de Daech, ses principales ressources et les moyens de lutter contre cette forme de financement.
Le travail que vous avez cité dans votre présentation est un rapport et la mission d'information aura bien sûr la primauté de sa mise à jour.
La puissance financière est l'un des principaux traits caractéristiques de l'État islamique. Son modèle économique, inédit pour une organisation terroriste, présente trois spécificités.
Premièrement, il s'appuie sur le contrôle territorial. Dans un document stratégique interne à l'organisation, l'un des fondateurs de l'État Islamique écrivait : « l'État ne peut se maintenir sans l'existence de la terre (…) et les richesses de la terre sont la composante et la source de financement principale pour toutes les opérations intérieures et extérieures ».
C'est donc l'assise territoriale qui procure à l'EI l'essentiel de ses ressources, et qui lui confère l'autosuffisance depuis 2005. C'est à cette date que les services américains estiment que l'insurrection armée irakienne est devenue autonome sur le plan financier, notamment dans la province d'Al-Anbar.
Il s'agit un changement radical de modèle économique par rapport à des organisations telles qu'Al-Qaïda, qui dépendaient de financements extérieurs. Le territoire de l'EI représente aujourd'hui environ 70 000 kilomètres carrés en Syrie et en Irak, pour environ 8 millions d'habitants. Ce territoire s'est réduit d'à peu près 25 % depuis janvier 2015, à la suite de l'action de la coalition internationale, réduisant mécaniquement son accès aux ressources. Pour autant, les frappes de la coalition et l'action de la communauté internationale n'ont pas permis de réduire de manière significative les revenus de l'EI, ni sa capacité à effectuer des transactions.
Cela s'explique par la deuxième spécificité de l'État islamique : sa capacité d'accès à des sources de financement diversifiées et multiples. Il s'appuie non seulement sur l'exploitation de ressources naturelles (pétrole, gaz naturel, phosphates, agriculture, eau) mais également sur des revenus d'origine criminelle (extorsion – impôts et taxes de toute nature, redevances, confiscations, rançons et commerce illicite – et trafic d'antiquités).
Nous estimons qu'en 2015, les ressources naturelles ont généré 60 % des revenus de l'EI, et les sources criminelles 38 %. En 2014, les ressources naturelles représentaient l'essentiel des sources de financement de l'EI : plus de 80 % de ses revenus.
Enfin, la troisième spécificité du modèle économique de l'EI réside dans sa flexibilité et sa capacité d'adaptation. Ainsi, au cours de l'année 2015, afin de compenser la baisse des revenus pétroliers, l'EI a adapté ses capacités de production et de distribution, réduit ses dépenses et accru une autre source de revenus en généralisant l'extorsion ; utilisant ainsi la population sous son contrôle comme variable d'ajustement.
L'EI a également étendu son emprise territoriale sur une partie de la Libye pour tenter d'accroître son périmètre de ressources. L'ancien émir de la province libyenne de l'EI, aujourd'hui décédé, constatait en 2014 : « La Libye possède d'immenses ressources inépuisables (…) notamment le pétrole et le gaz ». L'afflux de combattants de l'EI vers la Libye s'est fortement développé, encouragé par les appels réguliers de ses dirigeants. L'EI contrôle actuellement la ville de Syrte, où plusieurs banques ont déjà été pillées et l'extorsion amorcée, ainsi qu'une bande de littoral de plus de 200 kilomètres à l'ouest et à l'est de la ville. Son expansion est néanmoins freinée, du fait du faible nombre de combattants sur place et du rejet d'une partie de la population qui perçoit le groupe comme un élément étranger.
Selon nos estimations, le revenu annuel de l'EI s'établit aujourd'hui à un peu plus de 2 milliards de dollars, et sa richesse théorique – c'est-à-dire la valorisation de l'ensemble des actifs sous son contrôle, y compris les réserves prouvées de pétrole et de gaz naturel – serait proche de 2 000 milliards de dollars.
L'État islamique exerce actuellement son contrôle sur une quinzaine de champs pétroliers en Syrie et une dizaine en Irak. La seule province syrienne de Deir ez-Zor procure les deux tiers des revenus pétroliers de l'EI. Pour l'année 2015, nous estimons la production quotidienne moyenne à environ 40 000 barils, pour un revenu annuel de 600 millions de dollars, contre un milliard de dollars en 2014.
D'après des sources locales convergentes, les transactions s'effectuent à un prix variant entre 25 et 45 dollars par baril, selon la qualité du pétrole, mesurée à sa densité. Les prix de vente sont peu affectés par la fluctuation du cours mondial du fait du monopole de vente exercé sur un marché captif dans les zones de guerre du sud et de l'est de la Syrie.
La chute des revenus pétroliers s'explique par les frappes aériennes de la coalition et celles des Russes, et la désorganisation qu'elles engendrent au niveau de la vente et de l'acheminement du pétrole. C'est la raison pour laquelle des frappes ont commencé à viser des infrastructures d'extraction.
À ces effets vient s'ajouter un frein technologique qui accentuera vraisemblablement ce manque à gagner : la difficulté pour l'État islamique de renouveler des installations vieillissantes et de recruter des techniciens qualifiés.
Où et comment se vend ce pétrole ? Le premier débouché commercial de l'EI est le marché local, sur lequel l'organisation jouit d'une situation de monopole, notamment les territoires contrôlés par les rebelles au nord de la Syrie, une partie des territoires de l'est des milices kurdes syriennes, et au sein même de sa zone de contrôle. On constate donc une interdépendance : les uns, sur les marchés captifs des zones de guerre, sont contraints d'acheter le pétrole de l'EI, lui-même forcé de vendre à ses propres ennemis.
Les importantes raffineries ayant été abandonnées par l'EI dès les premières frappes aériennes et les bombardements contre les tankers s'étant intensifiés, il vend l'essentiel de son brut à des commerçants indépendants, sur les champs de pétrole mêmes, afin de ne pas en assumer le risque d'acheminement.
Ces commerçants ont alors le choix entre écouler le brut localement, où le raffinage est artisanal, ou le vendre à des intermédiaires qui l'achemineront, souvent par contrebande, hors du territoire contrôlé par l'EI. Grâce à des réseaux d'intermédiaires et de trafiquants qui préexistaient à la création du califat en juin 2014, ce pétrole traverse des frontières poreuses – Turquie et Jordanie – ou est vendu au régime syrien lui-même.
Par ailleurs, l'État islamique contrôlait en 2015 une douzaine de gisements de gaz naturel en Irak et en Syrie, notamment Akkas, la plus grande réserve irakienne de gaz naturel, située dans la province d'Al-Anbar, et les champs de la région de Palmyre en Syrie, comptant pour près de la moitié de la production syrienne de gaz naturel. Suite aux avancées du régime syrien dans la région de Palmyre, cette situation est amenée à changer.
Nous estimons que l'exploitation de ces gisements a rapporté 350 millions de dollars à l'État islamique en 2015, ce qui représente une forte baisse par rapport à 2014.
L'exploitation du gaz étant plus complexe que celle du pétrole, l'État islamique ne dispose généralement pas de l'expertise et des moyens nécessaires. De fait, l'organisation passe des accords avec le régime syrien ou les entreprises publiques du secteur. Ces derniers fournissent le personnel qualifié ainsi que des équipements, tandis que l'État islamique s'engage à partager sa production de gaz. Certains sites sont ainsi exploités de manière bipartite, voire tripartite. C'est le cas du complexe gazier de Twinan, situé au sud-ouest de Racca. Il est exploité en sous-traitance par une société syrienne dont le dirigeant, George Haswani, a été désigné par l'Union européenne et les États-Unis comme un intermédiaire entre le régime syrien et l'État islamique.
L'EI s'est également emparé de plusieurs mines de phosphates en Irak et en Syrie, ainsi que d'usines de transformation du minerai générant un revenu estimé à 250 millions de dollars par an.
L'agriculture constitue également une ressource très importante. Les zones sous contrôle de l'EI en Irak et en Syrie constituent des terres fertiles, propices à la culture céréalière, notamment les provinces de Ninive, de Saladin et d'Al-Anbar, dont provient 40 % de la production annuelle de blé et 53,3 % de la production d'orge.
Le revenu agricole estimé se compose des revenus issus de la production des terres saisies par l'EI, et des taxes agricoles multiples, à tous les niveaux de la chaîne de valeur. Évalué à 200 millions de dollars en 2014, il a été revu à la baisse en 2015 en raison de trois facteurs : les frappes aériennes, qui affectent l'acheminement ; la pénurie d'engrais et de carburant ; et la mauvaise qualité des semences, qui entraîne une baisse des rendements. L'EI a également saisi des silos à grains en Irak, en 2014, contenant l'équivalent d'une année de production de blé, soit un million de tonnes.
L'EI contrôle également de 75 à 80 % de la production syrienne de coton, grâce à son emprise sur les régions de Racca et Deir ez-Zor, ce qui lui rapporte environ 13 millions de dollars annuels par le commerce transfrontalier avec la Turquie.
Les risques pour la sécurité alimentaire des populations sont évidents, notamment en Irak, du fait de la mainmise de l'EI sur de nombreuses terres. Ce phénomène est amplifié par la dépendance d'une majorité d'Irakiens à un secteur traditionnellement subventionné.
Autre source de revenus, l'extorsion constitue la première source de financement de l'EI. Regroupant taxes, redevances, amendes et confiscations, elle aurait rapporté près de 800 millions de dollars en 2015. Ces revenus sont en très forte hausse : l'extorsion représente désormais 33 % des revenus du groupe, alors qu'elle n'atteignait que 12 % l'année précédente. Les prélèvements les plus importants proviennent d'une taxe sur les salaires des fonctionnaires résidant sur les territoires contrôlés par l'EI, qui lui a procuré plus de 300 millions de dollars en 2015, ainsi que les droits de douane, qui ont généré près de 250 millions de dollars en 2015.
Le secteur bancaire et financier dans les zones sous contrôle de l'EI a été affecté de deux manières. Tout d'abord, l'EI a organisé le pillage systématique des banques. Il ne concerne pas seulement la très médiatique branche de Mossoul de la banque centrale irakienne, mais aussi cent trente succursales bancaires présentes sur son territoire en 2014. Ce pillage a rapporté à peu près 2 milliards de dollars à l'organisation.
Par ailleurs, du fait des restrictions imposées aux banques, l'État islamique s'est tourné vers les agents de change et les sociétés de transfert d'argent pour réaliser l'essentiel de ses transactions locales et internationales. Il s'appuie en particulier sur le hawala, système de transfert d'argent ancestral et informel reposant sur le principe de la confiance et du règlement différé par compensation en valeur, donc sans transaction à proprement parler.
Les opérations militaires, notamment celles de la coalition internationale, ont permis de dégrader les capacités financières de l'État islamique. En un an, les revenus pétroliers se sont contractés de près de 50 %. Un programme de frappes spécifique est en cours depuis 2015, « Tidal Wave II », visant spécialement les infrastructures pétrolières.
Cet effort doit être amplifié afin de ne plus seulement dégrader les capacités de l'État islamique, mais aussi faire reculer l'organisation pour réduire mécaniquement son accès aux ressources financières, d'origine naturelle ou criminelle. Car si nous constatons une baisse des revenus pétroliers de près de 50 % depuis 2014, l'organisation s'est adaptée et son revenu global n'a reculé que de 16 %, en raison de son modèle économique diversifié.
Le régime des sanctions décidé par l'ONU est calqué sur celui applicable à Al-Qaïda depuis 1999. Il semble inadapté pour faire face à la complexité de ce nouveau modèle économique et n'aura que peu d'effets sur le financement de l'État islamique. L'organisation est autosuffisante, n'effectue pas de transactions internationales et ne reçoit pas de donations via le système bancaire international. Pour preuve, depuis 2014, l'ONU n'a désigné que cinq individus soupçonnés de financer l'EI : deux Koweïtiens, un Qatari, un Jordanien et un Yéménite. Il serait préférable de se diriger vers un régime d'embargo sous l'égide de l'ONU, à l'instar de ce qui avait été décidé contre une autre unité non-étatique, l'UNITA, qui exerçait également un contrôle territorial sur des champs pétroliers.
L'État islamique a longtemps été sous-estimé, tragique erreur de la communauté internationale dont nous payons encore le prix aujourd'hui. À l'inverse, il ne faut pas le surestimer, mais tâcher d'en prendre la juste mesure.
Dans le domaine du pétrole, l'État islamique est un petit acteur. Il n'y a pas de statistiques, seulement des estimations. Pour être plus honnêtes, il faudrait parler d'ordres de grandeur héroïques ! Au faîte de sa grandeur, à l'été 2014, nous estimions que l'État islamique contrôlait une capacité de production de l'ordre de 50 000 à 100 000 barils par jour, sachant que capacité de production n'équivaut pas à production effective. Au début de l'année 2016, cette valeur ne dépasse probablement pas 30 000 barils par jour. Pour fournir un élément de comparaison, rappelons que le groupe français Total produit 2,3 millions de barils équivalent pétrole par jour de gaz et de pétrole. Cet ordre de grandeur illustre la modestie de l'EI dans le domaine du pétrole.
L'EI n'a aucun impact sur les flux pétroliers mondiaux, dont il représente moins d'un demi-millième, il n'a aucun impact sur les prix du pétrole et il n'a même aucun impact sur la production et les exportations pétrolières de l'Irak qui, en dépit d'une guerre sur son territoire, a continué à augmenter sa production et ses exportations. L'Irak produit actuellement plus de 3 millions de barils par jour. C'est l'un des cinq ou six plus importants producteurs mondiaux : le trio de tête est composé des États-Unis, de la Russie et de l'Arabie Saoudite, dont la production dépasse 10 à 12 millions de barils par jour ; puis vient un deuxième groupe de trois pays dont la production est à peu près de 3 à 3,5 millions de barils par jour : l'Irak, la Chine et le Canada.
Comme l'a expliqué l'intervenant précédent, l'une des forces de l'État islamique tient à la diversification de son financement. Le pétrole est une source de financement importante, mais c'est loin d'être la seule, et depuis le début de l'année 2016, ce n'est sans doute plus la source de financement majoritaire de ce groupe.
En dépit de cela, le pétrole est très important pour l'État islamique, pour trois raisons.
Tout d'abord, l'État islamique mène un effort de guerre, pas seulement de terrorisme. Pour commettre des attentats, il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup d'argent, mais la guerre coûte cher. Or l'État islamique mène trois guerres : en Syrie, en Irak et en Libye. Cela exige beaucoup de moyens.
Avant même d'en venir à l'argent, il n'y a pas de guerre sans carburant. L'État islamique, ce ne sont pas des combattants nu-pieds dans le désert : il a des véhicules, des blindés, des chars qu'il a pris aux armées syrienne et irakienne – notamment des chars flambant neufs que les États-Unis ont livrés à l'armée irakienne. Ce genre de véhicules consomme beaucoup de carburant. Sans carburant, l'État islamique ne pourrait mener d'effort de guerre et serait donc mort militairement. C'est la première raison pour laquelle le pétrole est vital pour l'État islamique, et l'on en parle finalement assez peu.
La deuxième raison de l'importance du pétrole pour l'EI est que ce qu'il ne consomme pas lui-même est commercialisé dans les zones qu'il contrôle en Irak et en Syrie. C'est une autre façon de contrôler les populations : il y a le bâton – le mot est faible pour caractériser la violence et la cruauté de ce groupe – mais aussi la carotte. L'EI peut dire qu'il n'est pas un groupe terroriste mais un État et preuve en est qu'il répond aux besoins de la population, par exemple en distribuant les produits pétroliers dont elle a besoin. Cela contribue donc à la propagande de ce groupe et à une partie de son contrôle sur les populations dans les zones sous sa domination directe.
Troisième cause de l'importance du pétrole pour l'État islamique : la possibilité de vendre ce qui n'a pas été autoconsommé ou distribué aux populations sous son contrôle direct. Ce pétrole peut être « exporté » – sans sortir des frontières du pays, car la majeure partie est vendue en Syrie ou en Irak – hors des zones du « califat » contrôlé par l'État islamique, afin de lui apporter des dollars qui lui permettront d'acheter des armes, de payer les combattants, de développer sa propagande et de remplir les fonctions d'un État islamique, puisque c'est son ambition.
Lorsque l'on parle de l'État islamique et du pétrole, on oublie souvent de mentionner les produits pétroliers. Le pétrole brut est surtout important parce qu'il permet d'obtenir des produits pétroliers, en particuliers des carburants qui satisferont des besoins précis : mobilité, transports, ce qui suppose la possibilité de raffiner le pétrole. La question du raffinage – il s'agit de mini-raffineries, de raffineries artisanales – est donc essentielle dans la chaîne de valeur de l'État islamique, il ne suffit pas de contrôler du pétrole brut, c'est insuffisant.
L'État islamique essaie de reproduire en Libye le modèle qu'il a développé en Irak et en Syrie. L'Irak a un potentiel pétrolier considérable et compte parmi les plus grandes réserves mondiales. Dans le milieu pétrolier, on considère que le Venezuela est en tête des réserves prouvées, suivi de l'Arabie Saoudite, du Canada, de l'Iran et de l'Irak.
L'immense potentiel de l'Irak est donc encore très sous-exploité, celui de la Syrie est bien plus faible, et la Libye se situe entre les deux. Son potentiel est bien plus important que celui de la Syrie, mais bien moindre que celui de l'Irak. L'État islamique essaie donc de reproduire ce qu'il a fait en Irak dans la région libyenne du bassin de Syrte, l'un des plus grands bassins de production pétrolière et gazière de Libye, mais il n'y est pas parvenu pour l'instant. Il ne contrôle pas de chaîne de valeur pétrolière en Libye, et il a d'ailleurs perdu le contrôle d'une chaîne de valeur pétrolière en Irak.
Contrairement à ce que l'on dit souvent, le seul pays dans lequel l'État islamique contrôle une chaîne de valeur pétrolière est la Syrie, et c'est le plus petit de ces trois pays producteurs. Cela ne veut pas dire que la situation n'est pas inquiétante, mais il faut la relativiser.
Le combat contre l'État islamique est global, multidimensionnel, et le front pétrolier n'est évidemment pas le seul. Mais pour les raisons que je viens de développer, c'est un front essentiel sur lequel il faut être plus présent que nous ne l'avons été jusqu'à présent.
S'agissant des frappes aériennes, il convient d'opérer une distinction. Les frappes russes, si l'on étudie les données dont nous disposons sur leur localisation, visent assez peu l'État islamique, exception faite du cas de Palmyre. Celles de la coalition dirigée par les États-Unis visent exclusivement l'État islamique, de façon quotidienne depuis août 2014. Ce n'est peut-être pas suffisant, mais nous savons qui est visé.
Ces frappes occidentales ont des effets, pas suffisants mais plus grands que ce qui en est dit, en particulier depuis le lancement à l'automne 2015 de l'opération « Tidal Wave II ». Ce nom fait référence à l'opération « Tidal Wave », qui visait à empêcher les nazis d'accéder aux ressources pétrolières de la Roumanie lors de la seconde guerre mondiale. Les États-Unis s'inscrivent donc dans une continuité historique, au risque de rapprochements hâtifs.
L'opération « Tidal Wave II » est extrêmement importante parce qu'au sein de l'opération « Inherent resolve », elle vise spécifiquement les actifs pétroliers. Elle s'est traduite par une intensification des frappes sur ces objectifs et une diversification des cibles. Sont visés des forages et des pompes, en amont de la production, plus rarement des puits – j'y reviendrai – ainsi que des usines de séparation de pétrole et de gaz, les mini-raffineries artisanales, le transport par des oléoducs ou des camions-citernes et points de stockage et de collecte du pétrole.
L'ensemble de la chaîne de valeur du pétrole est donc visé, notamment en Syrie, et particulièrement les points clés du raffinage et du transport, qui sont les veines du système pétrolier de Daech, selon les termes d'un responsable américain. Cette analogie avec les veines qui transportent le sang dans le corps humain n'est pas absurde. Quelque chose d'important se déroule donc depuis l'automne 2015 en ce qui concerne le pétrole au sein de Daech.
Les revenus pétroliers de Daech sont en forte baisse depuis l'été 2014, pour au moins trois raisons.
Tout d'abord, la chute des prix est à mes yeux un facteur extrêmement important. N'oublions pas que les prix ont chuté entre 60 % et 70 % depuis l'été 2014. Aucun vendeur de pétrole ne peut prétendre qu'il n'est pas affecté par une chute de cette ampleur, il ne s'agit pas d'une baisse de 5 à 10 %. Or Daech est un vendeur de pétrole, qui doit en plus vendre son pétrole à prix cassés – il ne le vend pas au prix du marché international – et il est clair que le prix de vente moyen aujourd'hui n'est pas celui qu'il pouvait obtenir au cours de l'été 2014.
Deuxième raison de cette baisse des revenus, les frappes aériennes, dont je viens de parler.
Troisième et dernier aspect, la dégradation des conditions d'exploitation. Les puits et les champs de pétrole nécessitent des travaux de maintenance, d'entretien et de réparation. Daech ne peut pas demander à Technip, Schlumberger ou Halliburton de réparer ses installations en Syrie ou en Irak. Il doit donc faire avec ses propres moyens, et les compétences des travailleurs syriens et irakiens retenus de force sur les champs. Dans un contexte de guerre, il est difficile d'entretenir et de maintenir correctement les champs. Ils se dégradent, ce qui entraîne une baisse de la production.
Aujourd'hui, les revenus pétroliers annuels de Daech sont vraisemblablement nettement inférieurs aux estimations souvent avancées : pas plus de 400 millions de dollars annuels, probablement moins, peut-être même nettement moins.
En conclusion, n'oublions pas les différences entre les situations en Irak et en Syrie. En Irak, les frappes aériennes sont décidées en coordination avec le gouvernement irakien, alors qu'en Syrie, les Américains et leurs alliés ne consultent pas le président Bachar el-Assad.
C'est très important concernant le pétrole, parce que le gouvernement irakien ne tient pas à ce que l'on démolisse ses ressources pétrolières : il espère en reprendre le contrôle et les Américains et leurs alliés doivent évidemment en tenir compte. Bien sûr, ils pourraient détruire tous les actifs pétroliers de Daech en une semaine sous un tapis de bombes. Mais ce n'est pas l'objectif en Irak. Même en Syrie, le souci des Américains est plus d'endommager, si possible pour plusieurs mois, que de détruire complètement. Le futur est pris en compte : les Syriens et les Irakiens auront besoin du pétrole ; c'est une ressource essentielle. Il ne s'agit donc pas de tout démolir, notamment en frappant trop durement les puits de pétrole, il faut préserver l'avenir.
Des destructions trop massives offriraient également un élément important pour la propagande de Daech. Nous sommes au Proche et au Moyen-Orient ; si les destructions des actifs pétroliers étaient massives, ce dont la coalition occidentale a évidemment les moyens, la propagande de Daech aurait beau lieu de prétendre que l'on cherche à ramener les Syriens et les Irakiens au Moyen Âge – comme le président George W. Bush souhaitait le faire sous Saddam Hussein – et que les Occidentaux sont en train de frapper le sang de la nation. Ce ne serait évidemment pas très habile : ce combat n'est pas uniquement militaire, il se livre sur d'autres plans, y compris celui de la communication et de la propagande. Il faut donc évidemment viser les actifs pétroliers, plus que ce qui se fait actuellement, mais avec discernement et non de façon brutale.
Je viens apporter le point de vue modeste du raffineur ou du pétrolier. Je représente ici l'industrie française du pétrole, dont toutes les entreprises sont des filiales de grands groupes internationaux. Je voudrais rappeler qu'il n'existe plus que trois grands raffineurs en France : le groupe Total ; le groupe Esso, filiale d'Exxon-Mobil ; et enfin le groupe Ineos PetroChina. Je les ai bien sûr consultés avant de venir témoigner auprès de vous.
Je voudrais essentiellement développer trois points.
Tout d'abord, la question des moyens de Daech relève du régime international de restrictions et de sanctions relatives à cette zone, ainsi que de la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU sur le terrorisme du 12 février 2015. Ces réglementations sont intégralement respectées : nos entreprises sont pleinement concernées par ces règles internationales de sanctions commerciales et de contrôle des exportations et elles les respectent scrupuleusement. Vous imaginez que les grands groupes que je représente n'ont aucun intérêt à essayer d'accéder à du brut bon marché. Au contraire, ils font preuve d'une grande vigilance pour garantir l'intégrité des opérations.
Mon deuxième point vient confirmer les propos de M. Francis Perrin. En Syrie, en 2015, la production de brut de Daech était de l'ordre de 50 000 barils par jour, soit 500 millions de dollars de recettes. Nous avons fait un point vendredi dernier avec les spécialistes qui connaissent la zone et les informations locales dont nous disposons révèlent que, suite aux bombardements massifs, cette production et ces recettes ont été considérablement réduites. Notre estimation, avec toutes les incertitudes que la situation impose, est que cette production serait de 10 000 barils par jour. Par conséquent, non seulement nous sommes convaincus que Daech ne peut plus exporter à partir de la Syrie – il n'y a plus de camions passant la frontière turque comme nous pouvions le voir auparavant – mais nous avons l'impression que Daech éprouve des difficultés à satisfaire ses besoins de guerre et ceux de la population locale. La situation est donc critique pour Daech.
En Libye, mes adhérents confirment que l'État islamique n'a aucune capacité d'exploitation des installations aujourd'hui et ne contrôle pas de terminaux pétroliers. Là-bas, les attaques visent à détruire. Ce n'est pas du tout la même problématique qu'en Syrie, où ils cherchent à vendre pour gagner de l'argent. En Libye, ils n'y arrivent pas. Leur seule intention, pour l'instant, est de détruire.
Nous confirmons donc la réduction très significative, voire la disparition des exportations en contrebande ; Daech aurait même du mal désormais à satisfaire ses propres besoins.
Mon troisième point, le plus important, porte sur les procédures mises en place pour assurer un suivi rigoureux des cargaisons que nous achetons. J'ai passé quarante années à travailler pour une société pétrolière et ces procédures n'ont pas cessé de se renforcer.
Au chargement d'une cargaison, une société internationalement reconnue est systématiquement mandatée pour prendre un échantillon et mesurer exactement les propriétés du brut qui doit être chargé. On pourrait imaginer qu'après le départ du navire, des arrêts permettent de faire de nouveaux chargements. Mais c'est impossible, car à l'arrivée, avant même de décharger dans les bacs à Fos-sur-Mer ou au Havre, les grandes sociétés de services telles que Veritas ou SGS procèdent à nouveau à une prise d'échantillons. Et le déchargement n'est effectué que si les analyses attestent que la qualité est bien identique à celle qui a été achetée.
Cette procédure extrêmement rigoureuse de double vérification permet de garantir qu'aucun brut issu des territoires contrôlés par Daech n'arrive dans nos raffineries. De plus, nous sommes aujourd'hui presque certains qu'ils ne sont plus en capacité d'exporter.
S'agissant des produits finis, la procédure est rigoureusement la même. On achète du gasoil partout, en Russie ou ailleurs, et l'on vérifie sa conformité avant le déchargement. Nous sommes de toute façon certains que les raffineries de Daech sont complètement artisanales, et les produits européens répondent à des spécifications administratives très sophistiquées, définies par les constructeurs automobiles en accord avec le Gouvernement. Il est physiquement impossible à Daech d'avoir une installation suffisamment sophistiquée pour produire du gasoil répondant aux spécifications françaises, et il en va de même pour l'Italie ou l'Angleterre. Nous sommes donc absolument tranquilles sur ce point.
De plus, après les soucis que les pétroliers ont connus au cours de l'histoire, nous avons établi une liste très rigoureuse de navires reconnus, qui offrent un certain nombre de garanties. Il en va de même pour le commerce : nous ne traitons qu'avec des interlocuteurs reconnus, qui ont pignon sur rue. Il n'est pas question de prendre le risque de s'exposer à de sérieux problèmes, susceptibles de mettre en jeu la réputation d'une grande compagnie.
Enfin, tous les grands groupes prévoient une formation spécifique de tous leurs acheteurs pour les sensibiliser à l'intégrité des opérations d'achat et à la vérification de la qualité des cargaisons.
Nous pensons donc que nos procédures sont suffisamment rigoureuses pour affirmer que nous n'achetons pas de brut ou de produits finis à Daech.
Permettez-moi tout d'abord de rappeler une chose simple, parfois oubliée : l'agriculture est éminemment géopolitique. Elle façonne les espaces et les territoires. Sa fonction première – nourrir les hommes – détermine fortement la stabilité et le développement d'un territoire, d'une société ou d'une nation. Si le monde ne cesse de se transformer, deux fondamentaux, simples et permanents, restent clairs et irréversibles : se nourrir pour vivre, produire pour se nourrir. Parfois oubliées, ces deux évidences méritent d'être replacées dans l'analyse stratégique.
Cette centralité millénaire des questions agricoles et alimentaires se renforce, bien entendu, en temps de guerre et de conflit. Sans la sécurité alimentaire, la stabilité et la paix sont presque impossibles à atteindre.
Ce constat se retrouve aujourd'hui dans la zone géographique dans laquelle opère Daech. C'est d'ailleurs dans cette région du monde, le Croissant fertile, que l'agriculture et le blé ont entamé leur longue carrière, il y a 10 000 ans environ.
Venons-en plus spécifiquement à la question de Daech et des ressources agricoles, en particulier le blé. Fort logiquement, ce groupe a cherché à tirer profit des ressources de la géographie, d'autant que son projet s'ancre dans une logique territoriale. N'oublions pas l'importance de l'eau, car les positions dominantes de ce groupe se situent le long des deux seuls grands fleuves de la région que sont le Tigre et l'Euphrate. La valeur de la ville de Mossoul, toujours aux mains de Daech, tient aussi à son barrage, dont on dit qu'il serait très mal en point actuellement.
L'ancrage territorial de Daech repose également sur les plaines agricoles et céréalières de l'est syrien et du nord irakien. Les productions agricoles sur ces sols qui, comme l'eau, sont rares dans la région, sont peu à peu passées sous le contrôle du groupe qui a ainsi fait un triple coup stratégique. Un coup foncier, en s'emparant de ces terres arables proches de sources hydriques ; un coup économique en s'appropriant ces productions agricoles et un coup social en assurant une fonction alimentaire vis-à-vis des populations locales. Il n'est donc pas étonnant que ces ressources aient fait l'objet de convoitises.
En effet, subvenir aux besoins prioritaires des habitants de ces territoires agit comme un facteur de clientélisation. Quand bien même l'adhésion des populations soumises à l'autorité de Daech n'est pas totale, ni immuable dans le temps, le fait que ce groupe maintienne l'accessibilité des produits alimentaires au quotidien et distribue même parfois du pain pour remplir les estomacs n'est pas neutre dans l'équation sociopolitique. Posséder du blé et du pain permet de conquérir plus facilement les esprits, notamment des individus vulnérables. Cela permet aussi de nourrir les combattants dans l'effort de guerre à fournir.
Il faut aussi entretenir les circuits agricoles. Rallier les champs de production et les lieux de consommation signifie de la logistique, du transport et des infrastructures, qu'il faut assurer et protéger. À plusieurs reprises, dans le mouvement global de ses conquêtes territoriales, Daech a réussi à s'approprier des silos à grains et des moulins, tant en Irak qu'en Syrie. Ces centres de stockage sont à sécuriser et font partie des butins de guerre. Cela peut aussi représenter un moyen de pression supplémentaire vis-à-vis des pouvoirs à Bagdad ou à Damas. Dans chaque ville où les combats ont fait rage, le contrôle des boulangeries s'est avéré un élément très prégnant dans les stratégies des différents acteurs. Par ailleurs, il est probable que des usines d'engrais chimiques et de phosphate aient été détournées de leur fonction agricole pour servir à la confection d'explosifs en temps de guerre.
Par ailleurs, les ressources agricoles et les céréales s'inscrivent irréversiblement dans des dynamiques de commerce. Cela concerne les circuits courts locaux, car ces productions entrent dans le jeu des seigneurs de guerre. Ainsi, à Racca, Daech aurait instauré une taxe de 20 à 25 % sur le blé sortant de la province, payée en cash ou en prélevant le grain directement. Mais les flux de longue distance sont aussi visés, profitant de la porosité des frontières et de la valeur financière d'un bien alimentaire aussi précieux que le blé. Ces échanges ont sans aucun doute été effectués parfois sous forme de troc, produit contre produit. Des opérateurs multiples agissent dans ces mouvements tout au long de la chaîne.
N'oublions pas que les besoins alimentaires et céréaliers des territoires sous contrôle de Daech surpassent la production locale. Comme Daech n'a visiblement pas cherché à affamer toutes les populations sous son contrôle, il est hautement probable qu'il lui ait fallu faire venir des productions alimentaires depuis l'extérieur. Des barils de pétrole contre de la nourriture, par exemple, système finalement fréquent dans cette région du monde. Même en temps de guerre ou de froid diplomatique, l'histoire, ancienne comme actuelle, montre que le commerce agricole et de blé ne s'arrête véritablement jamais.
Ces tendances doivent être replacées dans des dynamiques plus longues.
Tout d'abord, une véritable menace pèse sur la sécurité alimentaire dans la région. Les combats entraînent la destruction des cultures, la détérioration des sols et des voies de transport, mais également l'éloignement de la main-d'oeuvre engagée dans les combats ou fuyant les zones de guerre.
Ces inquiétudes concernent aussi l'élevage. Outre la réduction significative des troupeaux dans cette région, des vulnérabilités nouvelles en termes de santé animale apparaissent, faute de vaccination efficiente et à jour. Cette bombe sanitaire à retardement mériterait d'être présente dans les réflexions sur les défis tendanciels de la zone.
En Syrie, la guerre a mis à mal la situation alimentaire du pays, qui était encore relativement favorable au tournant du millénaire, le parti Baas ayant toujours eu le souci de l'agriculture. Depuis 2011, on observe une chute des surfaces emblavées de 30 %. La récolte en blé de 2014 fut la pire des quarante dernières années. La FAO vient d'indiquer que la récolte céréalière serait meilleure en 2015, grâce notamment à une bonne production en orge.
Cela n'empêche pas l'inflation des prix alimentaires et des céréales. Le pain aurait augmenté de 40 % en moyenne par rapport au début de la guerre en Syrie. Dans certaines villes, cette inflation est bien plus significative.
Cela veut aussi dire depuis cinq ans, nous assistons à une complexification grandissante des opérations commerciales, logistiques et financières à conduire en Syrie autour de ces produits stratégiques alimentaires. La Syrie importe moins de blé, environ 1,7 à 2 millions de tonnes contre 3,4 millions en moyenne à la fin de la décennie 2000. Cela tient sans doute à la réduction démographique dans le pays et à la réduction des moyens budgétaires, mais on peut aussi s'interroger sur le soutien de puissances étrangères sous une forme céréalière, d'autant plus qu'un grand pays producteur et exportateur de blé vient d'agir fortement sur le théâtre syrien pour aider le régime de Damas. Il n'est pas impossible que ce soutien militaire se soit doublé d'un soutien économique et alimentaire.
De son côté, l'Irak connaît également des difficultés de production, liées aux variations climatiques, importantes dans cette région du monde, mais surtout aux dynamiques conflictuelles dans le pays qui perdurent depuis plusieurs années et obèrent le développement agricole, fragilisent la logistique et engendrent une inflation importante, notamment dans les zones de combat au nord. Pour rappel, l'Irak importe en moyenne 4,5 millions de tonnes de céréales actuellement, dont deux tiers de blé, ce qui le place parmi les vingt plus grands acheteurs de la planète.
Un cercle vicieux s'installe : les conflits plongent les populations dans la pauvreté et l'insécurité alimentaire – qui concerne près de 9 millions de Syriens selon le Programme alimentaire mondial – mais la faim peut aussi susciter des colères et motiver de nouvelles rébellions. La faim ou l'extrême difficulté à accéder physiquement ou économiquement à l'alimentation sont les premiers malheurs des populations pauvres, déplacées ou persécutées.
Permettez-moi trois commentaires en guise de conclusion.
Une considération stratégique d'abord : le blé est une production du sol, il constitue une ressource agricole à forte valeur économique qu'il faut pouvoir commercer. Mais il doit aussi toujours être regardé comme la matière vitale de première nécessité et donc comme un pilier dans l'ordre civil des sociétés, appartenant ainsi aux champs de la politique et de la sécurité. Cette réalité est ancienne, toujours très contemporaine et continuera à l'être dans le futur, surtout dans cette région du Moyen-Orient, la plus dépendante de la planète en matière de couverture céréalière.
En second lieu, s'agissant des populations en détresse et migrantes, la sécheresse aiguë ayant frappé la Syrie entre 2006 et 2010 aura été dramatique. Parallèlement, les champs ont été attaqués par un ravageur et la rouille du blé a fait des dégâts. Tout cela a poussé des centaines de milliers de personnes, à quitter les territoires ruraux et agricoles pour rejoindre les faubourgs de villes comme Deraa ou Alep. Cette dynamique socio-territoriale est importante pour comprendre la complexité de la révolte syrienne de 2011.
Plus globalement, cet exemple doit nous interpeller sur les causes très profondes des migrations et des soulèvements populaires dans cette région du monde. Sans en être les uniques déterminants, on ne saurait occulter l'importance des insécurités agricoles, alimentaires, hydriques, foncières et climatiques. Ce qui vaut ici pour le Moyen-Orient vaut ailleurs, sans doute demain pour l'Afrique du Nord et l'Afrique subsaharienne.
À plus long terme, il convient d'insister sur l'immense enjeu du développement agricole et rural de cette zone, dans un scénario post-conflit où il faudra reconstruire de la stabilité et de la croissance, et pas uniquement dans ces mondes urbains qui masquent trop souvent l'existence parallèle de régions intérieures rurales pauvres. Développer l'agriculture et les territoires ruraux, construire de la sécurité alimentaire et de la résilience face aux chocs climatiques, voilà aussi des enjeux géopolitiques à intégrer dans nos grilles d'analyse contemporaines et prospectives au sujet de cette région. Ne pas s'occuper de ces questions aboutirait sans doute à donner indirectement des forces sociales et territoriales à Daech, dont les moyens sont multiples.
Aucune de vos interventions n'a fait état du trafic de personnes. Nous savons qu'il y a des kidnappings, avec le cas échéant des perspectives d'esclavage sexuel, cela entre-t-il dans votre champ d'analyse ? De même, les trafics d'armes et de drogues font-ils partie des ressources que vous avez identifiées ?
À votre connaissance, quel est le salaire des combattants de Daech ?
S'agissant des ressources pétrolières de la Libye, si mes informations sont justes, le potentiel libyen est aujourd'hui d'1,6 ou 1,8 million de barils par jour. La production était descendue il y a quelques mois entre 420 000 et 450 000 barils par jour. J'ai bien entendu que Daech ne cherche pas à prendre le contrôle des installations mais à les détruire, ce qui participe sans doute d'une volonté de déstabiliser définitivement ce pays. Cette démarche de destruction doit-elle nous faire considérer qu'il n'y a pas de volonté de prendre le contrôle de la chaîne pétrolière en Libye ?
M. Duseux, vous avez décrit les procédures par lesquelles les grandes entreprises pétrolières assurent le contrôle de la filière d'alimentation. Pouvez-vous détailler ce mécanisme, notamment la manière dont l'effectivité des contrôles sur les échantillons est assurée ? S'agissant de la veille assurée par les organisations pétrolières, comment est-elle organisée ? Enfin, la commission serait curieuse de connaître le contenu de la formation des acheteurs que vous avez mentionnée.
Enfin, les trafics de produits pétroliers ou des céréales à la frontière turco-syrienne, ne sont-ils que le fait d'opérateurs purement privés, ou existe-t-il des connexions entre les États concernés et ces opérateurs ? Quelles dispositions les pays concernés ont-ils pris dans le domaine législatif ou pénal pour empêcher ces différents trafics ?
Le trafic d'êtres humains constitue en effet une autre source importante de financement de l'État islamique. Il s'agit de rançons suite à des prises d'otages. On a beaucoup parlé des otages occidentaux, mais beaucoup moins des communautés locales visées par ce type de pratiques criminelles. Les notables peuvent également faire l'objet de telles prises d'otages et il existe de rares cas d'esclavage. C'est une part marginale du financement de l'État islamique, mais elle représente néanmoins une centaine de millions de dollars annuellement.
Viennent s'y ajouter les revenus du commerce illicite, non pas de drogues, mais d'antiquités et d'oeuvres d'art extraites des pillages systématiques qui font partie de la propagande de Daech : ils montrent que ces icônes sont détruites, et alimentent également un commerce florissant. Là encore, ce phénomène est assez marginal. Des pièces ont été retrouvées çà et là, au Liban, en Jordanie, et même en Europe, par exemple à Londres. Le gouvernement américain estime que ces activités rapportent entre 30 et 50 millions de dollars par an à Daech.
Le salaire des combattants de Daech a été divisé par deux pour réduire ses dépenses, notamment suite à la baisse des revenus pétroliers. Le salaire de base est de 100 dollars par mois et une grille de salaire fait varier ce salaire selon le nombre d'enfants sur le territoire. Des aides en nature sont également apportées aux combattants, notamment le logement. Nous avons cette grille, qui s'avère très précise, car l'État islamique est également une bureaucratie qui sait gérer de manière comptable ses effectifs et ses revenus.
En ce qui concerne les ressources pétrolières de la Libye, à la fin de l'année 2010, avant le début de la guerre, la production pétrolière était de l'ordre de 1,5 ou 1,6 million de barils par jour. Elle est effectivement tombée ces derniers temps autour de 400 000 barils par jour, soit une division par quatre, ce qui est considérable.
Mais la Libye conserve un potentiel pétrolier et gazier extrêmement important pour l'avenir. C'est l'une des raisons de la présence de Daech dans ce pays, bien que ce ne soit pas la seule ; la proximité de l'Europe entre également en compte.
Bien sûr, Daech aimerait contrôler des ressources pétrolières et une chaîne de valeur en Libye, mais comme ils n'ont pas réussi à le faire pour l'instant, il ne leur reste qu'à essayer de détruire. Cela ne veut pas dire que leur objectif ne soit pas de contrôler, mais Daech se heurte sur le terrain à une forte résistance d'acteurs libyens, y compris de certaines milices. Il ne s'agit pas d'enfants de choeur, mais ce ne sont pas des amis de Daech pour autant car ces acteurs locaux voient l'implication de Daech d'un très mauvais oeil, qu'ils considèrent à juste titre comme un acteur étranger.
Il ne faut pas sous-estimer la capacité de Daech de contrôler des actifs pétroliers et une chaîne de valeur pétrolière en Libye à l'avenir. Ce n'est pas le cas pour l'instant, mais ce n'est pas une raison pour se désintéresser de la Libye. Il faut au contraire essayer de capitaliser sur cette situation pour éviter que cela ne devienne le cas à l'avenir, comme c'est encore en partie le cas en Syrie et en Irak.
Le président Duseux répondra à votre question sur les produits pétroliers, mais il convient de rappeler certains éléments de contexte particulièrement importants. La production pétrolière actuelle en Irak et en Syrie est très faible, pour les raisons que j'ai évoquées. Il faut déduire de cette production ce dont Daech a besoin pour ses efforts de guerre et ce qu'il commercialise dans les zones qu'il contrôle directement. Au vu de la forte baisse de la production, il apparaît rapidement qu'il ne reste plus grand-chose à exporter aujourd'hui, ce qui n'était pas le cas par le passé.
Par ailleurs, les produits pétroliers de Daech n'ont pas une origine normale. Ce sont des produits marqués par le sang. Pour les commercialiser, Daech va privilégier les circuits courts, qui sont les plus sûrs. Il ne va pas chercher à exporter ces produits à l'autre bout du monde, en Europe ou ailleurs sur les grands marchés pétroliers, il n'en a pas la capacité, il lui manque la logistique nécessaire et les contacts. Ce serait prendre beaucoup de risques pour un gain minime.
De plus, les compagnies pétrolières ne manquent pas de pétrole. Le marché pétrolier est marqué par un excédent de production, c'est pourquoi les prix sont très bas. Aujourd'hui, une compagnie pétrolière ne va pas se battre pour acheter un pétrole suspect, elle va contacter des acteurs légitimes et légaux du jeu pétrolier mondial, des pays producteurs et exportateurs de pétrole, leurs compagnies nationales, d'autres compagnies privées et des négociants ayant pignon sur rue plutôt que de traiter dans des conditions plus que louches avec des intermédiaires qui auraient été adoubés par Daech.
Enfin, les volumes sont aujourd'hui tellement faibles qu'à supposer que les grandes compagnies pétrolières n'aient aucune morale et aucun scrupule, ce que pourrait leur offrir Daech est aujourd'hui ridiculement faible. Les grands acteurs pétroliers ont besoin de grands volumes et ces grands volumes se trouvent en Arabie Saoudite, en Russie, auprès de la Sonatrach, de la Saudi Aramco ou d'autres compagnies pétrolières, plutôt qu'auprès d'un groupe qui n'est plus en mesure d'offrir grand-chose aujourd'hui.
Il est exact que dans un passé pas si ancien, les autorités turques ont fermé les yeux sur différents trafics dans lesquels Daech était impliqué, dont le pétrole et les produits pétroliers faisaient partie. Comme vous le savez, l'une des faiblesses de Daech est qu'ils n'ont pas beaucoup d'amis et que lorsqu'ils en ont, ils ne les gardent pas puisqu'ils sont en guerre contre tout le monde. Daech s'est retourné contre la Turquie et y a conduit des attentats sanglants, ce qui a amené les autorités turques à considérer ce groupe avec un oeil différent. Même si les services turcs pourraient être beaucoup plus efficaces, aujourd'hui la Turquie n'est plus une des principales voies de la contrebande de pétrole et de produits pétroliers par Daech, comme c'était le cas il y a quelques années. Le marché est encore plus local que par le passé, il concerne essentiellement la Syrie, l'Irak, et un petit peu la Turquie et la Jordanie, ce n'est plus un problème majeur. Il y a encore certainement quelques pressions à exercer sur nos amis turcs. Nos amis américains savent très bien leur tordre le bras ; ils ont manifestement un peu plus de pouvoir de conviction en ce domaine que l'Union européenne.
Je compléterai ces propos avec un ordre de grandeur. On estime aujourd'hui que Daech produit en Syrie 10 000 barils par jour, ce qui équivaut à 500 000 tonnes. La consommation de la France est de 75 millions de tonnes, sans parler du reste l'Europe. La production de Daech est donc négligeable par rapport aux besoins mondiaux.
En ce qui concerne la traçabilité, les pétroles bruts ont des caractéristiques différentes. On distingue l'Arab Light, l'Arab Heavy, le Kirkuk ou le Basrah, dont la teneur en soufre et la densité seront différentes. On fait même des courbes de distillation pour savoir quel produit est tiré. Il est absolument nécessaire pour les pétroliers de savoir exactement ce qui est acheté, car une différence de valeur d'un dollar par baril a de grandes conséquences. Même sans considération pour Daech, il est absolument nécessaire de savoir ce que l'on achète. Cette traçabilité existe donc et les qualités des différents champs de pétrole dans le monde sont connues.
S'agissant de la formation, je me rappelle que dans mes plus jeunes années, nous recevions une formation tous les ans au cours de laquelle on nous rappelait les grands principes de la société, qui se terminait par une interrogation écrite. Aujourd'hui les choses se font par internet, en prévoyant que les acheteurs ont l'obligation de répondre, afin de les obliger à se plonger chaque année dans les méthodes de contrôle du suivi des procédures. Nous sommes obligés de régulièrement assurer la formation de nos employés au respect des procédures. Et bien sûr, les patrons des bureaux de trading vérifient les transactions.
Un certain nombre de recrutements, y compris depuis des pays plus éloignés que le Moyen-Orient – en particulier en Afrique du Nord – se font dans les régions rurales pauvres, oubliées des pouvoirs publics et des littoraux. Dans certains pays, ces zones ont eu la sensation d'être le carburant de révoltes, de révolutions et de changements, et ne pensent pas avoir été écoutées, soutenues ou valorisées.
Dès lors que l'on a la capacité de fournir un salaire, comme c'est le cas de Daech, les capacités de recrutement sont évidentes, surtout dans des zones où le chômage des jeunes est considérable.
Une grande partie des drogues produites sur la planète vient des cultures agricoles. Dans plusieurs endroits de l'est syrien ou du nord de l'Irak, des champs de culture de drogue ont été rasés, dans la volonté d'interdire la consommation de drogues. Ces zones agricoles n'étaient pas forcément entièrement couvertes de plantes destinées à une production illicite, elles pouvaient également contenir des cultures alimentaires, mais tout a été rasé sans distinction, ce qui a pu réduire les surfaces agricoles.
Si les proportions sont différentes, des produits agricoles et céréaliers font aussi l'objet de trafics transfrontaliers. Il faut considérer les volumes en jeu : si les habitants de cette région du monde consomment en moyenne 200 kilogrammes de pain par an et que l'on estime que les territoires contrôlés par Daech comptent 10 millions d'habitants, cela représente un million de tonnes de blé. Ce volume est assez proche de la production locale, les besoins à l'import ne sont donc pas colossaux et il est même possible, si la récolte était bonne, d'exporter un peu.
Mais si la production céréalière et agricole dans ces territoires s'affaisse, ce qui est probable en temps de guerre, la facture à l'importation sur un bien alimentaire vital va devoir être financée : 1 million de tonnes de blé, sachant que le prix de la tonne oscille entre 150 et 200 dollars. Cela renvoie à la problématique pétrolière.
S'agissant enfin du commerce des matières agricoles, il existe des règles, comme dans l'industrie pétrolière, et beaucoup d'opérateurs sont très vigilants à l'égard des flux dans ce bassin de consommation important.
J'ai entendu vos réponses, qui m'ont éclairé et, pour certaines d'entre elles, rassuré. Dans le secteur pétrolier, l'expertise humaine est nécessaire. Où Daech trouve-t-il cette expertise ? Peut-elle venir de recrutements d'ingénieurs dans les pays occidentaux ?
Vous avez évoqué la question du blé. Le coton et sa transformation font aussi l'objet de questions, pourriez-vous nous donner quelques éléments sur ce point ? On a fait état d'une taxation des produits alimentaires par Daech. Cela pourrait-il être un facteur d'impopularité pour Daech et d'affaiblissement des producteurs locaux ?
Quelles sont les compagnies qui exploitent le pétrole en Libye ? Est-ce l'ENI italienne ? Est-ce que le fait que cette exploitation soit conduite par un pays européen a freiné l'enthousiasme de ceux qui imaginaient un embargo pétrolier pour amener les Libyens à la raison ? La Libye est extrêmement dépendante de la rente pétrolière. Est-ce que l'existence de liens particuliers entre l'Italie et la Libye explique que l'idée d'un embargo n'a jamais prospéré ?
La Turquie dispose-t-elle de capacités de raffinage ? Le pétrole qui arrivait par voie de citernes en Turquie pouvait-il y être transformé ?
S'agissant toujours de la Turquie, les Kurdes syriens ont trouvé au poste frontière d'Al-Chaddadeh, qu'ils ont récemment repris à l'État islamique, des factures à en-tête du ministère du pétrole de l'État islamique adressées aux transporteurs. Elles confirment vos propos sur le caractère artisanal de ce commerce, puisqu'il apparaît que Daech a vendu 383 barils du champ pétrolier de Kabiba pour 5 000 dollars, soit 13 dollars le baril. Si ce pétrole a ensuite été raffiné en Turquie, peut-il avoir échappé au contrôle dont faisait état M. Duseux ?
Concernant le blé, y a-t-il actuellement des exportations de blé européen à destination du gouvernement syrien, ou cela fait-il l'objet d'un embargo ?
Quelle est la part d'autoconsommation et d'exportation de la production agricole ? Par quels circuits commerciaux passe cette exportation ?
Existe-t-il une production et une consommation de drogue sur le territoire de l'État islamique ?
C'est la première audition depuis longtemps qui nous permet d'apprendre quelque chose sur le face-à-face que nous avons avec Daech. J'ai trouvé vos interventions extrêmement rassurantes par rapport à ce que nous entendons habituellement : les capacités financières de Daech correspondent à son autofinancement, il reçoit peu de dons extérieurs ; ses capacités de production sont en baisse sensible, à un niveau infinitésimal ; la traçabilité des produits pétroliers est assurée et il est donc très difficile pour eux de vendre leur production dans le monde. L'extinction progressive de Daech semble annoncée, voire même proche.
Si l'on prolonge les tendances dont vous faites état, Daech va bientôt se trouver dans l'incapacité de se mouvoir, d'alimenter ses combattants et ses populations. Ces insuffisances vont conduire à des difficultés sur le plan alimentaire et amener les populations qui se sont laissées séduire par Daech à inévitablement se retourner contre lui, les mêmes causes produisant les mêmes effets.
Partagez-vous le point de vue que la fin de Daech est proche, et que nous faisons face à une organisation déjà agonisante ?
En réponse à cette dernière question, le grand changement est qu'au départ les Américains ne voulaient pas toucher au pétrole. Parce qu'en cas de reconstruction, cette ressource est tellement stratégique que si l'on détruit tout, il faudra deux ans ou plus pour faire redémarrer le pays. En septembre de l'an dernier, un changement de politique s'est opéré, et l'on a senti une vraie différence sur le terrain. Tous les observateurs confirment que les ressources de Daech se sont considérablement amenuisées, nous pouvons donc être optimistes.
Il faut faire attention avec les estimations que nous manions. Les dernières estimations du CENTCOM américain, qui datent du 1er avril, font état d'une production supérieure à 10 000 barils par jour. L'évolution est à la baisse générale des revenus, en particulier des revenus pétroliers, mais Daech a encore la capacité d'entretenir ce territoire et cette population, et surtout son armée.
La vraie question concerne la pression fiscale et l'impopularité que suscitera Daech à force de jouer sur le levier de l'extorsion pour saigner à blanc des populations locales qui sont déjà dans une situation de dégradation générale sur le plan économique et social.
Si l'on s'intéresse à la viabilité du modèle économique de l'État islamique, les budgets des provinces contrôlées par Daech, rapportés aux budgets de ces provinces avant 2014, se situent largement en deçà de ce qui serait nécessaire pour faire vivre ces populations dans des conditions satisfaisantes. Nous savons donc qu'à moyen ou long terme, cette organisation n'a pas d'avenir sur le plan financier.
L'affaiblissement de Daech en Syrie et en Irak est une certitude. Sur le front pétrolier, nous constatons une forte baisse de la production qu'il contrôle, des exportations et de ses revenus. La dernière estimation chiffrée donnée par le CENTCOM des États-Unis était de l'ordre de 30 000 barils par jour, Syrie et Irak confondus, pour le début de l'année 2016. Depuis, la poursuite de l'opération « Tidal Wave II » a continué à dégrader cette capacité. Il n'y a pas encore de chiffres plus récents, mais la production a certainement encore diminué.
La production devient donc extrêmement faible et parmi les trois usages du pétrole que j'évoquais : effort de guerre, fourniture de produits pétroliers aux populations et exportations hors des zones contrôlées par Daech, c'est la poursuite de l'effort de guerre qui est le plus important, quitte à sacrifier le reste. Cela pourra poser des problèmes avec les populations. Daech prétend être un État islamique, qui prend en charge les besoins des populations. La chute des revenus pétroliers met le modèle économique de Daech à rude épreuve, même si nous avons tous rappelé qu'il ne repose pas uniquement sur le pétrole.
Je pense donc que la fin de Daech en tant qu'entité politico-militaire contrôlant de façon durable des territoires et des populations en Syrie et en Irak est à notre portée. Cela ne voudrait pas dire la fin de Daech en tant que groupe terroriste, ni la disparition de son pouvoir d'attraction. Mais la spécificité de ce groupe est de contrôler un territoire et des populations de façon durable. Ce caractère unique a un impact direct sur son attractivité. Un certain nombre de personnes et de flux financiers se dirigent vers les plus forts, ceux qui montrent qu'ils sont capables d'occuper et de tenir un territoire. La fin possible de ce modèle serait évidemment un coup très dur porté à cette organisation, y compris en termes de communication et de propagande, même si cela ne signifie pas la fin de Daech sous tous ses aspects.
Monsieur le rapporteur, vous avez tout à fait raison de rappeler que l'industrie pétrolière exige une main-d'oeuvre qualifiée. Où Daech trouve-t-il ces qualifications ?
Dans certains cas, en prenant le contrôle d'actifs pétroliers, Daech a également pris le contrôle des personnels syriens ou irakiens qui s'y trouvaient. Ceux qui n'ont pas pu fuir n'ont eu d'autre choix que d'accepter de travailler pour Daech. De plus, Daech compte dans ses rangs des personnes ayant des compétences dans le domaine de l'industrie pétrolière.
De plus, Daech a un département ressources humaines très efficace, très professionnel, et ils essaient de démarcher certaines personnes dans des pays étrangers, y compris occidentaux. Évidemment, ils ne font pas cela à l'aveugle, ils vont tenter de repérer, au sein d'acteurs pétroliers, des personnes dont le nom, l'origine, ou les convictions religieuses laissent penser qu'ils pourraient être proches d'eux. Il leur arrive de se tromper, mais nous savons que des approches directes ont eu lieu.
M. Fromion souhaitait savoir qui exploitait le pétrole en Libye. C'est d'abord la compagnie nationale pétrolière, la National Oil Corporation (NOC). Comme dans tous les pays membres de l'Opep, la compagnie nationale joue un rôle extrêmement important.
Les choses se compliquent en Libye car deux compagnies nationales coexistent actuellement : la NOC traditionnelle, basée à Tripoli, et une deuxième compagnie créée par les détenteurs du pouvoir à l'est du pays, qui lui ont donné le même nom. L'accord de paix négocié sous l'égide des Nations Unies accorde la reconnaissance internationale à la NOC de Tripoli. Les États-Unis continuent de ne reconnaître que cette NOC, qui reste l'acteur essentiel en Libye en termes d'exploitation pétrolière et gazière.
Il y a aussi des acteurs étrangers en Libye : le groupe pétrolier ENI est le plus important, et l'on trouve aussi la compagnie espagnole Repsol, le groupe français Total, des compagnies américaines comme Occidental petroleum, et des compagnies allemandes ou autrichiennes. Il y a donc beaucoup de monde en Libye mais pour des raisons de sécurité, presque tout le monde s'est retiré en gardant ses permis d'exploitation. Aujourd'hui, c'est la compagnie pétrolière nationale qui est sur le front pétrolier et gazier sur l'ensemble du territoire. Mais si les compagnies étrangères sont parties temporairement, pour des raisons de sécurité, elles espèrent revenir lorsque les conditions sur le terrain le permettront.
La première compagnie NOC semble contrôler des champs pétroliers plus vastes que la deuxième.
En effet, elle tire profit de son antériorité historique. La deuxième compagnie souhaite se faire sa place, mais dans le domaine du pétrole, les choses prennent du temps.
Il n'y a pas d'embargo sur le pétrole libyen, justement parce que le rôle de Daech en termes pétroliers est faible. Il n'y aurait pas de raison de la part des pays européens ou des États-Unis d'imposer un embargo sur l'ensemble du pétrole libyen. La Libye est une économie fondée sur un seul produit, sans le pétrole et le gaz, toute l'économie s'écroule. Ce pays a suffisamment de difficultés pour ne pas imposer un embargo sur tout le pétrole libyen, alors que Daech ne le contrôle pas.
Il y a eu par le passé un embargo occidental sur le pétrole libyen, lié à l'affaire de Lockerbie, mais il a été levé dans les années 2000. Il n'y a pas de raison de le rétablir aujourd'hui dans l'état actuel des forces et des positions de Daech en Libye.
Monsieur Bapt, il y a bien sûr des raffineries en Turquie. Est-ce que du pétrole brut issu des territoires contrôlés par Daech et passant par différents intermédiaires a pu être raffiné en Turquie ? Dans le passé, c'est probable, aujourd'hui ce n'est plus un véritable problème pour les raisons que nous avons évoquées.
Monsieur le président, vous nous interrogiez sur le coton. Les productions de coton sont historiquement importantes dans l'est syrien. On est en droit de considérer que par le jeu de la contrebande, des trafics informels et des circuits non officiels, du coton a été exporté vers la Turquie, qui est un grand pays de transformation et de textile.
Sur la question plus commerciale, aujourd'hui, environ 50 % de la consommation alimentaire en Syrie et en Irak provient des marchés internationaux. Une calorie consommée sur deux dépend de la production à l'étranger. C'est notamment vrai en céréales, et dans ce cas plus spécifique, la Syrie fait venir son blé, son orge et son maïs des pays riverains de la mer noire : Ukraine et Russie. Ces deux pays de production céréalière sont montés en puissance ces dernières années, tant en termes de production que d'exportation. Le goût pour les mers chaudes de ces pays concerne bien évidemment les céréales, d'autant plus que l'Afrique du nord et le Proche-Orient sont les grandes régions importatrices de céréales de la planète, et de très loin.
Ces achats, quand bien même il existe un office public en Syrie, sont le fruit d'opérations menées par des compagnies céréalières privées. Le blé importé en Syrie ne porte pas le drapeau d'un pays. Il a une origine géographique, mais l'opération tant logistique que financière est effectuée par des opérateurs privés.
Enfin, concernant la question plus prospective qui a été posée sur l'impopularité potentielle et l'affaiblissement de Daech, ces évolutions se font sur de longues durées. S'agissant de l'impopularité née de l'imposition des produits agricoles ou alimentaires, Daech peut très bien considérer a contrario qu'il va devoir acheter ces populations locales pour préserver une clientélisation à long terme. Peut-être va-t-il reconsidérer avec plus d'attention les questions alimentaires et agricoles, à plus forte raison si ses moyens diminuent du fait de la raréfaction des possibilités d'exploitation du pétrole.
D'un point de vue stratégique, on peut observer avec le plus grand intérêt que des pays acteurs du conflit cherchent à acheter des produits alimentaires et céréaliers en quantité supérieure à leurs besoins nationaux, afin de les redistribuer dans les pays du voisinage, et ainsi acheter des alliances locales auprès de communautés ou de groupes. C'est une leçon que nous pouvons tirer de l'histoire, qui souvent se répète sur ces questions alimentaires.
Pour terminer, la fragilité locale de Daech ne doit pas masquer que sa séduction se maintient auprès de populations plus lointaines, vulnérables, en Europe et de plus en plus souvent sur le continent africain. La capacité de résilience de ce groupe tient à son pouvoir de séduction, qui se maintient dans des territoires plus lointains que le seul théâtre syrien et irakien, contre sa faiblesse face aux frappes et aux difficultés locales
L'audition s'achève à dix-huit heures quinze.
Membres présents ou excusés
Mission d'information sur les moyens de DAECH
Réunion du mardi 5 avril 2016 à 16 h. 15
Présents. –.M. Kader Arif, M. Gérard Bapt, M. Xavier Breton, M. Guy-Michel Chauveau, M. Jean-Louis Destans, M. Olivier Faure, M. Yves Fromion, M. Jean-Marc Germain, M. Serge Janquin, Mme Sandrine Mazetier, M. Alain Moyne-Bressand, M. Jacques Myard, M. Jean-Frédéric Poisson, Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel, M. François Rochebloine.
Excusés. –.M. Alain Claeys, M. Jean-Claude Pérez, M. Axel Poniatowski.