L'État islamique a longtemps été sous-estimé, tragique erreur de la communauté internationale dont nous payons encore le prix aujourd'hui. À l'inverse, il ne faut pas le surestimer, mais tâcher d'en prendre la juste mesure.
Dans le domaine du pétrole, l'État islamique est un petit acteur. Il n'y a pas de statistiques, seulement des estimations. Pour être plus honnêtes, il faudrait parler d'ordres de grandeur héroïques ! Au faîte de sa grandeur, à l'été 2014, nous estimions que l'État islamique contrôlait une capacité de production de l'ordre de 50 000 à 100 000 barils par jour, sachant que capacité de production n'équivaut pas à production effective. Au début de l'année 2016, cette valeur ne dépasse probablement pas 30 000 barils par jour. Pour fournir un élément de comparaison, rappelons que le groupe français Total produit 2,3 millions de barils équivalent pétrole par jour de gaz et de pétrole. Cet ordre de grandeur illustre la modestie de l'EI dans le domaine du pétrole.
L'EI n'a aucun impact sur les flux pétroliers mondiaux, dont il représente moins d'un demi-millième, il n'a aucun impact sur les prix du pétrole et il n'a même aucun impact sur la production et les exportations pétrolières de l'Irak qui, en dépit d'une guerre sur son territoire, a continué à augmenter sa production et ses exportations. L'Irak produit actuellement plus de 3 millions de barils par jour. C'est l'un des cinq ou six plus importants producteurs mondiaux : le trio de tête est composé des États-Unis, de la Russie et de l'Arabie Saoudite, dont la production dépasse 10 à 12 millions de barils par jour ; puis vient un deuxième groupe de trois pays dont la production est à peu près de 3 à 3,5 millions de barils par jour : l'Irak, la Chine et le Canada.
Comme l'a expliqué l'intervenant précédent, l'une des forces de l'État islamique tient à la diversification de son financement. Le pétrole est une source de financement importante, mais c'est loin d'être la seule, et depuis le début de l'année 2016, ce n'est sans doute plus la source de financement majoritaire de ce groupe.
En dépit de cela, le pétrole est très important pour l'État islamique, pour trois raisons.
Tout d'abord, l'État islamique mène un effort de guerre, pas seulement de terrorisme. Pour commettre des attentats, il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup d'argent, mais la guerre coûte cher. Or l'État islamique mène trois guerres : en Syrie, en Irak et en Libye. Cela exige beaucoup de moyens.
Avant même d'en venir à l'argent, il n'y a pas de guerre sans carburant. L'État islamique, ce ne sont pas des combattants nu-pieds dans le désert : il a des véhicules, des blindés, des chars qu'il a pris aux armées syrienne et irakienne – notamment des chars flambant neufs que les États-Unis ont livrés à l'armée irakienne. Ce genre de véhicules consomme beaucoup de carburant. Sans carburant, l'État islamique ne pourrait mener d'effort de guerre et serait donc mort militairement. C'est la première raison pour laquelle le pétrole est vital pour l'État islamique, et l'on en parle finalement assez peu.
La deuxième raison de l'importance du pétrole pour l'EI est que ce qu'il ne consomme pas lui-même est commercialisé dans les zones qu'il contrôle en Irak et en Syrie. C'est une autre façon de contrôler les populations : il y a le bâton – le mot est faible pour caractériser la violence et la cruauté de ce groupe – mais aussi la carotte. L'EI peut dire qu'il n'est pas un groupe terroriste mais un État et preuve en est qu'il répond aux besoins de la population, par exemple en distribuant les produits pétroliers dont elle a besoin. Cela contribue donc à la propagande de ce groupe et à une partie de son contrôle sur les populations dans les zones sous sa domination directe.
Troisième cause de l'importance du pétrole pour l'État islamique : la possibilité de vendre ce qui n'a pas été autoconsommé ou distribué aux populations sous son contrôle direct. Ce pétrole peut être « exporté » – sans sortir des frontières du pays, car la majeure partie est vendue en Syrie ou en Irak – hors des zones du « califat » contrôlé par l'État islamique, afin de lui apporter des dollars qui lui permettront d'acheter des armes, de payer les combattants, de développer sa propagande et de remplir les fonctions d'un État islamique, puisque c'est son ambition.
Lorsque l'on parle de l'État islamique et du pétrole, on oublie souvent de mentionner les produits pétroliers. Le pétrole brut est surtout important parce qu'il permet d'obtenir des produits pétroliers, en particuliers des carburants qui satisferont des besoins précis : mobilité, transports, ce qui suppose la possibilité de raffiner le pétrole. La question du raffinage – il s'agit de mini-raffineries, de raffineries artisanales – est donc essentielle dans la chaîne de valeur de l'État islamique, il ne suffit pas de contrôler du pétrole brut, c'est insuffisant.
L'État islamique essaie de reproduire en Libye le modèle qu'il a développé en Irak et en Syrie. L'Irak a un potentiel pétrolier considérable et compte parmi les plus grandes réserves mondiales. Dans le milieu pétrolier, on considère que le Venezuela est en tête des réserves prouvées, suivi de l'Arabie Saoudite, du Canada, de l'Iran et de l'Irak.
L'immense potentiel de l'Irak est donc encore très sous-exploité, celui de la Syrie est bien plus faible, et la Libye se situe entre les deux. Son potentiel est bien plus important que celui de la Syrie, mais bien moindre que celui de l'Irak. L'État islamique essaie donc de reproduire ce qu'il a fait en Irak dans la région libyenne du bassin de Syrte, l'un des plus grands bassins de production pétrolière et gazière de Libye, mais il n'y est pas parvenu pour l'instant. Il ne contrôle pas de chaîne de valeur pétrolière en Libye, et il a d'ailleurs perdu le contrôle d'une chaîne de valeur pétrolière en Irak.
Contrairement à ce que l'on dit souvent, le seul pays dans lequel l'État islamique contrôle une chaîne de valeur pétrolière est la Syrie, et c'est le plus petit de ces trois pays producteurs. Cela ne veut pas dire que la situation n'est pas inquiétante, mais il faut la relativiser.
Le combat contre l'État islamique est global, multidimensionnel, et le front pétrolier n'est évidemment pas le seul. Mais pour les raisons que je viens de développer, c'est un front essentiel sur lequel il faut être plus présent que nous ne l'avons été jusqu'à présent.
S'agissant des frappes aériennes, il convient d'opérer une distinction. Les frappes russes, si l'on étudie les données dont nous disposons sur leur localisation, visent assez peu l'État islamique, exception faite du cas de Palmyre. Celles de la coalition dirigée par les États-Unis visent exclusivement l'État islamique, de façon quotidienne depuis août 2014. Ce n'est peut-être pas suffisant, mais nous savons qui est visé.
Ces frappes occidentales ont des effets, pas suffisants mais plus grands que ce qui en est dit, en particulier depuis le lancement à l'automne 2015 de l'opération « Tidal Wave II ». Ce nom fait référence à l'opération « Tidal Wave », qui visait à empêcher les nazis d'accéder aux ressources pétrolières de la Roumanie lors de la seconde guerre mondiale. Les États-Unis s'inscrivent donc dans une continuité historique, au risque de rapprochements hâtifs.
L'opération « Tidal Wave II » est extrêmement importante parce qu'au sein de l'opération « Inherent resolve », elle vise spécifiquement les actifs pétroliers. Elle s'est traduite par une intensification des frappes sur ces objectifs et une diversification des cibles. Sont visés des forages et des pompes, en amont de la production, plus rarement des puits – j'y reviendrai – ainsi que des usines de séparation de pétrole et de gaz, les mini-raffineries artisanales, le transport par des oléoducs ou des camions-citernes et points de stockage et de collecte du pétrole.
L'ensemble de la chaîne de valeur du pétrole est donc visé, notamment en Syrie, et particulièrement les points clés du raffinage et du transport, qui sont les veines du système pétrolier de Daech, selon les termes d'un responsable américain. Cette analogie avec les veines qui transportent le sang dans le corps humain n'est pas absurde. Quelque chose d'important se déroule donc depuis l'automne 2015 en ce qui concerne le pétrole au sein de Daech.
Les revenus pétroliers de Daech sont en forte baisse depuis l'été 2014, pour au moins trois raisons.
Tout d'abord, la chute des prix est à mes yeux un facteur extrêmement important. N'oublions pas que les prix ont chuté entre 60 % et 70 % depuis l'été 2014. Aucun vendeur de pétrole ne peut prétendre qu'il n'est pas affecté par une chute de cette ampleur, il ne s'agit pas d'une baisse de 5 à 10 %. Or Daech est un vendeur de pétrole, qui doit en plus vendre son pétrole à prix cassés – il ne le vend pas au prix du marché international – et il est clair que le prix de vente moyen aujourd'hui n'est pas celui qu'il pouvait obtenir au cours de l'été 2014.
Deuxième raison de cette baisse des revenus, les frappes aériennes, dont je viens de parler.
Troisième et dernier aspect, la dégradation des conditions d'exploitation. Les puits et les champs de pétrole nécessitent des travaux de maintenance, d'entretien et de réparation. Daech ne peut pas demander à Technip, Schlumberger ou Halliburton de réparer ses installations en Syrie ou en Irak. Il doit donc faire avec ses propres moyens, et les compétences des travailleurs syriens et irakiens retenus de force sur les champs. Dans un contexte de guerre, il est difficile d'entretenir et de maintenir correctement les champs. Ils se dégradent, ce qui entraîne une baisse de la production.
Aujourd'hui, les revenus pétroliers annuels de Daech sont vraisemblablement nettement inférieurs aux estimations souvent avancées : pas plus de 400 millions de dollars annuels, probablement moins, peut-être même nettement moins.
En conclusion, n'oublions pas les différences entre les situations en Irak et en Syrie. En Irak, les frappes aériennes sont décidées en coordination avec le gouvernement irakien, alors qu'en Syrie, les Américains et leurs alliés ne consultent pas le président Bachar el-Assad.
C'est très important concernant le pétrole, parce que le gouvernement irakien ne tient pas à ce que l'on démolisse ses ressources pétrolières : il espère en reprendre le contrôle et les Américains et leurs alliés doivent évidemment en tenir compte. Bien sûr, ils pourraient détruire tous les actifs pétroliers de Daech en une semaine sous un tapis de bombes. Mais ce n'est pas l'objectif en Irak. Même en Syrie, le souci des Américains est plus d'endommager, si possible pour plusieurs mois, que de détruire complètement. Le futur est pris en compte : les Syriens et les Irakiens auront besoin du pétrole ; c'est une ressource essentielle. Il ne s'agit donc pas de tout démolir, notamment en frappant trop durement les puits de pétrole, il faut préserver l'avenir.
Des destructions trop massives offriraient également un élément important pour la propagande de Daech. Nous sommes au Proche et au Moyen-Orient ; si les destructions des actifs pétroliers étaient massives, ce dont la coalition occidentale a évidemment les moyens, la propagande de Daech aurait beau lieu de prétendre que l'on cherche à ramener les Syriens et les Irakiens au Moyen Âge – comme le président George W. Bush souhaitait le faire sous Saddam Hussein – et que les Occidentaux sont en train de frapper le sang de la nation. Ce ne serait évidemment pas très habile : ce combat n'est pas uniquement militaire, il se livre sur d'autres plans, y compris celui de la communication et de la propagande. Il faut donc évidemment viser les actifs pétroliers, plus que ce qui se fait actuellement, mais avec discernement et non de façon brutale.