Intervention de Sébastien Abis

Réunion du 5 avril 2016 à 16h15
Mission d'information sur les moyens de daech

Sébastien Abis, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques, IRIS :

Permettez-moi tout d'abord de rappeler une chose simple, parfois oubliée : l'agriculture est éminemment géopolitique. Elle façonne les espaces et les territoires. Sa fonction première – nourrir les hommes – détermine fortement la stabilité et le développement d'un territoire, d'une société ou d'une nation. Si le monde ne cesse de se transformer, deux fondamentaux, simples et permanents, restent clairs et irréversibles : se nourrir pour vivre, produire pour se nourrir. Parfois oubliées, ces deux évidences méritent d'être replacées dans l'analyse stratégique.

Cette centralité millénaire des questions agricoles et alimentaires se renforce, bien entendu, en temps de guerre et de conflit. Sans la sécurité alimentaire, la stabilité et la paix sont presque impossibles à atteindre.

Ce constat se retrouve aujourd'hui dans la zone géographique dans laquelle opère Daech. C'est d'ailleurs dans cette région du monde, le Croissant fertile, que l'agriculture et le blé ont entamé leur longue carrière, il y a 10 000 ans environ.

Venons-en plus spécifiquement à la question de Daech et des ressources agricoles, en particulier le blé. Fort logiquement, ce groupe a cherché à tirer profit des ressources de la géographie, d'autant que son projet s'ancre dans une logique territoriale. N'oublions pas l'importance de l'eau, car les positions dominantes de ce groupe se situent le long des deux seuls grands fleuves de la région que sont le Tigre et l'Euphrate. La valeur de la ville de Mossoul, toujours aux mains de Daech, tient aussi à son barrage, dont on dit qu'il serait très mal en point actuellement.

L'ancrage territorial de Daech repose également sur les plaines agricoles et céréalières de l'est syrien et du nord irakien. Les productions agricoles sur ces sols qui, comme l'eau, sont rares dans la région, sont peu à peu passées sous le contrôle du groupe qui a ainsi fait un triple coup stratégique. Un coup foncier, en s'emparant de ces terres arables proches de sources hydriques ; un coup économique en s'appropriant ces productions agricoles et un coup social en assurant une fonction alimentaire vis-à-vis des populations locales. Il n'est donc pas étonnant que ces ressources aient fait l'objet de convoitises.

En effet, subvenir aux besoins prioritaires des habitants de ces territoires agit comme un facteur de clientélisation. Quand bien même l'adhésion des populations soumises à l'autorité de Daech n'est pas totale, ni immuable dans le temps, le fait que ce groupe maintienne l'accessibilité des produits alimentaires au quotidien et distribue même parfois du pain pour remplir les estomacs n'est pas neutre dans l'équation sociopolitique. Posséder du blé et du pain permet de conquérir plus facilement les esprits, notamment des individus vulnérables. Cela permet aussi de nourrir les combattants dans l'effort de guerre à fournir.

Il faut aussi entretenir les circuits agricoles. Rallier les champs de production et les lieux de consommation signifie de la logistique, du transport et des infrastructures, qu'il faut assurer et protéger. À plusieurs reprises, dans le mouvement global de ses conquêtes territoriales, Daech a réussi à s'approprier des silos à grains et des moulins, tant en Irak qu'en Syrie. Ces centres de stockage sont à sécuriser et font partie des butins de guerre. Cela peut aussi représenter un moyen de pression supplémentaire vis-à-vis des pouvoirs à Bagdad ou à Damas. Dans chaque ville où les combats ont fait rage, le contrôle des boulangeries s'est avéré un élément très prégnant dans les stratégies des différents acteurs. Par ailleurs, il est probable que des usines d'engrais chimiques et de phosphate aient été détournées de leur fonction agricole pour servir à la confection d'explosifs en temps de guerre.

Par ailleurs, les ressources agricoles et les céréales s'inscrivent irréversiblement dans des dynamiques de commerce. Cela concerne les circuits courts locaux, car ces productions entrent dans le jeu des seigneurs de guerre. Ainsi, à Racca, Daech aurait instauré une taxe de 20 à 25 % sur le blé sortant de la province, payée en cash ou en prélevant le grain directement. Mais les flux de longue distance sont aussi visés, profitant de la porosité des frontières et de la valeur financière d'un bien alimentaire aussi précieux que le blé. Ces échanges ont sans aucun doute été effectués parfois sous forme de troc, produit contre produit. Des opérateurs multiples agissent dans ces mouvements tout au long de la chaîne.

N'oublions pas que les besoins alimentaires et céréaliers des territoires sous contrôle de Daech surpassent la production locale. Comme Daech n'a visiblement pas cherché à affamer toutes les populations sous son contrôle, il est hautement probable qu'il lui ait fallu faire venir des productions alimentaires depuis l'extérieur. Des barils de pétrole contre de la nourriture, par exemple, système finalement fréquent dans cette région du monde. Même en temps de guerre ou de froid diplomatique, l'histoire, ancienne comme actuelle, montre que le commerce agricole et de blé ne s'arrête véritablement jamais.

Ces tendances doivent être replacées dans des dynamiques plus longues.

Tout d'abord, une véritable menace pèse sur la sécurité alimentaire dans la région. Les combats entraînent la destruction des cultures, la détérioration des sols et des voies de transport, mais également l'éloignement de la main-d'oeuvre engagée dans les combats ou fuyant les zones de guerre.

Ces inquiétudes concernent aussi l'élevage. Outre la réduction significative des troupeaux dans cette région, des vulnérabilités nouvelles en termes de santé animale apparaissent, faute de vaccination efficiente et à jour. Cette bombe sanitaire à retardement mériterait d'être présente dans les réflexions sur les défis tendanciels de la zone.

En Syrie, la guerre a mis à mal la situation alimentaire du pays, qui était encore relativement favorable au tournant du millénaire, le parti Baas ayant toujours eu le souci de l'agriculture. Depuis 2011, on observe une chute des surfaces emblavées de 30 %. La récolte en blé de 2014 fut la pire des quarante dernières années. La FAO vient d'indiquer que la récolte céréalière serait meilleure en 2015, grâce notamment à une bonne production en orge.

Cela n'empêche pas l'inflation des prix alimentaires et des céréales. Le pain aurait augmenté de 40 % en moyenne par rapport au début de la guerre en Syrie. Dans certaines villes, cette inflation est bien plus significative.

Cela veut aussi dire depuis cinq ans, nous assistons à une complexification grandissante des opérations commerciales, logistiques et financières à conduire en Syrie autour de ces produits stratégiques alimentaires. La Syrie importe moins de blé, environ 1,7 à 2 millions de tonnes contre 3,4 millions en moyenne à la fin de la décennie 2000. Cela tient sans doute à la réduction démographique dans le pays et à la réduction des moyens budgétaires, mais on peut aussi s'interroger sur le soutien de puissances étrangères sous une forme céréalière, d'autant plus qu'un grand pays producteur et exportateur de blé vient d'agir fortement sur le théâtre syrien pour aider le régime de Damas. Il n'est pas impossible que ce soutien militaire se soit doublé d'un soutien économique et alimentaire.

De son côté, l'Irak connaît également des difficultés de production, liées aux variations climatiques, importantes dans cette région du monde, mais surtout aux dynamiques conflictuelles dans le pays qui perdurent depuis plusieurs années et obèrent le développement agricole, fragilisent la logistique et engendrent une inflation importante, notamment dans les zones de combat au nord. Pour rappel, l'Irak importe en moyenne 4,5 millions de tonnes de céréales actuellement, dont deux tiers de blé, ce qui le place parmi les vingt plus grands acheteurs de la planète.

Un cercle vicieux s'installe : les conflits plongent les populations dans la pauvreté et l'insécurité alimentaire – qui concerne près de 9 millions de Syriens selon le Programme alimentaire mondial – mais la faim peut aussi susciter des colères et motiver de nouvelles rébellions. La faim ou l'extrême difficulté à accéder physiquement ou économiquement à l'alimentation sont les premiers malheurs des populations pauvres, déplacées ou persécutées.

Permettez-moi trois commentaires en guise de conclusion.

Une considération stratégique d'abord : le blé est une production du sol, il constitue une ressource agricole à forte valeur économique qu'il faut pouvoir commercer. Mais il doit aussi toujours être regardé comme la matière vitale de première nécessité et donc comme un pilier dans l'ordre civil des sociétés, appartenant ainsi aux champs de la politique et de la sécurité. Cette réalité est ancienne, toujours très contemporaine et continuera à l'être dans le futur, surtout dans cette région du Moyen-Orient, la plus dépendante de la planète en matière de couverture céréalière.

En second lieu, s'agissant des populations en détresse et migrantes, la sécheresse aiguë ayant frappé la Syrie entre 2006 et 2010 aura été dramatique. Parallèlement, les champs ont été attaqués par un ravageur et la rouille du blé a fait des dégâts. Tout cela a poussé des centaines de milliers de personnes, à quitter les territoires ruraux et agricoles pour rejoindre les faubourgs de villes comme Deraa ou Alep. Cette dynamique socio-territoriale est importante pour comprendre la complexité de la révolte syrienne de 2011.

Plus globalement, cet exemple doit nous interpeller sur les causes très profondes des migrations et des soulèvements populaires dans cette région du monde. Sans en être les uniques déterminants, on ne saurait occulter l'importance des insécurités agricoles, alimentaires, hydriques, foncières et climatiques. Ce qui vaut ici pour le Moyen-Orient vaut ailleurs, sans doute demain pour l'Afrique du Nord et l'Afrique subsaharienne.

À plus long terme, il convient d'insister sur l'immense enjeu du développement agricole et rural de cette zone, dans un scénario post-conflit où il faudra reconstruire de la stabilité et de la croissance, et pas uniquement dans ces mondes urbains qui masquent trop souvent l'existence parallèle de régions intérieures rurales pauvres. Développer l'agriculture et les territoires ruraux, construire de la sécurité alimentaire et de la résilience face aux chocs climatiques, voilà aussi des enjeux géopolitiques à intégrer dans nos grilles d'analyse contemporaines et prospectives au sujet de cette région. Ne pas s'occuper de ces questions aboutirait sans doute à donner indirectement des forces sociales et territoriales à Daech, dont les moyens sont multiples.

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