Intervention de Nicole Gnesotto

Réunion du 4 mai 2016 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Nicole Gnesotto, présidente du conseil d'administration de l'Institut des hautes études de la défense nationale :

Je suis ravie de voir que les notes du centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères ont circulé. Lorsque j'y occupais la position de chef adjoint, et qu'il était dirigé par Jean-Marie Guéhenno, il était difficile d'aller au-delà d'une diffusion à l'administration entendue au sens strict. Je constate un progrès.

Dans ma note, je suis partie de l'idée que nous nous trouvons devant un énorme paradoxe. Le contexte de sécurité change à une vitesse sidérante, tant dans l'Union européenne que hors d'elle, alors que la continuité institutionnelle et bureaucratique reste totale s'agissant de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), de ses mécanismes, mais aussi du fonctionnement du Conseil européen. Autrement dit, plus le monde change, moins les institutions de l'Union européenne s'adaptent. Jamais l'Europe n'a été aussi menacée et jamais elle n'a été aussi atone sur les questions de sécurité. Ces menaces viennent de l'extérieur – éventuellement de la Russie –, et de l'intérieur, notamment du terrorisme, mais elles sont aussi plus fondamentales. Lorsque, en 2013, j'étais membre de la commission du Livre blanc de la sécurité et de la défense française, nous comptions alors au nombre des éléments propres à garantir la sécurité de l'Europe la stabilité des institutions démocratiques. Aujourd'hui, en Autriche, en Pologne, en Hongrie et au Danemark, cette stabilité même est remise en cause. Bien qu'il ne s'agisse pas de problèmes militaires, je n'hésite pas à y voir une atteinte à la sécurité de l'Union européenne.

Dans ma note, je me suis exprimée de manière très critique au sujet du document en préparation au niveau européen. Mais je veux rendre hommage à Federica Mogherini comme à Nathalie Tocci, universitaire qui travaille depuis un an à la rédaction d'une stratégie européenne de sécurité et vient d'être nommée à la tête de l'Institut des affaires internationales (IAI) établi à Rome. Car mes critiques portent principalement sur l'atonie et la paresse intellectuelle des États, y compris parfois le nôtre, dont les ambitions en matière de défense européenne sont nettement moins affichées qu'autrefois.

La première stratégie européenne de sécurité remonte à 2003. Comme Federica Mogherini aujourd'hui, Javier Solana ne voulait pas à l'époque de négociations intergouvernementales sur ce sujet. Aussi avait-il chargé une équipe constituée de seulement trois ou quatre personnes de rédiger un texte qui est ensuite montré aux États. La méthode suivie aujourd'hui est la même, puisque Nathalie Tocci s'attelle même seule à la question. A contrario, s'en remettre à des négociations intergouvernementales aurait pu durer de quatre à cinq ans.

Sur le fond, la situation est cependant différente de celle de 2003 à trois égards. Premièrement, au temps de Javier Solana, le texte adopté était court, une dizaine de pages tout au plus. Il se concentrait sur la stratégie de sécurité, en fournissant une sorte de mode d'emploi, de cadre global où les opérations de l'Union européenne puissent s'inscrire. Aujourd'hui, il s'agit de brosser une grande vision de la politique étrangère, de défense et de sécurité, de définir plus largement une stratégie d'action extérieure.

Deuxièmement, en 2003, les États européens étaient divisés quant à la conduite à tenir sur la guerre en Irak. La stratégie d'alors avait été conçue comme un instrument de réconciliation, notamment entre le Royaume-Uni et la France, ce qu'elle fut en effet. Au contraire, aujourd'hui, les États partagent le même constat sur les questions de sécurité, vis-à-vis de la Russie, de Daech ou du terrorisme… mais ils ne savent pas quoi faire. Ce consensus absolu se nourrit d'abord de leurs interrogations, de sorte que les États se retrouvent sur ce qu'il faut bien appeler une unité dans l'impuissance stratégique.

Troisièmement, les États-Unis étaient opposés, en 2003, à la montée en puissance d'une Europe de sécurité et de la défense. L'administration Bush avait orchestré une campagne négative et véhémente contre le projet. Aujourd'hui, le président Obama est très apprécié partout en Europe et rassemble plutôt les Européens. Mais il est demandeur d'un engagement plus fort des Européens en faveur de leur propre défense. J'en veux pour preuve le discours qu'il a encore tenu à Berlin la semaine dernière ; il y exprimait ses attentes vis-à-vis des Européens, tant dans le domaine économique que dans le domaine de la défense. Mais nous voyons bien que la réponse européenne peine à se concrétiser.

J'en viens au contexte stratégique immédiat. En face de certains points durs, les instruments créés depuis 1999 au service de la PSDC se révèlent dépassés et obsolètes. Certes, la PSDC a été un très grand succès au cours de ses dix premières années d'existence. Elle a servi de cadre à vingt-huit opérations sur trois continents, au cours desquels 10 000 hommes et 5 000 policiers ont été mobilisés sous mandat, jusqu'à il y a quatre ou cinq ans. Aujourd'hui, de tels instruments sont cependant inutilisables ou très peu utilisables, car le contexte dans lequel ils ont été créés n'est plus le nôtre.

La politique de défense européenne commune a en effet été conçue pour la gestion des crises des autres, par exemple en Afrique, dans les Balkans, en Géorgie, au Moyen-Orient ou même à Aceh en Indonésie. Elle a permis des opérations à Rafah, en Palestine, ou encore au Soudan ou contre la piraterie. L'objectif essentiel, défini dès 1999, était en effet l'exportation à l'extérieur de l'Union européenne d'un minimum de moyens militaires et civils capables de stabiliser une zone de crise ; il ne s'agissait ni de la protection ni de la défense des citoyens de l'Union européenne. À cette époque, il était entendu qu'il revienne à l'OTAN de s'occuper de la défense européenne ; la France participait à ce consensus, à juste titre, me semble-t-il. Dans ce cadre, la PSDC visait plutôt à la stabilisation des crises en périphérie de l'Union européenne.

Ainsi furent mis en place de bons instruments : un comité militaire, des états-majors, une agence européenne de l'armement, des forces telles que le corps européen et les groupements tactiques, en quelque sorte une première capacité de décision et de prise de risque, appuyée par un embryon de renseignement européen. Les principaux théâtres d'opérations envisagés étaient les Balkans et l'Afrique.

La nouveauté réside aujourd'hui dans le fait que nous nous trouvons devant des menaces simultanées, durables, complexes et dénuées de solutions. La Russie continuera de maintenir par exemple, vis-à-vis de l'Ukraine comme d'autres pays voisins, une ambiguïté stratégique et un niveau de menace latent sur l'ordre européen devant lequel l'Union européenne n'a pas de réponse. Le phénomène de Daech, la décomposition à l'oeuvre en Irak et en Syrie fournissent l'exemple de situations où les solutions envisagées, cessez-le-feu ou transition politique, n'en sont pas vraiment, puisque Bachar el-Assad doit notamment être le pivot de la prétendue transition politique en Syrie. En Irak, personne ne trouve depuis 2003 de solution qui satisfasse l'ensemble des composantes de ce pays. Quant au terrorisme intérieur, aucune solution immédiate n'apparaît non plus.

Or il est difficile de voir ce que pourrait faire la défense européenne contre la Russie. Il n'est pas question qu'elle prenne en charge une gestion de la crise en Ukraine, car cela constituerait un casus belli aux yeux des Russes que de se mêler, en usant de moyens militaires, de territoires situés sur leur ancienne zone satellitaire. Si une solution se dessine, ce ne peut être qu'à travers l'OTAN, ne serait-ce que parce que seule cette organisation est à même de rassurer les pays d'Europe centrale et orientale ainsi que les pays baltes. La PSDC n'entre pas en ligne de compte sur ce terrain.

Quant à la menace de Daech et à la Syrie, la PSDC ne peut rien non plus pour gérer la situation créée par la lutte entre le régime d'el-Assad et les rebelles syriens. La coalition ad hoc dirigée par les États-Unis apparaît comme la moins mauvaise solution.

L'Afrique est le dernier continent où l'Union européenne peut organiser des opérations de gestion de crise, en s'efforçant de séparer les combattants et d'entamer des processus de négociation, comme elle l'a fait au Mali ou en Centrafrique, mais aussi au Sahel. Les trois opérations extérieures de ces dernières années, opérations de soutien de l'Union européenne à des interventions françaises, ont montré que la PSDC, censée en 2003 autoriser des projections de force partout dans le monde, reste confinée à un seul théâtre d'opérations, le seul où les Occidentaux peuvent encore intervenir, du moins tant que les exigences liées à la menace terroriste le leur permettent.

Tel est le premier changement majeur à souligner. Les instruments de la PSDC ne sont pas à la hauteur des crises dures auxquelles l'Union européenne fait face à l'heure présente.

Deuxième changement majeur : la sécurité est devenue une demande politique, comme l'atteste l'évolution des sondages Eurobaromètre. Depuis 2015, le chômage est passé en seconde position dans la liste des principales préoccupations des Européens, après la sécurité. Alors que la question paraissait technique et était réservée depuis quinze ans au monde de la défense et de la sécurité, elle est devenue aujourd'hui une préoccupation essentielle de nos concitoyens. Cela change la donne.

Or, pour y répondre, la PSDC propose des moyens institutionnels et bureaucratiques qui sont décalés. Pour ma part, je plaide en faveur d'une gestion politique des questions de sécurité, où le Conseil européen s'érigerait en conseil européen de sécurité, en fournissant un travail analogue à celui qu'il a produit sur la crise grecque. Les chefs d'État et de gouvernement y prendraient à bras-le-corps, une fois par an, les questions relatives à la Russie, à Daech, à l'Afrique ou à la sécurité intérieure – et l'opinion publique pourrait s'en rendre compte. À la politisation de la demande doit en effet répondre une politisation de l'offre de sécurité.

Ce n'est pas ce que propose le texte de Federica Mogherini. Certes, il est bien fait, mais il n'aura pas la valeur d'une déclaration politique des chefs d'État et de gouvernement ; ce n'était du moins pas à l'ordre du jour il y a dix jours encore. S'il leur était soumis, il ne serait d'ailleurs sans doute pas adopté en l'état. En tout état de cause, il fait une trentaine de pages. Pour l'heure, il est encore prévu que les chefs d'État et de gouvernement « se félicitent » seulement de sa parution. Les moyens bureaucratiques qui sont employés aujourd'hui ne politisent donc pas la réponse à la demande démocratique qui s'exprime en faveur de la sécurité.

Le troisième changement à prendre en compte est le continuum qui apparaît désormais entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure. Il s'agit d'un fait nouveau au niveau européen, même s'il était déjà présent dans le Livre blanc sur la défense adopté en France en 2013. Les actions terroristes et l'afflux de réfugiés ne sont que les manifestations intérieures de crises extérieures non résolues, en particulier au Moyen-Orient. Ce continuum constitue un défi majeur. Plus on intervient au Moyen-Orient, plus le terrorisme frappe ; moins on intervient, plus les réfugiés sont nombreux, sans que cela exclue toutefois le terrorisme. Dans un cas comme dans l'autre, un cercle vicieux s'établit entre la menace intérieure et la menace extérieure.

En face de ces problèmes, l'Union européenne ne dispose pas d'instruments adéquats, puisque ceux qui existent reposent sur l'idée qu'ils ne servent pas à la sécurité de l'Union européenne elle-même. Dans cette perspective, comme je le disais tout à l'heure, ils doivent être employés à des opérations de gestion des crises extérieures, l'OTAN – ou les nations pour ce qui les concerne – assurant de préférence la sécurité de l'Union européenne. Là encore, nous sommes totalement décalés par rapport à la réalité de la menace.

Ma conclusion serait donc de dire que l'Union européenne n'a pas besoin d'une stratégie globale de sécurité où tous les sujets sont abordés : commerce, aide humanitaire, affaires étrangères… À l'inverse, elle a besoin d'une stratégie unique en vue d'assurer une sécurité globale, en abordant la sécurité dans toutes ses dimensions.

C'est pourquoi j'en appelle au Conseil européen, qui devrait être l'instance politique suprême de gestion des crises pour qu'il adopte une politique unique fondée sur trois dimensions : la sécurité intérieure, les frontières et la sécurité extérieure. Cela tranchera la question de savoir qui, de la Commission ou du Conseil de l'Union, est compétent sur les données des dossiers passagers (Passenger Name Record ou PNR) ou en matière de garde-côtes ou de garde-frontières. Les controverses s'arrêteraient et chacun pourrait travailler dans le sens de cette politique unique en faisant usage de ses propres instruments.

Dans le domaine de la sécurité intérieure, il convient d'accélérer l'adoption du PNR et de s'entendre sur un partage minimal de renseignements, par exemple un échange de fichiers S entre polices, peut-être pour commencer entre trois pays. Quant aux frontières, un droit d'asile européen commun éviterait le dumping qui aboutit à ce que tous les réfugiés se dirigent vers la Suède, vers l'Italie ou vers l'Allemagne, plutôt qu'en France par exemple, où il est plus difficile d'obtenir le statut de réfugié.

S'agissant de la sécurité extérieure, il faudrait continuer de déployer des moyens militaires en Afrique, notamment pour stabiliser le Sahel, mais aussi faire davantage usage des moyens diplomatiques, alors que l'Union européenne ne s'est pas du tout, ou s'est très peu, impliquée dans la résolution du conflit en Syrie et n'a pris aucune initiative pour une conférence régionale sur le Levant.

En Tunisie, je n'hésite pas à dire qu'il faudrait un « plan Marshall » – ou un « plan Delors » si l'on préfère – pour qu'un partenariat stratégique réaliste avec ce pays de petite taille le préserve du péril islamiste qui le guette, en l'ancrant davantage dans la famille ou la sphère européenne, à défaut d'une adhésion à l'Union. Cela vaudrait mieux que de déplorer sans cesse la dérive qui s'observe et les attentats qui se succèdent sur place tous les six mois.

En Égypte, notre politique est une catastrophe, puisque nous y soutenons une dictature militaire qui a renversé un gouvernement régulièrement élu. Cela entame notre crédibilité. Federica Mogherini consacre la première partie de son texte aux valeurs de l'Union européenne. Nous devrions pourtant les proclamer de manière moins tonitruante si notre politique est en contradiction avec elles.

Comme j'ai eu l'occasion de le dire devant la commission des Affaires étrangères et de la défense du Sénat, je propose une politisation de l'offre de sécurité. Comme pour le marché unique de 1986, il faudrait une seule politique de sécurité qui connaisse plusieurs déclinaisons. Les institutions européennes y retrouveraient leur rôle, ce qui garantirait leur plus grande efficacité et leur plus grande visibilité. Ce serait un moyen plus efficace qu'on ne le croit de réconcilier le citoyen, sinon avec l'Europe, du moins avec l'idée qu'elle peut être plus efficace qu'on le dit.

Ces résultats ne peuvent être obtenus qu'au prix de réformes telles que l'adoption du PNR, une première discussion sur les divergences entre les droits d'asile nationaux ou le déploiement de garde-frontières européens qui soulageraient Malte et la Grèce et préserveraient l'espace Schengen. Par ce biais, il serait de nouveau reconnu que l'échelon européen peut être l'échelon efficace.

Car, ne nous leurrons pas, les citoyens ne croient plus à l'Europe et les gouvernements la démantèlent. Les gouvernements d'extrême droite ou de droite extrême accentuent ce risque de déconstruction, fait d'absence de solidarité, de rétablissement des frontières et de retour du protectionnisme. Il faut au contraire aller dans le sens d'une coordination et d'une solidarité accrues.

Plutôt que d'être unis dans la diversité, comme le voudrait la devise européenne inscrite dans le préambule du traité de Lisbonne, les Européens sont aujourd'hui plutôt unis dans la vulnérabilité. Il faut recréer une adhésion minimale au projet européen. Si c'est ce que j'appelle de mes voeux, ce n'est pas, cependant, ce à quoi je m'attends le 26 juin prochain. Car cette date sera immédiatement précédée par le référendum sur le maintien ou sur la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, consultation prévue le 23 juin.

À l'origine, il était prévu que le Conseil européen se tienne ce jour-là, mais David Cameron a jugé que c'était la seule date possible pour organiser le référendum : le Conseil européen a donc été déplacé. C'est dire combien les Britanniques mènent la danse. Sur la stratégie de sécurité en préparation, ils jouent leur jeu habituel, en prétextant que la mention du mot « défense » pourrait apporter de l'eau au moulin des partisans d'une sortie de l'Union européenne, comme si les électeurs se déterminaient là-dessus… Curieusement, ce chantage a cependant marché, puisque beaucoup de choses ont déjà été gommées dans la version initiale, pour éviter d'affaiblir la position de David Cameron.

En tout état de cause, le Conseil européen ne sera pas le même si le référendum donne la victoire au camp du maintien ou au camp de la sortie de l'Union européenne. Federica Mogherini réfléchit à la manière dont le Conseil européen pourra trouver, dans ce dernier cas, une stratégie d'urgence. Dans ces circonstances, poussera-t-elle à l'adoption de sa stratégie, trois jours après l'abandon de l'Union européenne par le Royaume-Uni ? J'y serais pour ma part favorable. Si l'on ne fait rien au motif que le Royaume-Uni vient de sortir, alors autant tout arrêter…

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