Cette culture juridique était entretenue par les juristes, les légistes, les avocats, les professeurs de droit. La France était fière de son système romano-canonique, de sa procédure civile, de son système juridictionnel chapeauté par la Cour de cassation qui, chaque année, rend plus de 4 000 décisions de cassation.
Mais la justice a souffert. Elle n’a pas reçu la protection d’une classe politique digne d’elle. Les gardes des sceaux se sont succédé. Ils ont laissé la trace de leur savoir, parfois même de leur talent, mais ils ne se sont pratiquement jamais battus pour augmenter leurs budgets, pour créer des postes de magistrats ou de greffiers. Ils ont oublié qu’une société veut être protégée et défendue, et qu’elle exige d’avoir des établissements pénitentiaires où l’on respecte la dignité des détenus et celle de leurs gardiens – à cet égard, M. Ciotti a raison.
Dès votre nomination, monsieur le garde des sceaux, vous avez fait savoir que, pendant l’année où vous alliez diriger la chancellerie, vous vous battriez pour obtenir un budget raisonnable, alors même que la France est, en Europe, l’un des pays où justice veut dire pauvreté. C’est ainsi que les experts n’étaient plus payés, que les travaux les plus simples n’étaient plus entrepris. Vous en êtes parfaitement conscient, puisque vous venez d’obtenir près de 100 millions d’euros, une première enveloppe qui répondra aux nécessités les plus urgentes, notamment en matière d’informatique. Vous avez parlé de « justice sinistrée » : le terme est exact, vous avez eu raison ; nous vous en donnons acte sur tous les bancs de cette assemblée.
Il fallait donc augmenter le nombre des magistrats qui, pourtant, n’ont jamais été aussi nombreux à sortir de l’ENM. Tant mieux, même si on aurait pu intégrer les professeurs de droit au sein de la magistrature, comme je m’évertue à le demander depuis plusieurs dizaines d’années sans être écouté. Il fallait recentrer le rôle des magistrats. En effet, un magistrat n’est ni un greffier, ni un notaire, ni un conservateur d’hypothèques. Être magistrat, c’est décider. Être magistrat, c’est donner raison à untel contre untel. Être magistrat, c’est savoir débouter. Être magistrat, c’est savoir motiver sa décision. Car décider, ce n’est pas le fait du prince. Car les justiciables ont le droit de savoir pourquoi ils perdent et, par moments, pourquoi ils gagnent. Respecter le justiciable, c’est lui expliquer quels sont ses droits, et tel est le rôle que nous impartissons aux magistrats.
Vous avez compris, monsieur le garde des sceaux, que vous pouviez utiliser une fenêtre de tir et intervenir dans l’espace législatif ouvert par la « justice du XXIe siècle », si bien préparée par votre prédécesseur. Il fallait, dans un premier temps, répondre à certaines impatiences, de nature politique, car la chancellerie ne se trouve pas place Beauvau, et l’on ne peut se contenter du sécuritaire, qui domine tout à l’ère du terrorisme. Vous avez donc eu raison de vous engager sur la justice des mineurs, en supprimant, ainsi que je vous l’avais demandé, les tribunaux correctionnels pour mineurs créés par la loi du 10 août 2011. Le mineur délinquant doit d’abord bénéficier de mesures éducatives. C’est pourquoi il fallait supprimer ces tribunaux correctionnels spécialisés, qui ne concernent, il faut le rappeler, que 1 % des contentieux. Il était par ailleurs paradoxal que le tribunal pour enfants connaisse du jugement des faits criminels commis par des mineurs de moins de seize ans, mais non pas des jugements délictuels des mineurs de seize ans et plus en état de récidive légale. Et comment ne pas reconnaître que cette juridiction mettait à mal la primauté de l’éducatif instauré par l’ordonnance du 2 février 1945 et l’article 40 alinéa 3 de la convention internationale des droits de l’enfant ?
En renforçant le rôle du juge des libertés, en répondant aux demandes de collégialité pour certaines des missions dévolues au juge d’instruction, vous avez répondu à tous ceux qui veulent rétablir un certain équilibre entre un parquet tout-puissant, peut-être surpuissant, et les juges de la liberté et de la détention, dont on a souvent sous-estimé l’importance. Vous avez également fait preuve d’imagination, monsieur le garde des sceaux, en instituant un nouveau corps de juristes assistants, qui pourront intervenir au soutien de magistrats, aussi bien en matière civile que pénale.
Les magistrats, c’est une nouveauté, devront répondre à des obligations nouvelles en matière de conflit d’intérêts et de déclaration de patrimoine. Il me semble que si l’on avait dû expliquer cela, il y a une vingtaine d’années, à des magistrats, l’hermine leur serait tombée des épaules.