Intervention de Pierre-Jean Luizard

Réunion du 11 mai 2016 à 17h45
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Pierre-Jean Luizard, historien, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, CNRS :

Merci beaucoup de votre invitation.

On entend très souvent parler de la manière de lutter contre le terrorisme ou de déradicalisation, et ces questions sont certainement légitimes, mais elles relèvent souvent d'une vision « psychologisante » du djihadisme, qui fait de celui-ci une maladie ou une déviance que l'on pourrait traiter à la façon d'une addiction. Or, si cette dimension psychologique a son importance dans chaque cas individuel, elle ne saurait occulter les enjeux politiques et historiques du chaos auquel le Moyen-Orient est aujourd'hui en proie et dont est né un vaste mouvement qui nous touche jusque dans nos pays, puisqu'il existe désormais un volet occidental, sinon dans la stratégie de Jabhat al-Nosra, du moins dans celle de l'État islamique qui vise un djihad globalisé.

L'origine du conflit se situe, à mon avis, en Irak. La faillite et l'échec de la reconstruction politique de l'État irakien par les Américains à la suite de leur intervention en 2003 – qui n'avait elle-même fait que porter les derniers coups, après de nombreuses crises et guerres, à l'État irakien fondé en 1920 par la puissance mandataire britannique – ont entraîné dans leur sillage la crise et la déliquescence d'autres États. L'État syrien est la première victime de la guerre en Irak. La division du territoire irakien en trois entités – kurde, chiite, sunnite – à prétention étatique pose directement le problème de l'avenir de l'État irakien dans ses frontières actuelles et de la communauté arabe sunnite en Irak, qui représente 20 % de la population et qui ne se reconnaît plus dans l'État irakien, dont elle a eu le monopole pendant plus de quatre-vingts ans, entre 1920 et 2003. On voit aujourd'hui – j'étais à Bagdad il y a quelques jours – les limites de ce système politique, avec l'intrusion de milliers de manifestants dans un Parlement totalement paralysé par les allégeances communautaires. Mais ce système n'est pas réformable, car il entrave le développement des institutions publiques et d'un espace public minimal, et il empêche l'État de répondre sur une base citoyenne à des revendications fondamentales de la société civile, telles que l'accès à l'électricité. Les coupures d'électricité sont ainsi monnaie courante à Bassora, ce qui paraît d'autant plus scandaleux qu'il s'agit d'une ville riche, car située au milieu d'une zone pétrolière.

On assiste aujourd'hui à une remise en cause généralisée de certains États arabes au Moyen-Orient, dont trois – l'Irak, la Syrie, le Liban – qui ont en commun leur genèse mandataire. Les crises propres à chacun de ces trois États interagissent entre elles. La crise dont l'origine se situe en Irak, berceau de l'État islamique, s'est déplacée en Syrie par un jeu de dominos, et l'on n'imagine pas que l'effondrement de l'État syrien puisse laisser l'État libanais indemne.

Ce volet oriental pose à nos diplomaties une question grave : devons-nous oeuvrer à restaurer les États en crise et en faillite ou, au contraire, devancer, ce qui a fait la force de l'État islamique, la mort programmée d'institutions politiques qui ne sont pas réformables et qui sont incapables de répondre aux revendications basiques de la société civile ? C'est un grand défi, dans la mesure où les diplomaties ont pour fonction de reconnaître les États et les frontières en place. Mais c'est une question qui se pose dès lors que le système étatique et frontalier est remis à plat au point que des acteurs interviennent sur le territoire d'un pays depuis le pays voisin comme s'il n'y avait plus de frontières entre eux. Nous anticipons, d'une certaine façon, cette évolution lorsque les autorités françaises traitent directement avec les autorités kurdes pour leur livrer de l'armement et leur apporter une aide militaire, sans en référer au ministère compétent à Bagdad.

Voilà pour ce qui concerne le volet oriental de l'origine du terrorisme qui s'est ensuite emparé de certains pays occidentaux. Le volet occidental de l'État islamique est très différent, car le passé colonial et mandataire ainsi que le contexte confessionnel en sont absents. Mais d'autres facteurs y sont habilement exploités par ceux qui appellent au djihad.

D'abord, une histoire coloniale au cours de laquelle les principes républicains ont été systématiquement mis en contradiction avec eux-mêmes, spécifiquement en France. Ainsi, par le décret Crémieux, des élites laïques et républicaines ont accordé aux juifs d'Algérie, sur une base confessionnelle, la citoyenneté française qu'ils refusaient aux musulmans et qu'ils ont ensuite octroyée en Algérie aux Européens d'obédience catholique. De même, la loi de 1905 n'a pas été appliquée aux musulmans d'Algérie. De manière générale, les idéaux républicains ont été perçus par les populations colonisées comme une légitimation du fait colonial – à juste titre, comme le montre le discours de Jules Ferry sur la colonisation. Même Clemenceau qui, de l'intérieur du camp républicain, avait critiqué cet a priori pro-colonial a à son tour justifié, une fois au pouvoir, le protectorat au Maroc.

Si cette histoire n'est évidemment pas connue des apprentis djihadistes qui partent de nos pays pour faire la guerre en Syrie et en Irak, elle alimente un grand récit dans lequel les musulmans se présentent comme les adeptes de la religion du colonisé, un discours très confus et très vague mais qui, dans le contexte français en particulier, fait mouche. En effet, nous vivons aujourd'hui une crise identitaire dont témoignent notamment les impasses de notre laïcité, dont ni la laïcité stricte de notre Premier ministre ni celle du président de l'Observatoire de la laïcité ne permet de sortir. La laïcité, qui fut une religion civile pour la France pendant plus d'un siècle, est aujourd'hui remise en cause et ne suffit plus à poser les fondements du vivre-ensemble. Pour vivre ensemble, il faut un minimum d'identité, et la demande d'identité se renforce à mesure que l'on descend l'échelle sociale. Ce sont très probablement ces no man's land identitaires, joints à la perception confuse d'un passé colonial où l'islam a joué le rôle que j'ai décrit, qui expliquent que des jeunes qui ont de l'islam une notion vague et de l'histoire coloniale une notion encore plus vague s'engagent sur la foi d'un discours idéologique dans lequel ils trouvent des raisons d'espérer. Pourquoi un tel discours donne-t-il de l'espoir alors que les idéaux républicains semblent y avoir échoué, en tout cas pour une fraction de notre jeunesse ? C'est sans doute sur ce point que nous devons réfléchir.

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