Intervention de Pierre-Jean Luizard

Réunion du 11 mai 2016 à 17h45
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Pierre-Jean Luizard, historien, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, CNRS :

Cela est passé inaperçu, mais les printemps arabes et l'échec des islamistes qui ont été élus notamment en Égypte et en Tunisie ont provoqué un basculement très important au sein de la scène islamique mondiale. La mouvance salafiste, piétiste et quiétiste depuis environ un siècle, était opposée à ceux que l'on a appelés, à tort, les « islamistes » – je pense notamment aux Frères musulmans et à Ennahdha en Tunisie – et qui étaient prêts à jouer le jeu des élections, du parlementarisme et du système constitutionnel. Or le coup d'État du maréchal Sissi – avalisé, il faut le dire, par les puissances démocratiques – a semblé donner raison à ceux qui mettaient en garde les musulmans en leur disant : « Nos ennemis ne croient pas à leurs propres règles puisque, si le résultat des élections ne leur plaît pas, ils organisent un coup d'État ». Cet échec a effectivement permis à la mouvance salafiste de sortir de l'apolitisme militant et a signé l'arrêt de mort, programmé je crois, des partis islamistes, qui sont aujourd'hui en perte de vitesse au profit de l'État islamique ou de Jabhat al-Nosra, qui refusent quant à eux les règles de la représentation politique telle que nous l'envisageons. L'État islamique ne croit pas aux élections, ni à la règle majoritaire, au système constitutionnel ou au parlementarisme.

De fait, les printemps arabes ont libéré des segments multiformes des sociétés civiles, parmi lesquels ces partis islamistes qui avaient été très longtemps réprimés chacun dans son pays, et dont on voit aujourd'hui que très peu ont réussi, à l'exception, il faut le dire, de l'AKP en Turquie. Mais celui-ci a remporté les élections dans un contexte extrêmement conflictuel, puisque l'identité turque telle qu'elle a été recréée par Mustapha Kemal sur les ruines de l'empire ottoman s'est bâtie sur la fiction selon laquelle tout le monde est turc parce que musulman. Or, on le voit, parmi les musulmans, il y a aussi les Kurdes, et tous les musulmans ne sont pas sunnites. Le cancer de la communautarisation confessionnelle, qui vient du Moyen-Orient arabe, menace aujourd'hui directement la Turquie, qui voit les bases de son identité sapée notamment par la « kurdité » qui refait surface. Par ailleurs, nombre d'intellectuels turcs redécouvrent leurs ancêtres arméniens, bessarabiens ou tcherkesses, pour mettre à distance l'identité totalisante turque qui a permis à la Turquie de fonctionner jusqu'à aujourd'hui. Enfin, la communauté alévie turque a des revendications multiples, mais elle veut être reconnue. Or elle ne le sera jamais dans le cadre de l'islam turc, car elle serait considérée comme une communauté hérétique.

La mouvance salafiste, issue de ces mouvements historiques, inspire aujourd'hui directement les mouvements djihadistes et se pose en ennemi irréductible des États en place, considérés comme illégitimes. Ainsi, comme l'a dit Wassim Nasr, les mouvements djihadistes se proclament héritiers des printemps arabes, car ils estiment être ceux qui portent les espoirs des musulmans trahis par les régimes en place et – on commémorera demain le centième anniversaire des accords Sykes-Picot – par les promesses non tenues des puissances occidentales.

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