Intervention de Anne-Clémentine Larroque

Réunion du 6 avril 2016 à 16h15
Mission d'information sur les moyens de daech

Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo :

Je vous remercie de m'avoir invitée pour cette table-ronde consacrée au détournement idéologique opéré par l'État islamique (EI).

Dans mon exposé, je reviendrai tout d'abord sur la nature de l'EI et ses origines en Irak et j'évoquerai ensuite deux à trois points sur le véritable détournement idéologique qui est en cours.

L'EI, dont les origines remontent à 2003, se nomme d'abord al-Qaïda en Irak (AQI). En 2004, la structure et son chef Moussab al-Zarqaoui sont reconnus directement par al-Qaïda, qui devient sa cellule mère. Al-Zarquaoui profite de l'invasion américaine pour renforcer les rangs de sa structure djihadiste, d'origine jordanienne, en l'important en Irak, État en complet délitement. Certains anciens cadres du régime de Saddam Hussein rejoignent ce mouvement. À la mort d'al-Zarqaoui en 2006, Abou Bakr al-Baghdadi reprend les rênes du mouvement et rebaptise AQI en État islamique en Irak (EII), qui donnera EIIL ou Daech en 2014.

L'EI est donc bien une créature d'al-Qaïda : les deux groupes djihadistes partagent une idéologie commune : le takfirisme. Il s'agit d'un concept central qui excommunie tous les impies, musulmans ou non, qui refuseraient une vision globale et totale de l'Islam à l'échelle mondiale.

Le djihadisme, qui est un néologisme, est apparu progressivement depuis les années 1980, avec les Talibans et moudjahidines afghans, lors de la guerre contre l'URSS. Néanmoins, c'est un concept ancien, inscrit dans le Coran, qui peut être défini à deux degrés : le grand djihad, qui se caractérise par un « effort sur soi-même » et le petit djihad, qui est une légitime défense contre des envahisseurs.

À la suite de la victoire des talibans, les moudjahidines retournent dans leurs pays d'origine : l'Algérie, la Bosnie et l'Égypte notamment. Ils vont s'efforcer d'y prolonger le djihad et c'est dans ce contexte que naît al-Qaïda en 1987. Très vite, al-Qaïda devient une puissante organisation djihadiste internationale et connaît son apogée en 2001, lors des attentats à New York. Al-Qaïda a connu un essoufflement général après le 11 septembre ; d'autres cellules terroristes prennent sa place et occupent le terrain comme al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) en 2009.

Néanmoins, il faut souligner que l'EI n'est plus al-Qaïda. Les deux organisations partagent la volonté de mettre en place un califat mondial mais l'échéance et la temporalité n'est pas la même. Ensuite, de manière plus concrète, contrairement à al-Qaïda, qui est une organisation très sélective, l'EI est territorialisé et procède à un recrutement de masse.

En outre, le grand détournement idéologique de l'EI a eu comme conséquence la création d'un dispositif totalitaire. Malgré sa volonté, l'EI n'a pas réussi à bâtir un véritable État, mais dispose d'une structure d'autorité organisée et totalitaire.

Une seule voie politique est possible avec un chef unique Abou Bakr al-Baghdadi, calife « représentant du prophète ». Le régime utilise la terreur pour imposer sa domination avec des tortures, des lapidations et des mutilations. En outre, l'EI a créé un mythe eschatologique, au service d'une finalité. On a pu voir ce type de mythe avec le concept d'État vital du nazisme. Cette eschatologie est mise en scène par des images de propagande et servant de justification aux atrocités commises par le régime. Une martyrologie est légitimée par une utilisation détournée des symboles de l'Islam des premiers temps. Le nom du chef est l'exemple même de cette politique de symboles : « Abou Bakr » est le nom du premier calife rashidun et « al-Baghdadi » fait référence à la capitale du monde arabo-musulman Bagdad. Néanmoins, historiquement, cette association est un non-sens car Bagdad n'a jamais été sous l'emprise de Daech et n'a jamais été la capitale des califes Rashidun ; elle est devenue la capitale seulement au VIIIe siècle sous la dynastie des Abbassides. Il n'y a donc pas de cohérence dans les symboles utilisés, bien que ce ne soit pas forcément un problème pour les recrues qui sont davantage attirées par les images et par la possibilité d'avoir un rôle et de s'inscrire dans un projet où le bien et le mal sont parfaitement définis.

Au sein de Daech, il est indispensable de rendre chaque action spectaculaire afin de renforcer l'image et rendre cette action légitime. S'agissant des décapitations et des tortures, le régime s'appuie directement sur des textes coraniques, notamment la sourate 8 sur le butin qui précise que pour « jeter l'effroi dans les coeurs des mécréants », il faut frapper « au-dessus des cous et [les frapper] sur tous les bouts des doigts », ce qui conduit à justifier la décapitation, mais cela reste une interprétation qui n'est pas forcément admise par tout le monde. Le verset 4 de la sourate 47 s'inscrit dans la même logique : « lorsque vous rencontrez au combat ceux qui ont mécru, frappez-en les cous ». On retrouve cette idée de décapitation. Pourtant, le verset se poursuit en expliquant : « quand vous les avez dominés, enchaînez-les solidement. Ensuite, c'est soit la libération gratuite, soit la rançon, jusqu'à ce que la guerre dépose ses fardeaux ». Il n'y a donc pas de mort évidente. C'est bien une relecture totale qui justifie et met en scène la barbarie.

Dans le communiqué de presse de l'État islamique revendiquant les attentats du 13 novembre dernier, la sourate 59 (verset 2) est citée. Cette citation est sortie de son contexte, car elle évoque la guerre menée contre les Juifs, appelés « gens du Livre » au cours des débuts guerriers de l'Islam. Mais les attaques de novembre n'ont pas concerné une communauté précise, car ils visaient l'ensemble de la population et des gens installés en terrasse. Il ne s'agit pas de justifier l'attaque de l'Hyper Casher. C'est une preuve flagrante de l'instrumentalisation totale des textes coraniques et du fait que les erreurs historiques ou théologiques importent peu aux partisans de l'EI.

Enfin, dans le cadre de l'eschatologie et de la martyrologie globales, l'EI annonce la fin des temps dans la ville de Dabiq au nord-est d'Alep, là où tout est sensé se terminer. Dans le Hadith du livre des tribulations, il est en effet précisé que « l'Heure ne se lèvera pas tant que les Romains ne camperont pas dans le cours inférieur de l'Oronte ou à Dabiq. Alors s'ébranlera contre eux une armée de Médine, composée des meilleurs habitants de la Terre ». L'EI, comme l'armée de Médine, guette donc une attaque terrestre des Occidentaux dans les environs de Dabiq. Se justifie ainsi le recours à un recrutement massif.

Ce détournement idéologique sert à justifier les modalités d'action des djihadistes et le sens de leurs actions. C'est un détournement de la règle, de ce qui est permis ou non. Il s'agit de donner du sens aux actions et légitimer le discours auprès des recrues avec des interdictions et des permissions. Il y a un lien avec le rigorisme salafiste mais, au-delà, il y a une volonté d'utiliser le fanatisme des recrues pour justifier tous les trafics. Ils peuvent donc être des djihadistes, être de bons musulmans et pourtant livrer de la drogue, par exemple de la cocaïne en Afrique subsaharienne. Ces trafics ne posent pas de difficulté car ils sont justifiés par le discours.

Les moyens de communication ont totalement évolué et sont adaptés aux jeunes de 15 à 30 ans avec le fonctionnement d'Internet et des jeux vidéos. La réflexion est très aboutie sur les leviers à mobiliser, la maîtrise de la publicité et globalement sur comment communiquer. On est face à des professionnels qui réfléchissent à ces questions avec des agences de communication qui soutiennent l'EI, c'est évident. Ils utilisent les technologies dernier cri et bénéficient de la mondialisation des outils de communication qui, il y a encore dix ans, étaient des moyens coûteux.

Dans la théologie islamique sunnite, il n'y a plus de création de règle de droit. Les groupes djihadistes s'en inspirent mais détournent également le salafisme, les messages coraniques et certains hadiths pour justifier le trafic d'armes ou de drogues. Les idéologues djihadistes sont parvenus à légitimer des actions absentes de la Charia, des actions qui vont même à l'encontre du respect de soi et d'autrui prôné par le Coran. Ils parviennent à démontrer à leurs partisans que c'est la finalité du djihad qui est poursuivie avant tout par ces agissements.

Ces incohérences ont été mal vécues par certains chefs de Katiba notamment au Sahel. Au moment où AQMI s'est organisée dans la zone, ils ont refusé de s'associer au trafic de drogue, désigné comme « haram » (péché) par les textes islamiques. Le Coran mentionne clairement l'interdiction de l'alcool et de tout ce qui peut contrevenir au fonctionnement normal du cerveau. La pratique du commerce est en revanche licite mais s'accompagne de règles d'équité et ne doit pas être défavorable à l'une des deux parties. De même le mensonge, les vices cachés ne doivent en aucun cas faire partie de la transaction, d'après plusieurs hadith de la Sunna.

Pour conclure, il faut souligner que le détournement idéologique, avec une relecture des textes islamiques et une justification eschatologique, sert à créer un code nouveau à l'EI, donc à légitimer sa violence, et en fin compte son existence.

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