Mission d'information sur les moyens de daech

Réunion du 6 avril 2016 à 16h15

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • daech
  • irak
  • islamique
  • propagande

La réunion

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L'audition débute à 16h23.

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Nous avons le plaisir cet après-midi de recevoir, pour une table ronde ouverte à la presse sur l'idéologie et la propagande de Daech, trois intervenants. Mme Anne-Clémentine Larroque est maître de conférences à Sciences Po, spécialiste de l'Islam radical, et traitera du détournement idéologique opéré par Daech. M. Hosham Dawod est anthropologue au CNRS, ancien responsable de l'antenne de l'Institut français du Proche-Orient (Ifpo) en Irak. Il travaille depuis plusieurs années maintenant sur le programme de Daech et nous en livrera une présentation. M. Alexandre Lévy, journaliste, a contribué au rapport de Reporters sans frontières Le Jihad contre les journalistes, que je vous invite à lire. Il est l'auteur de sa partie consacrée aux moyens et vecteurs de propagande et interviendra donc sur ce thème.

La mission est dotée des prérogatives d'une commission d'enquête dans les conditions applicables à ces dernières. Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je vais donc maintenant demander à chacun de vous de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Anne-Clémentine Larroque prête serment.)

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Je vous remercie de m'avoir invitée pour cette table-ronde consacrée au détournement idéologique opéré par l'État islamique (EI).

Dans mon exposé, je reviendrai tout d'abord sur la nature de l'EI et ses origines en Irak et j'évoquerai ensuite deux à trois points sur le véritable détournement idéologique qui est en cours.

L'EI, dont les origines remontent à 2003, se nomme d'abord al-Qaïda en Irak (AQI). En 2004, la structure et son chef Moussab al-Zarqaoui sont reconnus directement par al-Qaïda, qui devient sa cellule mère. Al-Zarquaoui profite de l'invasion américaine pour renforcer les rangs de sa structure djihadiste, d'origine jordanienne, en l'important en Irak, État en complet délitement. Certains anciens cadres du régime de Saddam Hussein rejoignent ce mouvement. À la mort d'al-Zarqaoui en 2006, Abou Bakr al-Baghdadi reprend les rênes du mouvement et rebaptise AQI en État islamique en Irak (EII), qui donnera EIIL ou Daech en 2014.

L'EI est donc bien une créature d'al-Qaïda : les deux groupes djihadistes partagent une idéologie commune : le takfirisme. Il s'agit d'un concept central qui excommunie tous les impies, musulmans ou non, qui refuseraient une vision globale et totale de l'Islam à l'échelle mondiale.

Le djihadisme, qui est un néologisme, est apparu progressivement depuis les années 1980, avec les Talibans et moudjahidines afghans, lors de la guerre contre l'URSS. Néanmoins, c'est un concept ancien, inscrit dans le Coran, qui peut être défini à deux degrés : le grand djihad, qui se caractérise par un « effort sur soi-même » et le petit djihad, qui est une légitime défense contre des envahisseurs.

À la suite de la victoire des talibans, les moudjahidines retournent dans leurs pays d'origine : l'Algérie, la Bosnie et l'Égypte notamment. Ils vont s'efforcer d'y prolonger le djihad et c'est dans ce contexte que naît al-Qaïda en 1987. Très vite, al-Qaïda devient une puissante organisation djihadiste internationale et connaît son apogée en 2001, lors des attentats à New York. Al-Qaïda a connu un essoufflement général après le 11 septembre ; d'autres cellules terroristes prennent sa place et occupent le terrain comme al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007 et al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) en 2009.

Néanmoins, il faut souligner que l'EI n'est plus al-Qaïda. Les deux organisations partagent la volonté de mettre en place un califat mondial mais l'échéance et la temporalité n'est pas la même. Ensuite, de manière plus concrète, contrairement à al-Qaïda, qui est une organisation très sélective, l'EI est territorialisé et procède à un recrutement de masse.

En outre, le grand détournement idéologique de l'EI a eu comme conséquence la création d'un dispositif totalitaire. Malgré sa volonté, l'EI n'a pas réussi à bâtir un véritable État, mais dispose d'une structure d'autorité organisée et totalitaire.

Une seule voie politique est possible avec un chef unique Abou Bakr al-Baghdadi, calife « représentant du prophète ». Le régime utilise la terreur pour imposer sa domination avec des tortures, des lapidations et des mutilations. En outre, l'EI a créé un mythe eschatologique, au service d'une finalité. On a pu voir ce type de mythe avec le concept d'État vital du nazisme. Cette eschatologie est mise en scène par des images de propagande et servant de justification aux atrocités commises par le régime. Une martyrologie est légitimée par une utilisation détournée des symboles de l'Islam des premiers temps. Le nom du chef est l'exemple même de cette politique de symboles : « Abou Bakr » est le nom du premier calife rashidun et « al-Baghdadi » fait référence à la capitale du monde arabo-musulman Bagdad. Néanmoins, historiquement, cette association est un non-sens car Bagdad n'a jamais été sous l'emprise de Daech et n'a jamais été la capitale des califes Rashidun ; elle est devenue la capitale seulement au VIIIe siècle sous la dynastie des Abbassides. Il n'y a donc pas de cohérence dans les symboles utilisés, bien que ce ne soit pas forcément un problème pour les recrues qui sont davantage attirées par les images et par la possibilité d'avoir un rôle et de s'inscrire dans un projet où le bien et le mal sont parfaitement définis.

Au sein de Daech, il est indispensable de rendre chaque action spectaculaire afin de renforcer l'image et rendre cette action légitime. S'agissant des décapitations et des tortures, le régime s'appuie directement sur des textes coraniques, notamment la sourate 8 sur le butin qui précise que pour « jeter l'effroi dans les coeurs des mécréants », il faut frapper « au-dessus des cous et [les frapper] sur tous les bouts des doigts », ce qui conduit à justifier la décapitation, mais cela reste une interprétation qui n'est pas forcément admise par tout le monde. Le verset 4 de la sourate 47 s'inscrit dans la même logique : « lorsque vous rencontrez au combat ceux qui ont mécru, frappez-en les cous ». On retrouve cette idée de décapitation. Pourtant, le verset se poursuit en expliquant : « quand vous les avez dominés, enchaînez-les solidement. Ensuite, c'est soit la libération gratuite, soit la rançon, jusqu'à ce que la guerre dépose ses fardeaux ». Il n'y a donc pas de mort évidente. C'est bien une relecture totale qui justifie et met en scène la barbarie.

Dans le communiqué de presse de l'État islamique revendiquant les attentats du 13 novembre dernier, la sourate 59 (verset 2) est citée. Cette citation est sortie de son contexte, car elle évoque la guerre menée contre les Juifs, appelés « gens du Livre » au cours des débuts guerriers de l'Islam. Mais les attaques de novembre n'ont pas concerné une communauté précise, car ils visaient l'ensemble de la population et des gens installés en terrasse. Il ne s'agit pas de justifier l'attaque de l'Hyper Casher. C'est une preuve flagrante de l'instrumentalisation totale des textes coraniques et du fait que les erreurs historiques ou théologiques importent peu aux partisans de l'EI.

Enfin, dans le cadre de l'eschatologie et de la martyrologie globales, l'EI annonce la fin des temps dans la ville de Dabiq au nord-est d'Alep, là où tout est sensé se terminer. Dans le Hadith du livre des tribulations, il est en effet précisé que « l'Heure ne se lèvera pas tant que les Romains ne camperont pas dans le cours inférieur de l'Oronte ou à Dabiq. Alors s'ébranlera contre eux une armée de Médine, composée des meilleurs habitants de la Terre ». L'EI, comme l'armée de Médine, guette donc une attaque terrestre des Occidentaux dans les environs de Dabiq. Se justifie ainsi le recours à un recrutement massif.

Ce détournement idéologique sert à justifier les modalités d'action des djihadistes et le sens de leurs actions. C'est un détournement de la règle, de ce qui est permis ou non. Il s'agit de donner du sens aux actions et légitimer le discours auprès des recrues avec des interdictions et des permissions. Il y a un lien avec le rigorisme salafiste mais, au-delà, il y a une volonté d'utiliser le fanatisme des recrues pour justifier tous les trafics. Ils peuvent donc être des djihadistes, être de bons musulmans et pourtant livrer de la drogue, par exemple de la cocaïne en Afrique subsaharienne. Ces trafics ne posent pas de difficulté car ils sont justifiés par le discours.

Les moyens de communication ont totalement évolué et sont adaptés aux jeunes de 15 à 30 ans avec le fonctionnement d'Internet et des jeux vidéos. La réflexion est très aboutie sur les leviers à mobiliser, la maîtrise de la publicité et globalement sur comment communiquer. On est face à des professionnels qui réfléchissent à ces questions avec des agences de communication qui soutiennent l'EI, c'est évident. Ils utilisent les technologies dernier cri et bénéficient de la mondialisation des outils de communication qui, il y a encore dix ans, étaient des moyens coûteux.

Dans la théologie islamique sunnite, il n'y a plus de création de règle de droit. Les groupes djihadistes s'en inspirent mais détournent également le salafisme, les messages coraniques et certains hadiths pour justifier le trafic d'armes ou de drogues. Les idéologues djihadistes sont parvenus à légitimer des actions absentes de la Charia, des actions qui vont même à l'encontre du respect de soi et d'autrui prôné par le Coran. Ils parviennent à démontrer à leurs partisans que c'est la finalité du djihad qui est poursuivie avant tout par ces agissements.

Ces incohérences ont été mal vécues par certains chefs de Katiba notamment au Sahel. Au moment où AQMI s'est organisée dans la zone, ils ont refusé de s'associer au trafic de drogue, désigné comme « haram » (péché) par les textes islamiques. Le Coran mentionne clairement l'interdiction de l'alcool et de tout ce qui peut contrevenir au fonctionnement normal du cerveau. La pratique du commerce est en revanche licite mais s'accompagne de règles d'équité et ne doit pas être défavorable à l'une des deux parties. De même le mensonge, les vices cachés ne doivent en aucun cas faire partie de la transaction, d'après plusieurs hadith de la Sunna.

Pour conclure, il faut souligner que le détournement idéologique, avec une relecture des textes islamiques et une justification eschatologique, sert à créer un code nouveau à l'EI, donc à légitimer sa violence, et en fin compte son existence.

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Les systèmes totalitaires se fondent sur une approche machiavélienne, à supposer que l'on puisse résumer la pensée de Machiavel à cet axiome, à savoir que la fin justifie les moyens. Les interdictions dont vous avez parlé et qui figurent dans le Coran constituent-elles des absolus ou est-il possible d'y renoncer pour parvenir à un objectif plus général ? En d'autres termes, la fin justifie-t-elle de mobiliser tous les moyens disponibles ?

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

L'effort sur soi que j'évoquais ne permet pas au croyant de décider à la place d'Allah. Dès lors, le croyant doit se soumettre au Coran car il émane de la justice divine. Pour autant, il ne vous est pas demandé de lever votre poignard contre l'autre juste parce qu'il est autre. C'est en cela que Daech détourne le Coran : il utilise les actions qui y sont décrites pour opposer l'Islam aux autres alors que l'objectif du texte est différent. Le Coran décrit les pratiques à respecter rigoureusement pour servir l'Oumma, c'est-à-dire la communauté.

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Daech ne fait-il pas une utilisation politique de la religion notamment lors du recrutement, les candidats étant totalement ignorants de ce qu'est la religion musulmane ?

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Faute d'outils précis, il est difficile de répondre à cette question. Dans les partisans de Daech, il faut bien distinguer les idéologues des recrues ordinaires. Dans ce dernier cas, je crois qu'il est juste de parler d'ignorance de la religion musulmane. Plus globalement, le lien entre salafisme et djihadisme est difficile car tous les salafistes ne participent pas au djihad. En ce qui concerne les recrues, ils sont assez peu recrutés par un biais religieux ; c'est la satisfaction d'autres besoins qui les attire.

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L'idéologie religieuse est une façon de reconquérir le pouvoir. En Irak, les Sunnites ont été écartés des instances de décision et avec Daech ils tentent de reprendre les positions qu'ils ont dû abandonner et utilisent pour cela le discours religieux.

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Il y a évidemment un usage politique de la religion. Comme je le soulignais, le phénomène est très lié à la lutte contre la présence américaine à partir de 2003. Les chefs qui ont alors été écartés ont ressenti une forte frustration. Dans les mouvements actuels, on retrouve ces personnalités précédemment écartées qui reprennent le pouvoir et qui incarnent facilement une autorité politique.

(M. Hosham Dawod prête serment.)

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Hosham Dawod, anthropologue au CNRS

Je voudrais vous remercier de votre invitation. Les travaux de votre commission sont importants pour nous tous. Beaucoup de monde s'intéresse à Daech aujourd'hui. Daech est actuellement en recul territorialement et a perdu beaucoup de ses dirigeants. En Irak, que je connais plus particulièrement, Daech a perdu plus de 25 à 30 % de son territoire en un an. La dynamique est clairement descendante.

Daech peut constituer un danger si l'attention baisse et surtout si les États font face à des querelles ou des fragilités internes et deviennent des États en faillite comme l'Irak ou la Syrie. Avec une communauté internationale moins mobilisée, Daech profite de ces faillites locales pour reprendre des territoires et finir par s'imposer.

En tant que califat, Daech est sans limite : il a l'ambition de représenter les Musulmans où qu'ils se trouvent dans le monde, chez les Esquimaux comme en Argentine. Le concept d'État que nous connaissons n'a pas de sens ici : l'État de Daech est une conquête et une guerre permanente.

Il me semble que nous devons être critiques sur notre façon d'aborder Daech. Notre approche a beaucoup évolué ces six derniers mois et surtout depuis que Daech s'est fait connaître hors de son territoire. Auditionné devant une autre commission il y a dix-huit mois, je peinais à convaincre que Daech avait un projet d'État impossible au sens occidental du terme, c'est-à-dire qu'il visait cette conquête sans fin. Les députés relevaient alors que les frontières de la zone étaient vouées à bouger. Reconnaissons aujourd'hui que nous avons sous-estimé le phénomène.

Sans vouloir être trop critique à l'égard de mes confrères, je crois que nous n'avons aucun ouvrage de référence sur l'idéologie de Daech. Aucun texte en français ne permet de connaître véritablement Daech ni de savoir de quoi il est fait sur le terrain. Abou Moussab al-Souri, qui est fréquemment cité en France, ne serait pas dans la liste qu'on pourrait établir des 20 penseurs les plus influents pour Daech. Comme le dit le proverbe irakien, il ne faut pas mélanger d'un côté le thé et de l'autre le sucre.

Daech contrôlait un territoire, avec un système prédateur sur 5 à 7 millions d'habitants. C'est une nouveauté : il s'agit d'une organisation qui ne dépend pas des autres. Même Al Qaïda recevait de l'aide extérieure alors que Daech est auto-suffisante. Elle tire profit du pétrole, de l'agriculture, du coton, des taxes, des amendes… et marginalement d'aides extérieures. Au total, Daech dispose d'un budget confortable, ce qui lui permet d'entretenir des divisions armées avec quelque 25 à 30 000 combattants, voire plus.

Mais Daech repose également sur un système administratif, politique, judiciaire et éducatif. Elle s'appuie sur des références et des écrits. Qu'enseigne-t-on dans les écoles et les universités de Daech ? La plupart du temps, on conserve des enseignements d'histoire, de langue, d'éducation religieuse… De la place est laissée aux plus grands penseurs salafistes, mais aussi à la pensée djihadiste, les uns n'excluant pas l'autre. On enseigne la pensée de Abou al-Hasan al-Mawardi et avant lui celle de al-Taimi. Ces contenus existent dans d'autres pays du Golfe, ce n'est pas spécifique à Daech. En revanche dans le territoire contrôlé par Daech, l'éducation comprend un volet d'instruction, c'est-à-dire qu'on apprend comment se comporter dans la vie de tous les jours et comment se comporter en bon soutien de Daech. Il s'agit de rendre les gens responsables dans leur quotidien et pas seulement de transmettre un savoir. C'est donc une rupture sur ce plan.

Sur le plan de la littérature, les années 1990 et surtout 2000 ont marqué un changement avec des auteurs comme al-Masri ou al-Souri. Cette littérature djihadiste se nourrit très fortement de la situation de l'Afghanistan. Depuis 2003, les écrits essaient de faire le bilan de ce qui a ou n'a pas fonctionné avec l'ouvrage majeur qu'est Le management de la sauvagerie publié en 2004 et attribué à Abu Bakr Naji, bien qu'il puisse avoir été écrit par un auteur égyptien ou par un collectif.

Est également majeur l'ouvrage intitulé La jurisprudence du Djihad, aussi traduit La jurisprudence du sang, de al-Muhajir. L'auteur a été le mentor de al-Zarqaoui qui n'a eu de cesse de faire venir al-Muhajir en terre d'Irak pour qu'il donne des directives religieuses. Cheikh Said Imam a également consacré un livre à la gestion d'un État musulman en gestation ou en préparation.

Il y a donc une nouvelle littérature depuis 2004 avec un nouvel élan en 2014. Ce courant marque une rupture dont il est néanmoins difficile de mesurer le degré d'application concrète. On ne sait pas bien comment ce système fonctionne. Les recrues arrivant en terre de Daech entrent-elles dans des écoles de formation, d'apprentissage ? La plupart du temps, il s'agit d'un voyage messianique, de reconversion, une occasion de devenir quelqu'un d'autre. Pour autant, les candidats disposent d'une base religieuse assez rudimentaire. Ils sont alors formés pour devenir de « bons » musulmans.

Les écrits dans le monde arabe sont très nombreux sur ces sujets ; j'en détiens des dizaines. Pour autant, rarement ces ouvrages ont été traduits et publiés par des chercheurs confirmés et c'est regrettable. Daech, plus encore qu'al-Qaïda, est une organisation locale avec des ouvrages de référence dont la diffusion reste circonscrite. L'organisation locale doit servir de modèle à exporter ailleurs dans le monde.

Aujourd'hui le djihadisme s'est décentré : auparavant il existait des centres internationaux où apparaissaient les principaux chefs et d'où ils s'exprimaient comme Tora Bora ou Peshawar. Ben Laden ou un égyptien comme al-Zaouahiri se rendaient dans ces centres pour apparaître. Aujourd'hui le djihadisme peut apparaître ailleurs, y compris en Europe. Il se développe et se consomme sur place et peut même s'exporter à partir de ces pays. L'Europe ne fait pas que recevoir des actions djihadistes : il est vraisemblable que l'Europe exporte elle-même des actions djihadistes vers l'Irak !

Il me semblerait enfin utile d'analyser plus finement les différences entre Daech en Irak et Daech en Syrie. Quelles sont les affinités entre ces deux groupes ? La branche irakienne est-elle plus tournée vers l'international que la branche syrienne ? Les recrues arrivent-elles en Irak ou en Syrie ? Cela demande une analyse poussée, assise sur une analyse sociologique notamment et avec des informations concrètes collectées sur le terrain. J'espère pouvoir apporter quelques éclairages à ce sujet dans la suite de la discussion.

Je vous remercie de votre attention.

(M. Alexandre Lévy prête serment)

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Alexandre Lévy, journaliste, Reporters sans frontières

En premier lieu, je vous remercie d'avoir remarqué ce rapport de Reporters sans Frontières (RSF) dans le flot, pour ne pas dire l'océan, des publications sur Daech. Je ne fais pas formellement partie de l'équipe de RSF mais j'ai contribué à la rédaction de ce rapport. Journaliste au Courrier international, je m'occupe des pays de l'Est, des anciennes républiques soviétiques et des Balkans. Mais des « villages Potemkine » à la propagande de Daech, il n'y a qu'un pas ! Mon exposé s'articulera autour de trois points : la place de l'information dans l'organisation de Daech, la mise en place de ses moyens d'information et, enfin, le contenu de la propagande distillée par l'État islamique.

Je n'ignore pas que la manière de qualifier cette organisation terroriste suscite des hésitations. Ils aimeraient qu'on les appelle « État islamique » ou « califat » ; nous préférons « Daech ». Quoiqu'il en soit, en matière d'information, par sa volonté de contrôler tout ce qui se dit de lui ainsi que par la répression de toute voie dissidente, Daech se comporte très exactement comme un État totalitaire ou un proto-État totalitaire. Les journalistes qui écrivent contre Daech sont considérés comme des ennemis ; un article ou un reportage à charge est considéré comme un acte de guerre.

Maîtriser son image est important pour Daech. Le groupe fait peur et veut faire peur pour intimider ses ennemis et recruter des combattants. Mais il tente aussi de se présenter comme une terre d'accueil pour les bons musulmans. Les médias sont considérés comme une cible mais aussi comme un moyen « essentiel à la réalisation des objectifs du califat », pour reprendre la terminologie de Daech.

L'organisation a ainsi mis en place une redoutable machine de propagande, très efficace, cloisonnée à l'extrême, qui prend ses ordres directement auprès du « bureau du calife ». Quant aux journalistes, ils sont totalement instrumentalisés par le groupe : ceux qui participent à la propagande sont choyés – j'y reviendrai –, les autres sont considérés comme des ennemis. Pour Daech, un bon journaliste n'est pas nécessairement un journaliste mort. Les journalistes étrangers, notamment occidentaux, sont d'abord utilisés comme otages. Ils représentent une importante source de revenus, la rançon pour un reporter étranger, selon sa nationalité, pouvant atteindre jusqu'à 10 millions de dollars. Seuls certains, notamment les Américains, sont exécutés de la manière atroce que vous connaissez, à des fins de propagande. L'acte, soigneusement préparé et mis en scène, se veut une action de représailles à l'encontre de la politique conduite par le gouvernement de leur pays.

L'organigramme des médias de Daech dessine les contours d'un véritable empire de presse aussi tentaculaire que puissant. Son patron serait le porte-parole du califat, Abou Mohammed al-Adnani, considéré par certains comme le cerveau des attentats en Europe, notamment en France. Il est vrai que terrorisme et action médiatique ne font qu'un pour l'organisation.

Un centre de commandement, parfois appelé « la fondation base », gère sept branches médiatiques ayant chacune leur spécialité : texte, vidéo, photo, traduction, etc. Installée à Raqqa, la capitale syrienne de Daech, l'embryon d'une agence de presse à l'occidentale, Amaq, gère le flux provenant des trente-huit bureaux d'information de l'organisation à travers le monde. C'est une multinationale qui émet en onze langues – dont le russe, le mandarin, le turc – et dont la force de frappe est démultipliée par des centaines de sites web et des dizaines de milliers de comptes sur les réseaux sociaux. Pour beaucoup, Daech ne serait pas Daech sans la puissance de la Toile et sans l'habileté avec laquelle ses militants l'utilisent. La communication de Daech réussit une prouesse étonnante, celle d'être à la fois extrêmement centralisée et virale.

Les acteurs de cette propagande sont des centaines, regroupés dans des « brigades médiatiques ». Certains sont d'ex-journalistes ou des vidéastes amateurs du Maghreb, d'autres sont des animateurs de forum ou de sites Internet, d'autres enfin sont formés sur place. Tous reçoivent une formation militaire de base pour apprendre le maniement des armes et des explosifs à leur arrivée. Mais ils sont ensuite considérés comme des cadres. Certains sont payés sept fois plus que les fantassins de base. Ils ont droit à une voiture de fonction, un smartphone, un équipement informatique dernier cri. Ils sont parfois même nourris, logés et blanchis dans une de ces villas que le calife met à la disposition de ses cadres les plus méritants. Ils ont des épouses, des esclaves. Les plus expérimentés ont le même statut que les émirs, les commandants militaires de Daech.

Les déserteurs de Daech interrogés par la presse ont décrit de l'intérieur un système très hiérarchisé mais aussi cloisonné à l'extrême. Les photographes et les caméramans, par exemple, sont les ouvriers d'une élite. Ce sont eux qui fournissent la matière première de la propagande mais ce sont leurs supérieurs qui décident de son utilisation ainsi que du moment de sa diffusion.

Le matin, les membres de cette petite armée médiatique reçoivent leurs consignes sur un bout de papier portant le sceau de l'émir qui leur indique le lieu de leur tournage. Ils ne connaissent pas à l'avance ce qu'ils vont filmer ; ce peut être un repas de noce, un coucher de soleil ou une décapitation. Ils vivent dans un univers de privilèges mais aussi de coercition et de surveillance. L'un deux le résumait ainsi : « vous savez que vous pouvez à tout moment prendre la place des suppliciés que vous filmez ».

J'en viens au contenu de la propagande. Comme vous le savez, l'ultra-violence est la marque de fabrique, la signature médiatique de Daech. C'est aussi l'un des principaux vecteurs de sa propagande. Les images d'exécutions sanglantes deviennent automatiquement virales sur la Toile et permettent aux terroristes d'occuper la une des médias à très peu de frais. Pour cela, l'organisation est prête à repousser toujours plus loin les limites de la barbarie.

Toutefois, ces images violentes ne représentent qu'une infime partie de sa production audiovisuelle. Le think tank britannique Quilliam s'est livré à l'été 2015 à une analyse minutieuse de la production de Daech. Sur les 1 100 documents de propagande produits en un mois par l'organisation – soit une quarantaine par jour, 15 000 par an – les images de violence brute (décapitations, assassinats de masse) représentent à peine plus de 2 % des images. Celles qui mettent en valeur la force et la détermination des djihadistes représentent 37 % de la production. Sur ces images, l'ennemi est invisible mais des 4X4 rutilants défilent au coucher du soleil, les drapeaux de l'État islamique claquent au vent, etc.

Enfin, plus de 52 % des images reste consacré à la célébration d'un pays de Cocagne tel que Daech voudrait qu'on le voie. Ces images vantent les mérites d'un État fort mais miséricordieux dans lequel il fait bon vivre. La qualité de la nourriture, ses souks bigarrés, sa nature sauvage sont célébrés. Les djihadistes apparaissent en train de construire des hôpitaux, des écoles, de s'occuper de la voirie. À cela s'ajoutent des scènes de camaraderie entre musulmans issus de pays aussi variés que la Malaisie ou le Tadjikistan. Nous voilà dans les fameux villages Potemkine à la sauce du djihad, l'utopie de Daech !

Que ce soient pour les images d'ultra-violence ou pour ces scènes de la vie quotidienne, Daech déploie des moyens techniques dignes d'une grande production télévisuelle. Des témoignages de repentis font état de tournages qui durent des heures dans lesquels rien n'est laissé au hasard. Plusieurs opérateurs peuvent produire des images d'une même scène. Les images seront ensuite montées. Au moins une fois, lors de la tuerie de masse sur une plage libyenne, une grue a été utilisée pour des plans en travelling. Et ce sont souvent les membres des brigades médiatiques qui commandent le début d'une exécution, afin que tout soit parfait – le cadrage, la lumière, la mise en scène – ; encore une preuve, glaçante, de l'importance des images pour Daech.

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Madame Larroque, vous nous avez parlé de chefs djihadistes originaires d'Irak. Mais plusieurs cadres de Daech ont un lourd passé en Afghanistan ou en Tchétchénie, d'après ce que j'ai pu lire. Une réflexion ne s'impose-t-elle pas sur le pluralisme, si l'on peut dire, de l'État islamique et des autres groupes salafistes comme al-Nosra, al-Qaïda ou d'autres groupes parfois alliés à ces derniers sur le terrain, comme Ahrar al-Sham ? Les rapprochements entre ces groupes sont-ils idéologiques ou procèdent-ils de liens purement financiers avec tel ou tel État du Golfe ?

Ensuite, madame Larroque, monsieur Dawod, n'y a-t-il pas une relation entre le groupe islamique armé (GIA) algérien qui détruisait les coupoles blanches des Aurès, les talibans afghans qui démolissaient les bouddhas de Bâmiyân et les bombardements au Yémen qui visent des sites préislamiques ? Tout cela n'a-t-il pas un lien avec le prosélytisme wahhabite, lien qui devrait être mis en évidence ?

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Pouvez-vous revenir sur les différences que vous faîtes entre Daech en Irak et en Syrie ?

Monsieur Lévy, vous avez fait état de la vision charmée, irénique, de cet État islamique raconté par les télévisions, dont nous mesurons d'ailleurs l'impact dans nos sociétés. Mais les populations locales sont-elles dupes de ces discours ?

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Je vais repréciser, en effet, peut-être que je n'ai pas été très claire en ce qui concerne l'origine des dirigeants. J'ai parlé d'al-Zarqaoui et d'al-Baghdadi pour recontextualiser. Évidemment, il y a des liens entre les différents chefs. Je parlais des chefs irakiens par rapport au délitement de l'État irakien. D'un point de vue idéologique, certains idéologues des années 1980-1990, qui ont influencé al-Qaïda, ont également leur place dans l'idéologie de l'État islamique. Même si l'État islamique, très rapidement, comme Monsieur Dawod l'a dit, va structurer son propre moteur, sa propre propagande et sa propre interprétation des textes, il y a des liens entre al-Qaïda et Daech. Al-Zarqaoui, originellement, fait partie de la branche al-Qaïda. Al-Qaïda se nourrit de plusieurs héritages, en lien avec ce qui s'est passé en Afghanistan dans les années 1980 et 1990, et d'ailleurs l'État islamique utilise, dans Dabiq, très régulièrement, la référence à Ben Laden pour justifier un lien avec al-Qaïda qui est concurrencé mais pas complètement remis en question. Vous avez des influences qui viennent d'Asie centrale, d'Afghanistan et du Pakistan, etou aussi d'Égypte. Une bonne partie du djihadisme et du takfirisme y a été théorisée.

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Hosham Dawod, anthropologue au CNRS

On parle de berceau historique de Daech en Irak et en Syrie. Il y a un an et demi Daech était à la porte de Bagdad. Daech a perdu Tikrit, l'extérieur de Salaheddine, la totalité de Diala, une partie de la province de Ninive et al-Anbar. Cela fait beaucoup de territoires. Daech contrôle dans cette partie ce qu'on appelle la zone quasi vide, désertique. Depuis peu, on a commencé à dresser des cartes plus exactes. Sur ce point également, il faut être critique : souvent, on se contentait de projeter la carte et de présenter la zone contrôlée par Daech. En vérité, il faut distinguer la zone quasi vide sous l'influence de Daech et les autres zones situées autour des villes comme Mossoul qui sont sous le commandement direct de Daech. L'essentiel de la population se trouve dans cette deuxième zone qui ne représente pourtant qu'un espace plus mesuré.

Je ne crois pas à la thèse selon laquelle Daech constitue une organisation internationale avec un centre de commandement à Raqqa ou à Mossoul. Daech est plus un emblème, une sorte de modèle qu'on copie, une certaine manière de se projeter dans un espace.

En ce qui concerne les liens entre les organisations, je note que Boko Haram a déclaré allégeance à Daech mais je ne sais pas quelle est la portée réelle de cette déclaration. Il peut y avoir des coopérations sur un sujet mais rien ne permet d'assurer que c'est systématique. Par exemple, en raison des pressions très fortes sur al-Nosra, les « amis » de Daech au Sinaï ont pu porter un coup aux Russes en abattant un avion civil.

À la différence d'al-Qaïda, Daech est une organisation territoriale. Chaque fois qu'il y a un État défaillant ou un territoire délaissé, Daech surgit. C'est le coeur du livre d'Abu Bakr Naji, Management de la sauvagerie, qui montre bien ces trois étapes : provoquer assez de troubles pour conduire à la faillite de l'État en place, le remplacer et consolider sa maîtrise territoriale et enfin propager le modèle ainsi constitué. Daech prend le contrôle de territoires viables, avec un accès à la mer et éventuellement du pétrole qu'il peut vendre pour vivre.

Combien de djihadistes irakiens se trouvent parmi les Libyens en sol libyen? Quelques-uns mais pas plus, il n'y a pas cette fluidité.

Venir à bout de Daech en Irak et en Syrie donnera un coup fatal à cette organisation mais mettre fin au djihadisme en général, c'est autre chose.

Le wahhabisme est une pensée rigoriste salafiste du XVIIIe siècle qui a évolué, à la fois sur sa terre natale d'Arabie Saoudite et à l'extérieur. La plupart des gens qui se réclament de la pensée de Mohammed ben Abdelwahhab sont dans une phase beaucoup plus radicale et belliqueuse que ce que le wahhabisme était à l'origine. Même en terre d'Arabie Saoudite, la question de la nature du projet wahhabite s'est posée : est-ce que c'est un projet d'expansion ou de limitation territoriale ? Cela s'est terminé en 1928 par une confrontation entre le pouvoir de Ben Saoud, le fondateur, et ce qu'on appelle l'ikhwan. Elle s'est terminée par le massacre de 4 000 à 5 000 combattants. La question centrale était celle de la frontière : les plus radicaux considéraient qu'ils devaient diffuser par le sabre l'étendard de l'Islam partout dans le monde. À ce titre, ils ne reconnaissaient pas les frontières arrêtées par un accord conclu entre Ben Saoud et les Britanniques.

Il me semble qu'il faut être attentif à la place des pays du Golfe dans la politique de Daech, sujet qui est peu vu et peu étudié. Quelques chercheurs du Moyen-Orient commencent à étudier cette question en regardant dans les publications de Daech le nombre de références aux pays du Golfe, depuis la guerre du Yémen et depuis la création de l'alliance des pays musulmans. Le dernier discours d'al-Baghdadi était largement dirigé contre l'Arabie Saoudite. Dans sa recherche de symboles et de références sacrées, Daech oblige l'Arabie Saoudite à se positionner et à s'opposer à la politique générale de Daech. La confrontation est désormais claire entre Daech et l'Arabie Saoudite.

Je suis un spécialiste des questions tribales qui constituent mon champ de recherche au CNRS. Qu'est-ce qui différencie une tribu d'une ethnie ? La tribu est une quasi société politique parce les hommes et femmes d'une tribu reconnaissent un individu comme leur représentant et acceptent qu'il assure une médiation entre eux et avec les autres. Cette médiation, cette représentation, cette délégation est une action politique. Pour une organisation comme Daech, il ne s'agit pas simplement de prolonger une identité religieuse et belliqueuse mais bien de gérer la population, c'est-à-dire d'assurer une véritable organisation politique.

Depuis un siècle, en Syrie et en Irak, se sont constituées deux cultures, deux modes d'identifications, des administrations différentes. Les populations se reconnaissent dans leur économie, leur monnaie, leur drapeau. Si cela peut subir un affaiblissement, il n'est pas possible de faire disparaître ces éléments facilement.

L'organisation de Daech en Irak est construite autour d'acteurs locaux, d'anciens militaires. Elle s'appuie sur la frustration de la population sunnite et se nourrit de son sentiment d'humiliation. Cela n'a été qu'amplifié par les erreurs successives du gouvernement irakien, en particulier celui d'al-Maliki, par la négligence de la communauté internationale et des pays de la région et par les guerres fratricides entre la Turquie et l'Iran ou entre l'Iran et l'Arabie Saoudite.

M. Lévy a évoqué précédemment le rôle du syrien al-Adnani qui est le responsable des médias. Tout le monde sait qu'il y a un conflit entre lui et al-Baghdadi. Ce dernier conçoit d'abord son réseau par des relations personnelles de proximité. Le Conseil militaire est par exemple constitué à 70 % par des Irakiens. S'il y a de nombreux Irakiens dans la branche militaire syrienne, il n'y a, à l'inverse, aucun Syrien dans la branche irakienne. Je fais cette précision pour indiquer combien la distinction entre Irakiens et Syriens reste vivace, même au sein de Daech.

Daech met en place une décentralisation réelle sur le terrain et s'est divisé en petits groupes. La décision est toutefois prise au niveau central s'il s'agit de quelque chose de très important. Par exemple, l'attaque du Bataclan relève d'une décision centrale, tout comme la décision d'attaquer Ankara ou Istanbul, la Turquie étant un État capital pour Daech. Mais l'attaque d'une ville ou d'un proche village relève d'une décision de la branche locale.

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Alexandre Lévy, journaliste, Reporters sans frontières

En ce qui concerne la perception de la propagande, il m'est difficile de parler à la place de la population locale. La propagande est toutefois explicitement tournée vers l'extérieur et à des fins de recrutement. Les images d'ultra-violence attirent les psychopathes du monde entier qui libèrent ainsi la violence qu'ils contiennent en eux.

Les images utopiques s'adressent à un tout autre public. Daech n'a pas besoin que de tueurs mais aussi, – et c'est leur discours – d'ingénieurs, d'instituteurs… Ce discours prospère sur des esprits faibles ou égarés qui croient au rêve d'un pays musulman présenté par Daech.

Durant l'époque soviétique, les populations locales ne se faisaient guère d'illusion. Les groupes de citoyens journalistes qui se forment à Raqqa tentent de donner des informations. Ils s'appuient notamment sur les journalistes repentis de Daech qui ont compris le piège et qui essaient de s'en sortir. Bien que les informations soient rares, je ne crois pas que les populations locales se bercent d'illusion et voient bien le décalage entre la réalité violente et arbitraire et les images idéalisées.

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Merci pour vos éclairages. Selon vous, qu'est-ce qui anime les jeunes Occidentaux qui sont sensibles à la propagande de Daech ? Au-delà du rêve d'un pays de Cocagne ou d'un paradis perdu, comment expliquez-vous la force de cette propagande ? Il me semble important de comprendre le mécanisme qui assure l'effectivité de cette propagande sur les esprits.

Vous avez évoqué le recul militaire de Daech et la réduction du territoire contrôlé. Pensez-vous que cela puisse impacter la propagande ? La propagande perd-elle de sa force avec le recul militaire ?

En matière d'information, M. Lévy a décrit l'organisation existante avec cette agence de presse naissante. Mais au-delà des journalistes locaux, Daech est-il aidé par des journalistes occidentaux ? Les images tournées sont en effet faites pour toucher les esprits occidentaux et démontrent une maîtrise de nos codes. L'impact n'est pas le même selon le pays et la culture ciblés et Daech sait comment parvenir à ses fins.

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Il me semble que cette question est centrale aujourd'hui. J'aimerais partager quelques pistes de réflexion nourries de mon expérience d'enseignante en lycée de ZEP. Je combine mes observations avec les informations dont nous disposons depuis deux ans sur ces jeunes de 15 à 25 ans qui choisissent de partir en Irak ou en Syrie.

À cet âge, les esprits sont encore en cours de formation et beaucoup ressentent une envie de s'échapper de ce à quoi ils appartiennent, indépendamment de leur milieu d'origine. Ils veulent jouer un rôle, à l'instar des jeux vidéos auxquels ils jouent, ils veulent se trouver une existence. Daech a bien compris ces besoins et a même créé des jeux vidéos rendant encore plus floue la frontière entre ces jeux et la réalité où vous êtes celui qui tue effectivement. Il y a donc un aspect directement lié à l'adolescence. Il y a également le rêve de tout laisser derrière soi et de construire quelque chose de totalement nouveau.

Pour les jeunes filles, le processus s'appuie plus sur la séduction avec un rôle majeur des recruteurs. Une psychologue de la PJJ que j'ai rencontrée m'expliquait bien que ces jeunes filles tombent amoureuses de leurs recruteurs, souvent plus âgés qu'elles, et ont l'impression qu'ils donnent un sens à leur existence.

Je note également que beaucoup de fratries sont concernées par ces départs. Plus globalement, tous les jeunes de France et de Belgique qui partent semblent avoir été, d'une façon ou d'une autre, en contact les uns avec les autres.

Sans céder à de la sociologie ou de la psychologie de comptoir, j'observe aussi la récurrence de l'absence de l'autorité paternelle doublée d'une envie de transgression, d'un besoin de faire ses preuves et d'une recherche de ce qu'on est.

Je conclurai en relevant que la question identitaire est au coeur du processus et qu'elle est en lien avec le statut d'immigré ou d'enfant d'immigré à la deuxième ou troisième génération. C'est sans doute plus éloigné et cela n'a pas encore fait l'objet d'études. Je l'ai bien vu dans les lycées de ZEP : dans un groupe marqué par sa capacité à se définir, ces jeunes sont à la recherche de leur identité et d'une appartenance à un groupe. Ils ne savent pas forcément historiquement ce qui s'est passé d'ailleurs. Ils ont reçu la colère en héritage et développent un sentiment anti-Français, même s'ils ne le comprennent pas. Je vais peut-être loin dans mon analyse, mais il me semble qu'il faut prendre tous ces éléments en compte pour comprendre ce mécanisme complexe.

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Hosham Dawod, anthropologue au CNRS

Je m'arrêterai très brièvement sur la première question. Je suis plutôt un spécialiste « de là-bas » même si rien n'interdit d'essayer d'avoir le « regard éloigné » dont parlait Claude Lévi-Strauss. Les jeunes qui partent en Syrie ont entre quinze et quarante ans. Au vu de leurs origines, de leurs parcours, il ne saurait y avoir d'explication simple. Il y a 35 % de femmes, 25 % de convertis et une bonne part est issue des classes moyennes. Les raisons de leur départ sont différentes. Pour certains, le départ est lié à une perte de sens ; d'autres sont poussés par une volonté d'engagement humanitaire. Certains sont partis combattre le régime de Bachar-al-Assad sans comprendre toutes les contradictions inhérentes à la région actuellement. Ils sont partis en ayant le sentiment de faire leur devoir et se sont trouvés, sur place, aux prises avec un ennemi beaucoup plus redoutable. Un certain nombre a été dérouté par l'absence de hiérarchisation des adversaires. Il y a donc des explications sociales, politiques, identitaires mais je me méfie beaucoup des explications essentialistes. Souvent par carence intellectuelle, ces explications vont chercher les versets qui parlent de la violence dans le Coran mais sans véritablement les analyser.

À la deuxième question, je répondrai qu'en effet la propagande de Daech a changé. Daech est sur la défensive, obligé de s'adapter aux pertes qu'il subit. Il est obligé de mentir, de faire de la désinformation. Revenue à une forme de guerre de mouvement, l'organisation n'a plus la capacité de contrôler durablement un territoire. C'était pourtant un élément fondamental de la logique du califat, dont la devise est « baqiya watatamaddad », c'est-à-dire « il restera et s'étendra ». Pour cela, Daech doit continuer d'attirer des gens de l'extérieur.

Certes, Daech est en déclin mais le problème est ailleurs. Quelle alternative politique proposer aux populations ? Un million et demi de personnes habitent aujourd'hui à Mossoul. Demain ou peut-être après-demain, il y aura peut-être un soulèvement, je ne lis pas dans le marc de café. Barack Obama est encore là pour quelques mois et je suis presque persuadé qu'il voudra marquer l'Histoire en réduisant al-Baghdadi comme il a vaincu Ben Laden ou au moins, en expulsant Daech de Mossoul. Mais quelle est l'alternative politique ? Le gouvernement de Bagdad peut-il accepter une ouverture, une conciliation nationale ? Les Sunnites peuvent-ils avoir leur place dans le processus de décision ? Toutes ces questions aujourd'hui sans réponses alimentent la machine de Daech ! La communauté internationale a le devoir d'accompagner les États sur place car leurs conflits internes rejaillissent sur tout le monde. Il faut arriver à un accord pour gérer d'une manière plurielle l'État et la société. Même en écrasant Daech, le problème politique reste entier. Quelle sera la suite ? Quelle gouvernance, quelle forme d'État sera mise en place ? Comment recoller les morceaux ? Nous n'avons pas de réponse jusqu'à maintenant.

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Alexandre Lévy, journaliste, Reporters sans frontières

Je n'ai pas une réponse simple à la question complexe de savoir ce qui fait qu'un jeune va être sensible et éventuellement succomber à la propagande de Daech. De façon caricaturale, que je crois que la propagande de Daech porte un projet : tout est justifié, tout s'explique et tout est permis. Lorsque vous êtes jeune, lorsque vous n'avez pas cette immunisation que notre génération peut avoir par rapport à la propagande soviétique, vous tombez dans ce piège.

Dans le cadre d'une prochaine enquête pour Reporters sans frontières, je travaille sur ceux qui combattent la propagande de Daech avec les cellules de contre-propagande. Comment contrer la propagande de Daech ? J'ai interrogé certaines personnes, notamment des militaires. Lorsqu'on dit à ces jeunes que Daech leur propose un projet qui est un traquenard, ça ne marche jamais. Il faut leur proposer un projet alternatif... mais mes interlocuteurs constatent n'avoir rien à leur proposer et c'est leur problème. Au mieux, notre projet est banal à leurs yeux : l'emploi, l'université, les études, la famille… ça ne marche pas. C'est sur ce contre-projet qu'il faut travailler ; c'est peut-être ça la solution.

Comment cela se fait-il que cette propagande marche aussi bien en Occident ? Vous connaissez Dabiq qui a une déclinaison française avec Dar Al-Islam : si vous la feuilletez, c'est un mélange très malin. En tant que journalistes, nous sommes presque obligés de lire Dabiq car il y a à chaque fois des informations exactes, des scoops... Ils savent qu'il faut avoir du contenu attractif pour forcer à lire une publication qui devrait aller à la poubelle normalement. C'est la première astuce. La deuxième astuce plus globale est l'artifice journalistique : Dabiq se présente comme un vrai magazine qui utilise et détourne nos codes. Cette stratégie de détournement et d'utilisation de nos codes journalistiques sert à faire passer des messages. C'est ce que, dans une moindre mesure mais d'une façon encore plus intelligente, fait le régime de Vladimir Poutine avec Russia Today, une CNN à la russe qui va distiller tout à fait autre chose et qui va utiliser tous les codes auxquels nous sommes habitués.

Je peux donner un autre exemple presque extrême, celui du journaliste britannique John Cantlie exploité par Daech. Cet ancien otage, devenu journaliste pour Daech, fait des reportages qui apparaissent régulièrement dans les réseaux sociaux et qui sont conçus comme des reportages de la BBC, sauf qu'ils sont faits pour le compte et sous le contrôle de Daech. C'est de cette manière que ce journaliste a sauvé sa vie qui ne tient qu'à un fil et qui dépend du fait qu'il accepte de jouer le rôle du journaliste occidental au service de Daech. Il est l'illustration extrême du détournement de nos codes.

Vous avez également posé la question du lien entre les victoires militaires et la propagande. Je pense qu'il y a un lien évident de cause à effet et qu'aujourd'hui Daech a moins de choses à mettre en avant. Mais, comme disait Monsieur Dawod, Daech change : peut-être qu'ils mettront davantage en scène cette utopie qui est aujourd'hui en péril. Cela peut être un axe de leur future propagande.

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Je souhaiterais vous poser quelques questions complémentaires. Vous avez mentionné l'effort critique qu'on trouve dans certains pays au Proche-Orient ou dans le monde arabo-musulman sur la contextualisation du Coran, c'est-à-dire le fait de faire la différence entre ce qui relève d'un message spirituel et ce qui relève d'un message plus historique. Est-ce que vous pouvez nous en dire d'avantage sur ce débat ? Il semble que les principales autorités religieuses sunnites, je pense à la mosquée d'al-Azhar en particulier sont éventuellement « sensibilisables » à cette distinctions mais elles vont se confronter au poids de la tradition. Comment est-ce qu'on peut sortir de cela ?

Deuxièmement, vous avez évoqué la diffusion et les moyens de propagande. À votre connaissance, les réseaux de mosquées participent-ils à cette diffusion ? Ma question vaut pour le Proche-Orient comme les pays occidentaux. Quelle est la situation de la France en particulier ?

Troisièmement, y a-t-il des messages particuliers adressés aux femmes ? Si oui, par quel biais spécifique, quels canaux, quel type de vecteur ?

Ma quatrième question porte sur les agences de communication. Sait-on combien elles sont ? Où sont-elles ? Vous avez parlé de 38 implantations internationales : en a-t-on une liste exacte ?

Enfin, j'ai eu l'occasion de visiter l'observatoire de contre-propagande de la mosquée al-Azhar au Caire à l'automne dernier à l'invitation du grand cheikh et du directeur de cet observatoire : y a-t-il à votre connaissance d'autres dispositifs de cette nature, ces dispositifs sont-ils connectés ?

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Hosham Dawod, anthropologue au CNRS

Dans la réalité, la plupart des États distinguent la partie sacrale et la partie mondaine de la charia. Il y a quelques 57 États musulmans dans le monde qui forment ce qu'on appelle l'Organisation de coopération des pays musulmans. Parmi eux, il n'y a que peu d'États qui ont recours systématique à la charia comme référence absolue et unique. La société locale pratique une pression sur l'instance politique et sur l'instance religieuse pour repenser certaines choses. Par exemple, faut-il couper systématiquement la main d'un voleur ? Si on appliquait cette règle à chaque fois, je suis sûr qu'on verrait la moitié de la population avec une seule main.

Il y a de vraies réflexions dans les pays sunnites mais également chiites. Ce sont des choses à saluer. Mais ces réflexions se passent dans des conditions très difficiles. Nous sommes dans une période où la contradiction sociale et politique est telle quelle c'est utilisé par les mouvements islamistes. Ces difficultés s'inscrivent par ailleurs dans une période complexe qui vient après l'échec du soulèvement des printemps arabes et dans une situation économique très dures. L'islamisme social se trouve en position de force en tant que relève politique.

Malgré tout, il y a des efforts dans des pays comme l'Égypte et l'Iran, efforts qui existaient déjà en Turquie et ailleurs. On se focalise davantage sur quelques pays où la charia constitue l'unique référence mais je crois que la situation est différente en Malaisie, en Indonésie, dans les républiques d'Asie centrale, en Tunisie, au Maroc... Même en Arabie Saoudite, il y a de féroces débats à ce sujet. Les pays musulmans savent qu'ils font face à un défi et doivent s'adapter.

En tant qu'anthropologue, j'ai effectué six fois le pèlerinage de la Mecque. Je voulais savoir ce qui changeait et comment ce pèlerinage s'adaptait dans des pays possédant un système de pensée religieuse qualifié de wahhabisme et qu'on considère immuable. Le pèlerinage est vécu comme un sacrifice et permet de suivre les pas d'Abraham. À l'époque du prophète, 2000 à 3000 personnes participaient au sacrifice consistant à égorger un mouton. Aujourd'hui, ils sont quelque trois millions dans la même vallée. On ne peut plus pratiquer le pèlerinage de la même façon. On accepte donc des modifications : au lieu d'égorger un mouton, on pousse les gens à aller dans une banque et à payer 120 dollars. Le sacré est là mais on a déplacé les symboles. Si nous devons continuer à avoir un regard critique – c'est une nécessité –, il faut aussi accompagner ces transformations.

Sur le réseau des mosquées, je peux parler de ce qui se passe sur place. Sur le terrain, certaines mosquées échappent à tout contrôle, surtout dans certains pays du Golfe. Certaines mosquées sont là pour recruter, recueillir des aumônes qui circulent vers des pays où il y a le djihad le plus actif...

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Hosham Dawod, anthropologue au CNRS

Il n'y a pas assez de pression politique pour éviter cette forme de prosélytisme.

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

En ce qui concerne le positionnement des différents centres islamiques, il me semble que l'université al-Azhar s'est clairement exprimée. À ma prochaine visite au Caire, je ne manquerai pas d'aller voir leur engagement sur la contre-radicalisation.

Je reviens d'un déplacement au Maroc et en Tunisie, déplacement qui est intervenu après l'attentat de Sousse. En Tunisie, certaines mosquées sont clairement et ouvertement salafistes et connues par le Gouvernement comme étant proches des réseaux de radicalisation. Je n'ai d'ailleurs pas pu rencontrer les salafistes tunisiens alors que cela est facile pour les salafistes d'al-Nour ou d'al-Watam qui ont peut-être une plus grande habitude de communication.

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Ce refus est-il lié au fait que vous soyez une femme ?

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Sans doute, mais pas uniquement. Il m'a été déconseillé de les rencontrer, à supposer qu'ils acceptent pareil rendez-vous, ce qui n'est pas du tout le cas. Je n'ai pas ces difficultés, ni au Maroc ni, en Égypte.

Ces réseaux de mosquées sont connus et surveillés par les autorités. Après l'attentat de Sousse, certaines mosquées ont même été fermées. Le Parlement a d'ailleurs débattu de la pertinence et de la nécessité de cette mesure. Il faut en effet rappeler que la mosquée est historiquement et culturellement un lieu d'échanges et qu'elle a un sens politique fort ; elle ne saurait être écartée de l'identité culturelle de ces pays.

Sur la contre-radicalisation et la contre-propagande au Maroc, j'ai pu m'entretenir avec des députés du parti de la justice et du développement (PJD) qui ont organisé plusieurs réunions sur ce sujet dans le nord du pays, zone la plus concernée. Ils constatent que ces initiatives ont eu peu d'effet. Une réflexion est néanmoins en cours sur leur politique d'éducation et intègre notamment la question de l'utilisation du français. Un article a récemment été publié sur ce sujet dans le Point par M. Abbadi sur la perception de la radicalisation par les Marocains.

Les différents pays arabes ont-ils des contacts sur cette question de la contre-propagande ? Je n'en suis pas sûre. Il y a clairement des contacts entre Ennahda, le PJD voire l'APK, mais ils ne semblent pas aborder cet enjeu.

Par rapport aux femmes, j'ai peu d'éléments. Avec l'idéologie salafiste au centre des préoccupations des djihadistes, la femme occupe une place essentiellement subalterne. Pour le djihad, les filles sont approchées par une démarche de séduction avec un aspect paternaliste. Elles sont principalement utilisées pour faire des enfants et on leur promet une belle maison. Les femmes sont bien vues comme le complément de l'homme. Peut-être cet enjeu est-il plus développé dans Dabik.

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Alexandre Lévy, journaliste, Reporters sans frontières

Au travers de mes lectures et des entretiens que j'ai conduits, je note que la propagande utopique s'adresse particulièrement aux femmes et cherche à les attirer. Daech a bien compris que les mécanismes de recrutement n'étaient pas les mêmes pour les femmes et pour les hommes. Dans la propagande utopique, on voit d'ailleurs apparaître de plus en plus de femmes et cela fonctionne. On voit aussi de plus en plus de mise en scène de femmes djihadistes.

Reporters sans Frontières n'a pas abordé la question de la mobilisation des réseaux de mosquées dans la propagande. Nous avions en effet la conviction que la particularité de la propagande de Daech vers l'Occident tient à l'absence d'un intermédiaire. Les jeunes n'apprécient jamais d'être en contact avec un intermédiaire, du moins pas à cette étape. Ils les cherchent plus tard. La propagande est directement transmise en kit depuis Raqqa jusque dans la chambre de ces jeunes par Internet. La réussite de cette diffusion est justement de donner l'impression d'échapper à tout canal officiel, sans doute est-ce volontaire mais en tout état de cause, cela fonctionne.

Par rapport à la déradicalisation, j'ai commencé quelques recherches sur les dispositifs existants et je vous propose de partager quelques idées à approfondir. S'il n'existe pas de coordination entre les pays arabes, il n'en existe aucune sur ce sujet entre les pays de l'Union européenne ! C'est chacun pour soi ! Le Danemark et le Royaume-Uni ont par exemple choisi d'organiser la déradicalisation en mobilisant les salafistes quiétistes. La France serait-elle prête à faire de même ? Sommes-nous prêts à les utiliser contre les djihadistes ? Je pense que nos responsables nationaux auront une réponse nette à ce sujet.

Il n'existe pas d'agence de communication à proprement parler mais la machine de propagande de Daech fonctionne sur le modèle d'une agence de presse avec ses antennes régionales et ses 38 bureaux locaux basés par exemple en Tchétchénie. C'est en effet une sorte de parodie ou de tentative de reproduction du modèle de l'AFP. Ces bureaux locaux remontent des informations mais servent aussi à relayer les messages de Daech.

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Madame Larroque, que pensez-vous de la polémique récente sur la mode islamique ? Je n'ai pas apprécié la manière dont certains ou certaines sont montés au créneau. Il me semble que cette mode n'évite pas de mettre en valeur les formes des femmes, ni même les couleurs ou l'aspect esthétique. La logique est donc bien éloignée de celle du voile intégral.

Ensuite, monsieur Lévy, je suis un peu effrayé de vous entendre parler de projet. Nous savons qu'il y a des petits Molenbeek dans toutes les grandes villes. Des livres nous alertent d'ailleurs depuis plus de vingt ans sans que nous ayons réagi. Dans le contexte actuel, marqué par d'importantes migrations, l'intégration paraît d'ailleurs de plus en plus difficile à concevoir dans ces lieux qui constituent un terreau fertile pour l'intégrisme.

J'en viens à ma troisième question : une défaite de l'État islamique ne profiterait-elle pas à des groupes comme al-Nosra, appuyés en sous-main par l'Arabie Saoudite ? Comment imaginer une paix durable en Syrie alors même que le président du Haut-Comité des négociations (HCN) est membre dirigeant du groupe Jaysh al-Islam qui se réclame ouvertement de la charia et qui a fait disparaître l'an dernier des militants laïcs non armés qui circulaient dans son secteur ? Pour ma part, je suis effaré de l'absence de réflexion commune sur ce sujet au niveau européen.

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Comme vous le disiez, le sujet est véritablement polémique. Sans nier tout lien, il me semble qu'il faut distinguer clairement islamisme, djihadisme et salafisme. La mode islamique a toujours existé. On se souvient de la collection d'Yves Saint-Laurent présentée comme un clin d'oeil, dans les années 1970. Il y a clairement une demande quant à la mode islamique. Est-ce qu'un pays occidental, qui se dit laïc, peut empêcher un marché de se constituer en réponse à une demande évidente ? En tout état de cause, il y a beaucoup de manières de porter le voile et de vivre sa foi, de manière visible ou non. Pour ma part, je connais des musulmans égyptiens très pratiquants parmi lesquels des femmes ne portent pas le voile.

Derrière cette question du voile sont en jeu l'identité, le rapport à soi et aux autres, à la société. La religion est indéniablement un élément de l'identité qui est affirmée de manière plus ou moins forte selon ce qu'on a à dire et la place qu'on occupe dans la société. Je suis un peu agnostique sur le sujet. La polémique ne facilite pas une présentation pédagogique et claire des arguments ; peut-être qu'un peu de calme et de réflexion de long terme sont nécessaires. Nous vivons une transition, en particulier sur le sujet de l'Islam.

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Est-ce que ce n'est pas une transition par rapport à la tenue rigoriste ?

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Je fais bien la distinction entre le niqab et le voile islamique. Il y a aussi la bahia ou robe islamique. Ces pratiques vestimentaires traduisent un rapport à l'identité, une identité qui est culturelle. Dans les milieux scolaires défavorisés, la bahia a une fonction d'affirmation de soi, sans grand rapport avec la religion. J'ai vu des jeunes filles porter des grands bandeaux de seize ou dix-sept centimètres et la bahia qui descend jusqu'au sol. Je leur disais qu'elles n'avaient pas le droit de venir comme ça en cours. J'en prenais la liberté, d'ailleurs, parce que les rectorats restent timorés sur ces enjeux. Lorsque j'évoquais le sujet avec elles, ces jeunes filles me disaient que c'était un moyen de se protéger, de vivre leur foi, ou tout simplement qu'elles trouvaient cela joli ! On a du mal à comprendre ce phénomène un peu hybride, entre la culture arabo-musulmane et la culture française de banlieue – sans vouloir tomber dans les clichés. Ces manifestations de foi fascinent. Celui qui montre son lien avec la religion est visible, vu, regardé. Encore une fois, l'enjeu est complètement celui de l'identité.

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J'ai l'intuition – peut-être à travers mon histoire personnelle – que l'opinion française méconnaît totalement ce qu'est la réalité des musulmans en Europe et en France en particulier. C'est peut-être accentué par ce qu'est la politique. Nous traversons d'ailleurs un moment compliqué. Mais je vous rejoins sur la question de l'identité. Beaucoup de Français issus de ces communautés, même lorsqu'ils ne sont plus religieux, ont gardé des marqueurs identitaires forts, en lien avec leur histoire. C'est la différence entre intégration et assimilation. Alors qu'il était surtout jusqu'alors question d'intégration et que celle-ci avait été acceptée, l'attente est dorénavant beaucoup plus exprimée en termes d'assimilation totale, d'oubli, de refoulement de l'histoire des personnes concernées. Cela devient compliqué, et dans les deux sens.

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Cette histoire est d'autant plus problématique qu'elle a été partiellement oubliée par les protagonistes – les familles, l'État français –, chacun à leur manière.

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Hosham Dawood

Je souhaite rebondir sur la question de l'Europe, à nouveau avec un regard lointain. Sur quinze ans, les attentats terroristes commis en Europe concernent un nombre limité de pays : Londres, Madrid, Paris, et maintenant Bruxelles… A contrario, beaucoup de réseaux sont présents en Allemagne, à Hambourg, par exemple. L'Allemagne constitue une base essentielle pour les réseaux djihadistes en Europe mais aucun attentat n'a été commis dans ce pays. Des pays, comme l'Angleterre, ont mené avec succès des politiques de « déradicalisation » – même si je n'aime pas beaucoup ce mot qui s'est imposé en quelques années dans le débat public, employé à tout propos, appauvrissant le débat. La France n'était pas le pays le plus engagé dans la lutte contre Daech. Pourquoi, dès lors, ce choix de frapper la France ?

Je pose la question : il faut sans doute rechercher des raisons historiques, sociologiques, des explications à chercher dans des contradictions, dans un modèle à bout de souffle. Pourquoi Al Qaïda n'a par exemple jamais frappé Dubaï ni le Qatar ? Ce serait pourtant simple pour une organisation capable par ailleurs de frapper New York. Ces gens sont rationnels en termes de moyens et de cibles. Ils cherchent à optimiser leurs actions et capitaliser à moyen et long terme. Ce sont les plus éminents stratèges de l'armée irakienne, pas des gamins ! Ils ont une stratégie, s'appuient sur des projections.

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Une dernière question : selon vous, Daech propose-t-il une application différente de la charia par rapport à l'application qui en est faite, par exemple, en Arabie saoudite ?

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Hosham Dawood

Disons que c'est une accentuation à l'extrême, un appauvrissement de l'islam…

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Vous voulez dire que c'est une différence de degré mais pas de nature ?

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Hosham Dawood

Supprimer l'espace relatif lorsqu'on aborde un texte et s'accrocher à une interprétation absolue, c'est une approche très réductrice. Daech est très sélectif par rapport au Coran. Je déplore que Fiqh al-dima c'est-à-dire la Jurisprudence du jihâd ou La jurisprudence du sang, selon la traduction retenue, d'Abou Abdallah el-Mouhajer, ne fasse l'objet d'aucune traduction en français. Le premier chapitre porte essentiellement sur la décapitation et ses justifications religieuses. Dans ce côté maximal, Daech est rejeté par l'écrasante majorité des musulmans du monde qui savent que ce n'est pas un modèle vivable. Il s'est implanté en Irak dans une société en rupture, en réaction à une humiliation. J'ajoute d'ailleurs qu'à part Abou Bakr al-Baghdadi, qui fut licencié de l'armée irakienne dès les années 1980 pour prosélytisme, les autres officiers irakiens ont rejoint Daech à la suite de l'humiliation américaine et sont désormais prisonniers de cette logique jusqu'au-boutiste.

Il est vrai que l'université Al-Azhar n'a pas condamné Daech jusqu'à présent, seulement ses agissements, même si elle a appelé à « tuer et crucifier » les auteurs du meurtre du pilote jordanien. C'est un réel problème. Mais pour l'écrasante majorité de la communauté musulmane, je le redis, Daech ne constitue pas une alternative religieuse crédible. Pour les Irakiens et les Syriens, Daech est une revanche politique, une réponse, une rupture qui se manifeste notamment dans sa manière de traiter avec les tribus locales. J'ai d'ailleurs publié un ouvrage sur le sujet en 2004.

L'erreur majeure d'al-Zarqaoui a été de s'implanter, en venant de l'extérieur, sans l'aval des sociétés locales. Il a négligé la culture et les codes locaux. Abou Bakr al-Baghdadi s'est, lui, appuyé sur les tribus, ce qui rend toute reconquête très difficile. Les tribus ont vu en Daech une opportunité pour retrouver une influence. C'est ce qui explique l'ancrage territorial de l'organisation. Des quartiers, des familles sont parfois divisés. Avec quelques chercheurs irakiens, nous avons évalué qu'environ 35 000 enfants étaient issus de mariages impliquant des membres actifs de Daech avec des habitants des territoires qu'il contrôle. Comment sera traitée cette problématique à l'avenir ? Qu'adviendra-t-il si l'État ne reconnaît pas ces enfants, s'ils ne sont pas acceptés à l'école ? Sans politique d'ouverture, pour transcender cette difficulté, il y a là une bombe à retardement. Cette question est discutée très sérieusement aux États-Unis et j'espère qu'elle pourra l'être ailleurs aussi.

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Je voudrais juste rajouter une chose par rapport à la charia. C'est vrai que la différence de gradation d'application de la charia dépend vraiment des pays. On a l'habitude de dire que c'est le Yémen et l'Arabie Saoudite qui sont les plus rigoristes mais l'État islamique passe à un stade supérieur en étant dans la déformation et le détournement de certains principes. Il ne faut jamais oublier cette gradation et ces différences liées à la culture des pays. Quand vous avez une culture au Maroc malékite, ce n'est pas du tout la même chose...

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Le Maroc est un cas particulier pour d'autres raisons...

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Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences à SciencesPo

Bien sûr mais en fait, à chaque fois que vous allez dans un pays, vous vous rendez compte que c'est un cas particulier. On le néglige vu de l'Occident, on perçoit une zone homogène alors que dans les pays considérés, il y a des distinctions extrêmes qui expliquent que l'on ne puisse pas avoir forcément de coordination possible dans une lutte identifiée contre l'État islamique.

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Merci beaucoup pour ces exposés et ces passionnants échanges.

L'audition prend fin à 18h27.

Membres présents ou excusés

Mission d'information sur les moyens de DAECH

Réunion du mercredi 6 avril 2016 à 16 h. 15

Présents. – M. Kader Arif, M. Gérard Bapt, M. Guy-Michel Chauveau, M. Jean-Louis Destans, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Joaquim Pueyo, M. Eduardo Rihan Cypel.

Excusés. – Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Marie Récalde, M. François Rochebloine.