Je voudrais vous remercier de votre invitation. Les travaux de votre commission sont importants pour nous tous. Beaucoup de monde s'intéresse à Daech aujourd'hui. Daech est actuellement en recul territorialement et a perdu beaucoup de ses dirigeants. En Irak, que je connais plus particulièrement, Daech a perdu plus de 25 à 30 % de son territoire en un an. La dynamique est clairement descendante.
Daech peut constituer un danger si l'attention baisse et surtout si les États font face à des querelles ou des fragilités internes et deviennent des États en faillite comme l'Irak ou la Syrie. Avec une communauté internationale moins mobilisée, Daech profite de ces faillites locales pour reprendre des territoires et finir par s'imposer.
En tant que califat, Daech est sans limite : il a l'ambition de représenter les Musulmans où qu'ils se trouvent dans le monde, chez les Esquimaux comme en Argentine. Le concept d'État que nous connaissons n'a pas de sens ici : l'État de Daech est une conquête et une guerre permanente.
Il me semble que nous devons être critiques sur notre façon d'aborder Daech. Notre approche a beaucoup évolué ces six derniers mois et surtout depuis que Daech s'est fait connaître hors de son territoire. Auditionné devant une autre commission il y a dix-huit mois, je peinais à convaincre que Daech avait un projet d'État impossible au sens occidental du terme, c'est-à-dire qu'il visait cette conquête sans fin. Les députés relevaient alors que les frontières de la zone étaient vouées à bouger. Reconnaissons aujourd'hui que nous avons sous-estimé le phénomène.
Sans vouloir être trop critique à l'égard de mes confrères, je crois que nous n'avons aucun ouvrage de référence sur l'idéologie de Daech. Aucun texte en français ne permet de connaître véritablement Daech ni de savoir de quoi il est fait sur le terrain. Abou Moussab al-Souri, qui est fréquemment cité en France, ne serait pas dans la liste qu'on pourrait établir des 20 penseurs les plus influents pour Daech. Comme le dit le proverbe irakien, il ne faut pas mélanger d'un côté le thé et de l'autre le sucre.
Daech contrôlait un territoire, avec un système prédateur sur 5 à 7 millions d'habitants. C'est une nouveauté : il s'agit d'une organisation qui ne dépend pas des autres. Même Al Qaïda recevait de l'aide extérieure alors que Daech est auto-suffisante. Elle tire profit du pétrole, de l'agriculture, du coton, des taxes, des amendes… et marginalement d'aides extérieures. Au total, Daech dispose d'un budget confortable, ce qui lui permet d'entretenir des divisions armées avec quelque 25 à 30 000 combattants, voire plus.
Mais Daech repose également sur un système administratif, politique, judiciaire et éducatif. Elle s'appuie sur des références et des écrits. Qu'enseigne-t-on dans les écoles et les universités de Daech ? La plupart du temps, on conserve des enseignements d'histoire, de langue, d'éducation religieuse… De la place est laissée aux plus grands penseurs salafistes, mais aussi à la pensée djihadiste, les uns n'excluant pas l'autre. On enseigne la pensée de Abou al-Hasan al-Mawardi et avant lui celle de al-Taimi. Ces contenus existent dans d'autres pays du Golfe, ce n'est pas spécifique à Daech. En revanche dans le territoire contrôlé par Daech, l'éducation comprend un volet d'instruction, c'est-à-dire qu'on apprend comment se comporter dans la vie de tous les jours et comment se comporter en bon soutien de Daech. Il s'agit de rendre les gens responsables dans leur quotidien et pas seulement de transmettre un savoir. C'est donc une rupture sur ce plan.
Sur le plan de la littérature, les années 1990 et surtout 2000 ont marqué un changement avec des auteurs comme al-Masri ou al-Souri. Cette littérature djihadiste se nourrit très fortement de la situation de l'Afghanistan. Depuis 2003, les écrits essaient de faire le bilan de ce qui a ou n'a pas fonctionné avec l'ouvrage majeur qu'est Le management de la sauvagerie publié en 2004 et attribué à Abu Bakr Naji, bien qu'il puisse avoir été écrit par un auteur égyptien ou par un collectif.
Est également majeur l'ouvrage intitulé La jurisprudence du Djihad, aussi traduit La jurisprudence du sang, de al-Muhajir. L'auteur a été le mentor de al-Zarqaoui qui n'a eu de cesse de faire venir al-Muhajir en terre d'Irak pour qu'il donne des directives religieuses. Cheikh Said Imam a également consacré un livre à la gestion d'un État musulman en gestation ou en préparation.
Il y a donc une nouvelle littérature depuis 2004 avec un nouvel élan en 2014. Ce courant marque une rupture dont il est néanmoins difficile de mesurer le degré d'application concrète. On ne sait pas bien comment ce système fonctionne. Les recrues arrivant en terre de Daech entrent-elles dans des écoles de formation, d'apprentissage ? La plupart du temps, il s'agit d'un voyage messianique, de reconversion, une occasion de devenir quelqu'un d'autre. Pour autant, les candidats disposent d'une base religieuse assez rudimentaire. Ils sont alors formés pour devenir de « bons » musulmans.
Les écrits dans le monde arabe sont très nombreux sur ces sujets ; j'en détiens des dizaines. Pour autant, rarement ces ouvrages ont été traduits et publiés par des chercheurs confirmés et c'est regrettable. Daech, plus encore qu'al-Qaïda, est une organisation locale avec des ouvrages de référence dont la diffusion reste circonscrite. L'organisation locale doit servir de modèle à exporter ailleurs dans le monde.
Aujourd'hui le djihadisme s'est décentré : auparavant il existait des centres internationaux où apparaissaient les principaux chefs et d'où ils s'exprimaient comme Tora Bora ou Peshawar. Ben Laden ou un égyptien comme al-Zaouahiri se rendaient dans ces centres pour apparaître. Aujourd'hui le djihadisme peut apparaître ailleurs, y compris en Europe. Il se développe et se consomme sur place et peut même s'exporter à partir de ces pays. L'Europe ne fait pas que recevoir des actions djihadistes : il est vraisemblable que l'Europe exporte elle-même des actions djihadistes vers l'Irak !
Il me semblerait enfin utile d'analyser plus finement les différences entre Daech en Irak et Daech en Syrie. Quelles sont les affinités entre ces deux groupes ? La branche irakienne est-elle plus tournée vers l'international que la branche syrienne ? Les recrues arrivent-elles en Irak ou en Syrie ? Cela demande une analyse poussée, assise sur une analyse sociologique notamment et avec des informations concrètes collectées sur le terrain. J'espère pouvoir apporter quelques éclairages à ce sujet dans la suite de la discussion.
Je vous remercie de votre attention.