En premier lieu, je vous remercie d'avoir remarqué ce rapport de Reporters sans Frontières (RSF) dans le flot, pour ne pas dire l'océan, des publications sur Daech. Je ne fais pas formellement partie de l'équipe de RSF mais j'ai contribué à la rédaction de ce rapport. Journaliste au Courrier international, je m'occupe des pays de l'Est, des anciennes républiques soviétiques et des Balkans. Mais des « villages Potemkine » à la propagande de Daech, il n'y a qu'un pas ! Mon exposé s'articulera autour de trois points : la place de l'information dans l'organisation de Daech, la mise en place de ses moyens d'information et, enfin, le contenu de la propagande distillée par l'État islamique.
Je n'ignore pas que la manière de qualifier cette organisation terroriste suscite des hésitations. Ils aimeraient qu'on les appelle « État islamique » ou « califat » ; nous préférons « Daech ». Quoiqu'il en soit, en matière d'information, par sa volonté de contrôler tout ce qui se dit de lui ainsi que par la répression de toute voie dissidente, Daech se comporte très exactement comme un État totalitaire ou un proto-État totalitaire. Les journalistes qui écrivent contre Daech sont considérés comme des ennemis ; un article ou un reportage à charge est considéré comme un acte de guerre.
Maîtriser son image est important pour Daech. Le groupe fait peur et veut faire peur pour intimider ses ennemis et recruter des combattants. Mais il tente aussi de se présenter comme une terre d'accueil pour les bons musulmans. Les médias sont considérés comme une cible mais aussi comme un moyen « essentiel à la réalisation des objectifs du califat », pour reprendre la terminologie de Daech.
L'organisation a ainsi mis en place une redoutable machine de propagande, très efficace, cloisonnée à l'extrême, qui prend ses ordres directement auprès du « bureau du calife ». Quant aux journalistes, ils sont totalement instrumentalisés par le groupe : ceux qui participent à la propagande sont choyés – j'y reviendrai –, les autres sont considérés comme des ennemis. Pour Daech, un bon journaliste n'est pas nécessairement un journaliste mort. Les journalistes étrangers, notamment occidentaux, sont d'abord utilisés comme otages. Ils représentent une importante source de revenus, la rançon pour un reporter étranger, selon sa nationalité, pouvant atteindre jusqu'à 10 millions de dollars. Seuls certains, notamment les Américains, sont exécutés de la manière atroce que vous connaissez, à des fins de propagande. L'acte, soigneusement préparé et mis en scène, se veut une action de représailles à l'encontre de la politique conduite par le gouvernement de leur pays.
L'organigramme des médias de Daech dessine les contours d'un véritable empire de presse aussi tentaculaire que puissant. Son patron serait le porte-parole du califat, Abou Mohammed al-Adnani, considéré par certains comme le cerveau des attentats en Europe, notamment en France. Il est vrai que terrorisme et action médiatique ne font qu'un pour l'organisation.
Un centre de commandement, parfois appelé « la fondation base », gère sept branches médiatiques ayant chacune leur spécialité : texte, vidéo, photo, traduction, etc. Installée à Raqqa, la capitale syrienne de Daech, l'embryon d'une agence de presse à l'occidentale, Amaq, gère le flux provenant des trente-huit bureaux d'information de l'organisation à travers le monde. C'est une multinationale qui émet en onze langues – dont le russe, le mandarin, le turc – et dont la force de frappe est démultipliée par des centaines de sites web et des dizaines de milliers de comptes sur les réseaux sociaux. Pour beaucoup, Daech ne serait pas Daech sans la puissance de la Toile et sans l'habileté avec laquelle ses militants l'utilisent. La communication de Daech réussit une prouesse étonnante, celle d'être à la fois extrêmement centralisée et virale.
Les acteurs de cette propagande sont des centaines, regroupés dans des « brigades médiatiques ». Certains sont d'ex-journalistes ou des vidéastes amateurs du Maghreb, d'autres sont des animateurs de forum ou de sites Internet, d'autres enfin sont formés sur place. Tous reçoivent une formation militaire de base pour apprendre le maniement des armes et des explosifs à leur arrivée. Mais ils sont ensuite considérés comme des cadres. Certains sont payés sept fois plus que les fantassins de base. Ils ont droit à une voiture de fonction, un smartphone, un équipement informatique dernier cri. Ils sont parfois même nourris, logés et blanchis dans une de ces villas que le calife met à la disposition de ses cadres les plus méritants. Ils ont des épouses, des esclaves. Les plus expérimentés ont le même statut que les émirs, les commandants militaires de Daech.
Les déserteurs de Daech interrogés par la presse ont décrit de l'intérieur un système très hiérarchisé mais aussi cloisonné à l'extrême. Les photographes et les caméramans, par exemple, sont les ouvriers d'une élite. Ce sont eux qui fournissent la matière première de la propagande mais ce sont leurs supérieurs qui décident de son utilisation ainsi que du moment de sa diffusion.
Le matin, les membres de cette petite armée médiatique reçoivent leurs consignes sur un bout de papier portant le sceau de l'émir qui leur indique le lieu de leur tournage. Ils ne connaissent pas à l'avance ce qu'ils vont filmer ; ce peut être un repas de noce, un coucher de soleil ou une décapitation. Ils vivent dans un univers de privilèges mais aussi de coercition et de surveillance. L'un deux le résumait ainsi : « vous savez que vous pouvez à tout moment prendre la place des suppliciés que vous filmez ».
J'en viens au contenu de la propagande. Comme vous le savez, l'ultra-violence est la marque de fabrique, la signature médiatique de Daech. C'est aussi l'un des principaux vecteurs de sa propagande. Les images d'exécutions sanglantes deviennent automatiquement virales sur la Toile et permettent aux terroristes d'occuper la une des médias à très peu de frais. Pour cela, l'organisation est prête à repousser toujours plus loin les limites de la barbarie.
Toutefois, ces images violentes ne représentent qu'une infime partie de sa production audiovisuelle. Le think tank britannique Quilliam s'est livré à l'été 2015 à une analyse minutieuse de la production de Daech. Sur les 1 100 documents de propagande produits en un mois par l'organisation – soit une quarantaine par jour, 15 000 par an – les images de violence brute (décapitations, assassinats de masse) représentent à peine plus de 2 % des images. Celles qui mettent en valeur la force et la détermination des djihadistes représentent 37 % de la production. Sur ces images, l'ennemi est invisible mais des 4X4 rutilants défilent au coucher du soleil, les drapeaux de l'État islamique claquent au vent, etc.
Enfin, plus de 52 % des images reste consacré à la célébration d'un pays de Cocagne tel que Daech voudrait qu'on le voie. Ces images vantent les mérites d'un État fort mais miséricordieux dans lequel il fait bon vivre. La qualité de la nourriture, ses souks bigarrés, sa nature sauvage sont célébrés. Les djihadistes apparaissent en train de construire des hôpitaux, des écoles, de s'occuper de la voirie. À cela s'ajoutent des scènes de camaraderie entre musulmans issus de pays aussi variés que la Malaisie ou le Tadjikistan. Nous voilà dans les fameux villages Potemkine à la sauce du djihad, l'utopie de Daech !
Que ce soient pour les images d'ultra-violence ou pour ces scènes de la vie quotidienne, Daech déploie des moyens techniques dignes d'une grande production télévisuelle. Des témoignages de repentis font état de tournages qui durent des heures dans lesquels rien n'est laissé au hasard. Plusieurs opérateurs peuvent produire des images d'une même scène. Les images seront ensuite montées. Au moins une fois, lors de la tuerie de masse sur une plage libyenne, une grue a été utilisée pour des plans en travelling. Et ce sont souvent les membres des brigades médiatiques qui commandent le début d'une exécution, afin que tout soit parfait – le cadrage, la lumière, la mise en scène – ; encore une preuve, glaçante, de l'importance des images pour Daech.