Supprimer l'espace relatif lorsqu'on aborde un texte et s'accrocher à une interprétation absolue, c'est une approche très réductrice. Daech est très sélectif par rapport au Coran. Je déplore que Fiqh al-dima c'est-à-dire la Jurisprudence du jihâd ou La jurisprudence du sang, selon la traduction retenue, d'Abou Abdallah el-Mouhajer, ne fasse l'objet d'aucune traduction en français. Le premier chapitre porte essentiellement sur la décapitation et ses justifications religieuses. Dans ce côté maximal, Daech est rejeté par l'écrasante majorité des musulmans du monde qui savent que ce n'est pas un modèle vivable. Il s'est implanté en Irak dans une société en rupture, en réaction à une humiliation. J'ajoute d'ailleurs qu'à part Abou Bakr al-Baghdadi, qui fut licencié de l'armée irakienne dès les années 1980 pour prosélytisme, les autres officiers irakiens ont rejoint Daech à la suite de l'humiliation américaine et sont désormais prisonniers de cette logique jusqu'au-boutiste.
Il est vrai que l'université Al-Azhar n'a pas condamné Daech jusqu'à présent, seulement ses agissements, même si elle a appelé à « tuer et crucifier » les auteurs du meurtre du pilote jordanien. C'est un réel problème. Mais pour l'écrasante majorité de la communauté musulmane, je le redis, Daech ne constitue pas une alternative religieuse crédible. Pour les Irakiens et les Syriens, Daech est une revanche politique, une réponse, une rupture qui se manifeste notamment dans sa manière de traiter avec les tribus locales. J'ai d'ailleurs publié un ouvrage sur le sujet en 2004.
L'erreur majeure d'al-Zarqaoui a été de s'implanter, en venant de l'extérieur, sans l'aval des sociétés locales. Il a négligé la culture et les codes locaux. Abou Bakr al-Baghdadi s'est, lui, appuyé sur les tribus, ce qui rend toute reconquête très difficile. Les tribus ont vu en Daech une opportunité pour retrouver une influence. C'est ce qui explique l'ancrage territorial de l'organisation. Des quartiers, des familles sont parfois divisés. Avec quelques chercheurs irakiens, nous avons évalué qu'environ 35 000 enfants étaient issus de mariages impliquant des membres actifs de Daech avec des habitants des territoires qu'il contrôle. Comment sera traitée cette problématique à l'avenir ? Qu'adviendra-t-il si l'État ne reconnaît pas ces enfants, s'ils ne sont pas acceptés à l'école ? Sans politique d'ouverture, pour transcender cette difficulté, il y a là une bombe à retardement. Cette question est discutée très sérieusement aux États-Unis et j'espère qu'elle pourra l'être ailleurs aussi.