Dans le cas libanais, la solution politique suppose d'abord une vie institutionnelle – l'élection d'un président, un appareil d'État qui peut fonctionner de manière satisfaisante, la fin de la crise des déchets, des échéances respectées, une constitution appliquée, bref tout ce qui n'existe pas au Liban.
Deuxième élément, il faut séparer les organisations et les milices de l'appareil d'État. Je vise le cas du Hezbollah et sa relation parfois intime en termes de renseignement avec l'appareil d'État.
Troisième élément, il faut assurer un traitement à égalité de tous les ressortissants de chaque communauté. Le discours de victimisation en milieu sunnite marche très bien. Il s'appuie sur le sentiment d'être traité différemment selon l'origine confessionnelle.
Il faut aussi donner des gages sur la crédibilité de l'État, son impartialité, le traitement dans les prisons de l'armée libanaise, qui provoque de nombreux récits et vidéos de jeunes qui quittent l'armée. Tout ce qui conforte l'assimilation par les sunnites des institutions libanaises aux institutions syriennes est catastrophique.
Envisager une solution politique, c'est déjà respecter les échéances institutionnelles libanaises, redonner de la crédibilité à l'État, essayer de le réformer mais c'est un très vieux sujet. C'est plus facile à dire qu'à faire. On ne voit pas comment on peut le faire aujourd'hui.
Pour la Syrie, la solution politique suppose d'exclure Bachar el-Assad, de faire fonctionner l'État avec ceux qui ne sont pas compromis par les massacres, de réformer l'armée pour casser le noyau dur sécuritaire familial et clanique qui dirige l'État et d'instaurer un autre mode de relation entre les institutions et la société civile. C'est vraiment une révolution institutionnelle qu'il faudrait. Qui a les moyens de le faire ? Quand on a eu les moyens de le faire – je veux parler des Américains en 2003 en Irak –, cela a été une catastrophe.
La question des jeunes Européens qui partent fait débat dans le monde des chercheurs, À mon sens, on doit y voir l'effet de la prédication salafiste qui s'est installée dans nos quartiers depuis dix ou quinze ans et qui prône la rupture : la rupture avec les institutions, la rupture culturelle, l'idée qu'on ne peut pas s'identifier à un modèle culturel, la rupture dans la façon de s'habiller, etc. Selon moi, cette prédication, si elle n'est pas majoritaire, a été extrêmement dynamique et a constitué un point de référence dans la définition du religieux à telle enseigne que même si quelqu'un n'est pas religieux, la norme pour lui sera la norme salafiste. C'est celle qui s'est imposée dans le quartier. C'est celle à laquelle il va adhérer. Notre responsabilité est double : d'une part, réactiver la citoyenneté et le pacte républicain pour qu'il n'y ait pas de culture de l'enclave. L'autre responsabilité incombe aux citoyens français musulmans de promouvoir un autre discours sur l'islam et sur l'identité que celui des salafistes. La façon dont ces derniers ont kidnappé la norme fait que même un petit dealer ne verra pas forcément de contradiction entre ses activités et le fait de se laisser pousser la barbe ou d'être un bon musulman, car, le moment venu, il pense obtenir la rédemption, celle-ci pouvant passer par une forme d'engagement.
Enfin, on n'a pas bien mesuré que depuis vingt ans environ, il existe un espace public djihadiste, au travers de tracts par le passé et maintenant sur internet. Dès qu'il y a une territorialisation, il y a un engagement physique, des départs. Le phénomène est beaucoup plus large et impressionnant que dans le passé mais l'idée reste la même : si l'offre religieuse, idéologique s'incarne sur un territoire, pour retrouver ma vraie foi, je dois y aller et quitter une société qui ne m'offre pas de chance, que je déteste. Si vous allez rue Jean-Pierre-Timbaud, vous pouvez acheter La voie du musulman, qui a été un best-seller, dans lequel figurent des chapitres sur les femmes et la façon de les battre, – c'est du salafisme bon teint, mainstream – ou sur les homosexuels et la manière de s'en débarrasser en les jetant d'une éminence, méthode qui a été suivie par l'État islamique. Ces modes de rupture qui s'arriment au religieux et aux textes sacrés provoquent selon moi des effets catastrophiques quand ils sont relayés par des organisations, par l'argent du Golfe et par la culture de l'enclave. Ils facilitent selon moi les départs.