La situation de l'Égypte est encore différente puisqu'il n'y a pas de combattants européens dans le pays. Des gens commencent à passer de Libye – des Soudanais, des Libyens ou des gens venant du Maghreb. L'internationalisation en Libye ne touche pas directement les Européens.
Pour revenir à votre question sur la solution politique, le premier sujet est celui des Frères musulmans. Cette organisation, qui compte deux millions de membres, représente 20 à 25 % de la société égyptienne, si on ajoute tous les sympathisants. Cela correspond au score de Morsi au premier tour des élections. Aujourd'hui, ces 20 à 25 % vivent dans un imaginaire complètement déconnecté de celui du pouvoir égyptien. Il y a un effet de victimisation : cette partie de la population aujourd'hui vit ce qui s'est passé à Rabaa – on l'a comparé à un « Kerbala » pour les chiites – comme un moment fondateur de leur souffrance, une souffrance qui n'est aujourd'hui pas reconnue par le pouvoir, qui, au contraire, en rajoute en les stigmatisant comme terroristes. Un fossé est en train de se creuser entre une majorité – ce qu'elle était au départ et qui est probablement en train de s'éroder aujourd'hui – qui soutenait Sissi et cette minorité qui s'identifie à un autre imaginaire. Cela demande, à mon avis, un véritable processus de réconciliation nationale. Le risque de division, qui ne correspond pas à une fracture confessionnelle, est réel : la société égyptienne n'a jamais été aussi fragmentée entre ces deux parties de la société qui aujourd'hui vivent l'histoire de manière très différente. C'est un terreau favorable pour des groupes djihadistes. La réconciliation nationale, qui dépasserait le processus politique, permettrait la reconnaissance de cette souffrance vécue par une partie de la population, d'autant que celle-ci est accentuée par le fait, pour reprendre les paroles d'une chanson d'un groupe né pendant la révolution, que « certains meurent et d'autres applaudissent ». Ce qui est dramatique dans le massacre du 13 août, c'est que 1 000 personnes meurent en douze heures, tandis qu'une partie de la population applaudit. La rupture dans le tissu social est très profonde. Il ne faut pas en sous-estimer l'ampleur.
Le processus politique devrait permettre aux Frères musulmans d'être réintégrés dans le jeu d'une manière ou d'une autre. Je comprends que, pour une partie de la population, cette réintégration peut poser problème mais il faut que les acteurs politiques trouvent leur place, sous une étiquette quelconque. On ne peut pas exclure d'un processus politique un groupe qui représente une partie significative de la population.