Intervention de Serge Blisko

Réunion du 17 mai 2016 à 16h15
Mission d'information sur les moyens de daech

Serge Blisko, président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, Miviludes :

Merci, madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés de nous avoir demandé notre contribution sur ce sujet extrêmement compliqué qu'est le processus actuel de radicalisation des jeunes. Durant mon intervention, je vais notamment commenter quelques images d'un document que je vous remettrai à la fin de l'audition.

Comme vous l'avez indiqué, madame la présidente, la Miviludes est une mission interministérielle qui dépend du Premier ministre, dont l'objet est de détecter et de jauger ce qu'il est convenu d'appeler les dérives sectaires. Dès 2012, nous avons reçu des signalements de la part de familles qui ne savaient à qui s'adresser pour exprimer leur désarroi concernant des enfants, mineurs ou jeunes majeurs âgés de quinze à vingt ans. Notons qu'entre-temps la tranche d'âge s'est bien élargie. Certaines de ces familles étaient de culture arabo-musulmane, pour reprendre le vocabulaire un peu convenu, mais d'autres étaient catholiques, agnostiques ou sans appartenance religieuse.

Sur la dizaine de cas qui nous avaient été soumis à l'époque, il y avait autant de filles que de garçons, et les scénarios étaient relativement similaires : après avoir annoncé être devenu musulman, le jeune se mettait à avoir une pratique fondamentaliste. C'est d'ailleurs cette pratique rigoriste qui alarmait les parents, plus que l'adhésion à l'islam qui, en général, ne posait pas de problème aux familles. La description des parents pouvait nous faire penser à une emprise sectaire : enfermement, refus d'aller à l'école ou en formation, etc. Dans ces familles plutôt moyennes, certains parents avaient consenti des sacrifices financiers pour que leur fils ou leur fille entre à Sciences Po ou fasse une école d'infirmières, et ils étaient profondément bouleversés de voir leur enfant s'enfermer dans leur chambre et refuser d'en sortir. Les parents se voyaient en outre rejetés et accusés d'être mécréants, peu pratiquants, incapables de comprendre quoi que ce soit.

Nous pouvions reconnaître ce comportement très typé mais, en notant des différences d'un cas à l'autre. Certaines familles faisaient déjà part de leur crainte de voir leur enfant s'en aller. Où ? Il était peu question des champs de bataille de Syrie ou d'Irak. On parlait de départ dans des terres d'islam aux pratiques rigoristes, notamment en Égypte et en Afrique du Nord. Les services de renseignement nous parlaient beaucoup de quartiers salafistes francophones au Caire, ce qui nous a été confirmé par la suite.

À qui pouvaient s'adresser ces parents en détresse ? L'assistante sociale leur répondait qu'elle n'était pas concernée par les questions religieuses. Le proviseur du lycée constatait un manquement à l'obligation scolaire, sans aller plus loin. La direction de l'institut de formation se contentait de dire que, sauf motif médical sérieux, elle ne rembourserait pas les frais de scolarité. Le médecin de famille s'avouait dépassé. Le psychiatre ne voyait rien de psychiatrique dans le cas qui lui était soumis. Le magistrat déclarait qu'il ne pouvait intervenir si aucun délit n'avait été commis. Le commissaire de police répliquait que chacun a le droit de pratiquer sa religion.

Totalement désemparés, les pouvoirs publics étaient dans l'évitement face à ce problème. En janvier 2014, quand Mme Dounia Bouzar a sorti son premier livre, on comptait déjà plusieurs dizaines de familles, et le phénomène a émergé sur le plan médiatique. À cette époque, nous avions à peu près les mêmes cas que Mme Bouzar et que le bureau central des cultes du ministère de l'intérieur. À la demande du préfet Pierre N'Gahane et du Comité interministériel pour la prévention de la délinquance (CIPD), nous avons procédé à la mise en place d'un numéro vert, une plateforme d'écoute dédiée à ce problème. Avec d'autres, nous avons aussi contribué, depuis 2014, à la formation de 20 000 personnes : fonctionnaires, agents des collectivités locales ou personnels d'association. Depuis les attentats de 2015, ces chiffres ont beaucoup augmenté.

Vous les connaissez sans doute, mais je vous redonne les chiffres qui permettent de prendre la mesure du phénomène. Sur les 4 000 Européens qui sont partis en Syrie ou en Irak, il y a 1 200 Français. En ce moment, 600 Français seraient sur les lieux, 180 seraient décédés et 250 seraient revenus. En fait, l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) pense que 350 sont revenus, mais que seulement 250 d'entre eux sont repérés et, pour une large part, en détention préventive. Il y a eu très peu de condamnations.

Le nombre de personnes radicalisées et suivies par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) est passé à 2000, triplant en deux ans. Ces personnes radicalisées sont la partie immergée de l'iceberg : il y a 12 000 personnes signalées comme étant en voie de radicalisation – on cite même le chiffre de 13 500 mais il y a beaucoup de doublons. Tous les départements de France – en métropole et dans les outre-mer – sont concernés, les zones les plus peuplées comptant évidemment le plus grand nombre de personnes signalées. L'âge moyen des personnes signalées se situe à vingt-six ans, mais il y a de plus en plus de jeunes âgés de douze, treize ou quatorze ans, ce qui pose des problèmes particuliers. Les femmes représentent 30 % du total. On dénombre 38 % de convertis dont 25 % sont issus de familles de culture non musulmane. La différence entre ces deux derniers taux vient du fait que certains sont nés dans des familles musulmanes si peu pratiquantes qu'ils sont considérés comme des convertis ; ils seraient appelés born again aux États-Unis.

Notre tâche ne consiste pas à nous occuper de gens déjà surveillés pour terrorisme ni à mener des investigations Avec une équipe de vingt personnes, nous n'en avons pas les moyens. Nous avons travaillé sur la force d'attraction du djihadisme. Selon nous, il s'agit d'un système de pensée politico-religieux totalitaire, qui repose d'abord sur une propagande efficace, extrêmement pensée : à chaque segment de la population de jeunes concernés correspond une technique d'approche ; et à chaque jeune l'on fait miroiter quelque chose de particulier. Bien sûr l'aspect religieux est important. Nos intellectuels se querellent au sujet de la force prédominante : le religieux, la géopolitique en habits de religieux ou le malaise identitaire. Pour notre part, nous ne sommes pas assez savants pour le savoir mais nous remarquons que la question religieuse est importante à notre époque, quel que soit le pays. Dans une semaine, Mme Soulas et moi-même allons d'ailleurs participer à un colloque sur ce thème en Bulgarie. Il ne faut pas évacuer cette question, même si elle peut nous mettre un peu mal à l'aise, compte tenu de notre tradition de laïcité.

À cela, il faut ajouter un fond de ce que j'appelle l'imaginaire contemporain, c'est-à-dire les récits de type conspirationniste ou complotiste. Dans le rapport qu'elle avait remis au Premier ministre en avril 2014, la Miviludes avait analysé le phénomène sous l'angle de l'emprise mentale. Il se construit là un monde mental très particulier à partir d'internet et de théories qui, aussi fumeuses soient-elles, sont crues sur parole par des millions de gens, notamment les jeunes. Cette culture particulière se double d'un attrait pour la violence. Quant au ressort identitaire, il est complexe. Nombre de jeunes éprouvent un vif ressentiment à l'égard de notre pays, que les recruteurs de Daech s'attachent à accentuer en leur répétant qu'ils sont en effet victimes et minorés tout en leur proposant une issue : entrer dans l'aventure du djihad pour devenir les futurs dominants. Pour ce faire, ils utilisent les outils modernes de communication et de propagande : internet, incubateur de la pensée extrême, et les réseaux sociaux.

Je vous donnerais l'exemple d'une famille que nous avons suivie et dont la jeune fille semble évoluer favorablement. Brillante élève du lycée Henri IV, cette jeune fille est issue d'une famille d'origine juive, non pratiquante mais relativement traditionnelle. Un jour, elle a déclaré à ses parents qu'elle s'était convertie à l'islam, elle s'est mise à s'habiller en noir et elle a cessé d'aller au lycée. Évidemment, elle leur a aussi expliqué qu'elle ne serait heureuse que lorsqu'elle aurait quitté la maison et n'aurait plus aucun rapport avec des traites comme eux. À l'époque, en 2014, cette jeune fille était mineure. Les parents sont allés voir Mme Bouzar qui a pris l'affaire en charge. Les parents ont confisqué le téléphone portable de leur fille ; le lendemain, elle en avait un autre. Ce détail montre qu'il y a quand même des contacts physiques avec les recruteurs, en complément d'internet, et il faut les trouver. Le nouveau portable a également été confisqué. Au cours d'une seule nuit, elle avait reçu cinquante SMS. En fait, elle demandait à ses interlocuteurs comment réagir aux arguments et décisions de ses parents. La réponse arrivait aussitôt. Il y a donc une réelle prise en main, une emprise très forte à défaut d'être vraiment sectaire. Cette emprise pose des problèmes : il y a une réponse au contre-discours que nous proposons, une adaptation à chacun de nos arguments.

Pour illustrer la force des vecteurs de propagande de Daech, j'ai collecté pour vous quelques images et données. La revue mensuelle de l'organisation est publiée en onze langues et notamment en anglais sous le nom de Dabiq. Selon le Washington Post, qui a recueilli le témoignage d'anciens membres de l'organisation, il y aurait autant de gens qui travaillent à la communication que de combattants armés, et il existe de nombreux relais dans tous les pays. En français, cette revue s'intitule Dar al-islam. On y trouve des prêches, des recettes de cuisine ou de fabrication de bombes, l'annonce des prochaines vidéos, des analyses de fond de nature religieuse ou politique, et des développements sur des sujets particuliers. Dans l'avant-dernier numéro, l'école publique était décrite comme l'outil de diffusion de la culture mécréante. La publication s'adresse à toutes les catégories ciblées, notamment les femmes et les jeunes filles.

Daech sait aussi parfaitement détourner les images de films et de jeux vidéo comme Matrix ou Le Seigneur des anneaux, dont nos jeunes sont friands. Le service d'information du Gouvernement (SIG) a proposé deux séries de contre-discours aux arguments de Daech, qui commençaient par la formule « On vous dira que… » Daech a aussitôt répliqué sur le mode : « On dira de vous que vous que vous êtes égarés loin de l'enseignement de l'islam. Ce n'est pas vrai. » L'organisation s'adapte avec une très grande facilité et avec succès dans des domaines où nous pensions avoir marqué des points. Nous devons continuer à nous battre.

L'un des propagandistes français, Omar Omsen, serait mort au cours d'une attaque aérienne par un drone. Lié au milieu du grand banditisme de Nice et affilié à al-Nosra, il aurait fait plus de 200 recrues grâce à l'utilisation d'images vidéo très envoûtantes. On croit parfois que les vidéos ne montrent que des décapitations, des gens brûlés dans des cages, etc. En fait, les propagandistes veulent montrer que les combattants de Daech sont aussi très humains et ils se servent beaucoup de lolcats, ces petits films amusants sur des chats, qui sont très importants dans la culture des pré-adolescents et des adolescents. L'idée sous-jacente est celle-ci : quelqu'un qui aime les chatons ne peut pas être foncièrement méchant ou perverti. Il y a beaucoup d'images de gens avec kalachnikov et petit chat. Dans d'autres images, ils détournent des slogans publicitaires, ce qui donne Jihad do it, par exemple. Dans le registre de l'humour, une vidéo met en scène de grands dirigeants du monde – Barak Obama, David Cameron, François Hollande et John Kerry – affublés de barbes et moqués.

Pour les jeunes filles, ils insistent sur les souffrances des populations civiles en Syrie et en Irak, avec en particulier des images de jeunes enfants qui se disent abandonnés. Au XIXe siècle, des personnes subornaient les jeunes filles ; dans le cas qui nous occupe, on utilise un romantisme fleur bleue pour les attirer. Dans certaines images, un jeune homme séduit une jeune fille en lui promettant un avenir extraordinaire sur le champ de bataille. Les propagandistes utilisent aussi le cliché du combattant invincible, vêtu de noir, juché sur un pick-up, qui traverse les rues d'une ville sous les acclamations.

La propagande passe aussi par une mise en scène de la violence, comme dans la vidéo de revendication des attentats de novembre à Paris. Le montage est soigné et les codes des productions occidentales sont maîtrisés. Elle débute comme un film d'action américain puis un changement de rythme marque la rupture. Les mises à mort et les décapitations sont très stylisées, notamment par l'utilisation de la musique et des ralentis, ce qui en atténue la très grande violence et le côté sanguinaire. Tout récemment, deux enfants français sont apparus dans une vidéo de décapitation dont la presse a fait état. Les mises en scène avec des enfants étrangers visent à montrer que l'idéologie de Daech s'impose, y compris chez les plus jeunes. Dans un autre registre, on trouve des exhortations religieuses sur fond de rythmes lancinants, destinées à faire en sorte que l'auditeur se laisse griser. Ailleurs, de très belles scènes de cavaliers – que l'on pourrait croire être les cavaliers de l'Apocalypse – entraînent dans un monde un peu onirique.

Venons-en aux ressorts psychologiques. Nous avons l'impression qu'il s'agit d'histoires de mauvaise rencontre au mauvais moment avec le mauvais produit, comme le disait le docteur Olievenstein à propos de la drogue. Ce sont des jeunes en difficulté, quelle que soit leur origine, en particulier quand ils sont adolescents ou pré-adolescents. Comme ils sont en général loin du milieu du banditisme, ils font cette mauvaise rencontre par le groupe – frères, cousins, pairs du lycée ou de la faculté. C'est la mauvaise fréquentation, comme on disait autrefois. C'est ainsi qu'à Lunel, petite ville de l'Hérault, ni mieux ni pire qu'une autre, qui compte quelque 10 000 habitants, près de trente jeunes ont été impliqués dans un processus de départ vers les champs de bataille, et huit sont morts. Le premier mort, Amar, était d'origine juive. Il était parti avec ses copains.

S'ils sont tous différents, on retrouve chez eux des caractéristiques communes : un manque de repères culturels, un grand mélange dans leur tête, des vulnérabilités de l'adolescence. Avec les psychologues, nous travaillons aussi sur l'hypothèse de traumatismes parfois ignorés dans l'enfance et d'une certaine tendance aux addictions. Quand on sait que les jeunes Français sont sans doute les plus sujets aux addictions, on peut se dire qu'il ne s'agit pas d'un simple phénomène statistique. Parmi les causes de radicalisation, on trouve aussi l'appartenance à une communauté qui se sent discriminée, un isolement communautaire dans certains quartiers. J'ai l'impression que c'est ce qui s'est passé en Belgique, mais je ne suis pas un spécialiste de la situation belge. N'oublions pas l'arrière-plan très présent dans les médias sur la situation géopolitique, la marginalisation des Musulmans et le fait qu'il existe une vie meilleure quelque part.

Nous devons donc travailler davantage sur le profil des personnes radicalisées. J'en profite pour lancer un appel. Il est extrêmement difficile de travailler à partir des 12 000 fiches de l'UCLAT car à chaque fois qu'un chercheur veut se pencher sur leur contenu, on lui oppose un secret police ou défense. Dans ces conditions, nous n'avancerons pas. Ces fiches doivent évidemment être anonymisées avant de faire l'objet d'une diffusion restreinte auprès de chercheurs assermentés, mais nous devons avoir accès à ce matériel. Personne n'a 12 000 fiches. Comme Mme Bouzar, nous avons quelques dizaines de cas très particuliers, ne représentant pas toute la gamme, si je puis dire. Nous voyons les cas de jeunes pré-radicalisés, moins dangereux que d'autres, que nous appelons les velléitaires : ceux que nous avons récupérés à la frontière, ceux qui ont renoncé au départ après une admonestation de leurs parents, ceux dont le projet a avorté. Nous voyons moins les durs qui sont recensés par l'UCLAT. Faute d'avoir accès à ces fiches, nous aurons beaucoup de mal à travailler.

Pour terminer, je vais évoquer la modélisation de l'adhésion et de l'engagement, que nous avons essayé de construire. Nous avons identifié des facteurs idéologiques et émotionnels qui peuvent conduire au passage à l'acte s'ils se retrouvent mobilisés à plein par un jeune. Le 10 mai dernier, le professeur Fethi Benslama a publié un article dans Le Monde où il explique que cet engagement exprime aussi la résolution de problèmes psychologiques. À nous de trouver les moyens de résoudre ces problèmes psychologiques avant radicalisation. Nous y travaillons.

Pour appréhender l'extrême diversité des profils, nous devons développer la recherche avec des psychiatres, psychologues et psychothérapeutes, à partir du travail de prévention que nous avons fait en amont avec l'éducation nationale et les services sociaux. Il faut aussi approfondir le travail que l'éducation nationale a entrepris sur ce que j'appelle la culture complotiste ou conspirationniste, qui consiste à voir partout la marque des illuminati, des francs-maçons, des sionistes, des membres du club Le Siècle, de groupe Bilderberg, etc. Cette culture a ceci d'effrayant qu'elle ferme au dialogue et qu'elle empêche les pouvoirs publics d'avoir une parole qui fait foi.

Dans le document que je vais vous remettre, se trouvent les références bibliographies – où sont parfois développées des thèses contradictoires – qui nous paraissent les meilleures. À l'occasion, je lance un cri d'alarme : beaucoup de spécialistes auto-nommés, qui n'ont aucune compétence, occupent les plateaux de télévision, en particulier ceux des chaînes d'information en continu. L'expertise sur le phénomène de radicalisation est extrêmement difficile à acquérir. Sans vouloir être pédant, dans la liste de références que je vous donne, vous avez des personnes avec lesquelles nous avons beaucoup travaillé et discuté, et qui nous paraissent avoir quelque chose à dire sur cette question.

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