Mission d'information sur les moyens de daech

Réunion du 17 mai 2016 à 16h15

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • radicalisation

La réunion

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L'audition débute à seize heures vingt-cinq

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mes chers collègues, notre audition du jour traite de la question de l'emprise de Daech sur les jeunes. Elle fait suite à celle que nous avons déjà eue sur l'idéologie et la propagande de Daech, et elle précède celle qui se tiendra jeudi sur la réponse des pouvoirs publics.

Cette audition a pour objectif de comprendre les méthodes déployées par Daech pour attirer l'attention des jeunes, les faire adhérer à son discours, voire les recruter. Il s'agira de cerner les mécanismes psychologiques en jeu et d'identifier la spécificité de Daech par rapport à d'autres formes d'emprise mentale. La question des dispositifs de prévention, de déradicalisation et d'accompagnement de jeunes de retour des territoires contrôlés par Daech pourra également être abordée, de même que la place de l'environnement familial dans ce processus.

Je souhaite la bienvenue aux deux intervenants présents. Comme vous en avez été informé par courriel ce matin, M. Fethi Benslama a dû annuler sa participation à la suite d'une urgence, mais nous trouverons un moyen d'assurer sa contribution à nos travaux. Je vous prie également d'excuser le président Jean-Frédéric Poisson, retenu en commission des lois par ses fonctions de co-rapporteur sur l'état d'urgence.

M. Serge Blisko, médecin et ancien député, est président de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) qui, depuis 2002, observe et analyse le phénomène sectaire aux fins de prévention, d'information et de répression des dérives, sur la base de critères précis de dangerosité. La possibilité de s'appuyer sur la Miviludes dans la lutte contre Daech et la radicalité en général a été évoquée à plusieurs reprises.

Mme Simone Soulas, psychologue de formation, spécialisée dans la prévention de la radicalisation, formatrice auprès du centre contre les manipulations mentales (CCMM) sur les processus de radicalisation, intervient sur le terrain, notamment au sein de la cellule de prévention de la radicalisation de la préfecture d'Eure-et-Loir. Vous pourrez, madame, nous faire partager votre expérience concrète aussi bien en ce qui concerne les jeunes que leur famille et leur environnement.

Avant de vous donner la parole, je vous précise que la mission est dotée des prérogatives d'une commission d'enquête dans les conditions applicables à ces dernières. Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je dois donc vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Simone Soulas et M. Serge Blisko prêtent successivement serment.)

Permalien
Serge Blisko, président de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, Miviludes

Merci, madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés de nous avoir demandé notre contribution sur ce sujet extrêmement compliqué qu'est le processus actuel de radicalisation des jeunes. Durant mon intervention, je vais notamment commenter quelques images d'un document que je vous remettrai à la fin de l'audition.

Comme vous l'avez indiqué, madame la présidente, la Miviludes est une mission interministérielle qui dépend du Premier ministre, dont l'objet est de détecter et de jauger ce qu'il est convenu d'appeler les dérives sectaires. Dès 2012, nous avons reçu des signalements de la part de familles qui ne savaient à qui s'adresser pour exprimer leur désarroi concernant des enfants, mineurs ou jeunes majeurs âgés de quinze à vingt ans. Notons qu'entre-temps la tranche d'âge s'est bien élargie. Certaines de ces familles étaient de culture arabo-musulmane, pour reprendre le vocabulaire un peu convenu, mais d'autres étaient catholiques, agnostiques ou sans appartenance religieuse.

Sur la dizaine de cas qui nous avaient été soumis à l'époque, il y avait autant de filles que de garçons, et les scénarios étaient relativement similaires : après avoir annoncé être devenu musulman, le jeune se mettait à avoir une pratique fondamentaliste. C'est d'ailleurs cette pratique rigoriste qui alarmait les parents, plus que l'adhésion à l'islam qui, en général, ne posait pas de problème aux familles. La description des parents pouvait nous faire penser à une emprise sectaire : enfermement, refus d'aller à l'école ou en formation, etc. Dans ces familles plutôt moyennes, certains parents avaient consenti des sacrifices financiers pour que leur fils ou leur fille entre à Sciences Po ou fasse une école d'infirmières, et ils étaient profondément bouleversés de voir leur enfant s'enfermer dans leur chambre et refuser d'en sortir. Les parents se voyaient en outre rejetés et accusés d'être mécréants, peu pratiquants, incapables de comprendre quoi que ce soit.

Nous pouvions reconnaître ce comportement très typé mais, en notant des différences d'un cas à l'autre. Certaines familles faisaient déjà part de leur crainte de voir leur enfant s'en aller. Où ? Il était peu question des champs de bataille de Syrie ou d'Irak. On parlait de départ dans des terres d'islam aux pratiques rigoristes, notamment en Égypte et en Afrique du Nord. Les services de renseignement nous parlaient beaucoup de quartiers salafistes francophones au Caire, ce qui nous a été confirmé par la suite.

À qui pouvaient s'adresser ces parents en détresse ? L'assistante sociale leur répondait qu'elle n'était pas concernée par les questions religieuses. Le proviseur du lycée constatait un manquement à l'obligation scolaire, sans aller plus loin. La direction de l'institut de formation se contentait de dire que, sauf motif médical sérieux, elle ne rembourserait pas les frais de scolarité. Le médecin de famille s'avouait dépassé. Le psychiatre ne voyait rien de psychiatrique dans le cas qui lui était soumis. Le magistrat déclarait qu'il ne pouvait intervenir si aucun délit n'avait été commis. Le commissaire de police répliquait que chacun a le droit de pratiquer sa religion.

Totalement désemparés, les pouvoirs publics étaient dans l'évitement face à ce problème. En janvier 2014, quand Mme Dounia Bouzar a sorti son premier livre, on comptait déjà plusieurs dizaines de familles, et le phénomène a émergé sur le plan médiatique. À cette époque, nous avions à peu près les mêmes cas que Mme Bouzar et que le bureau central des cultes du ministère de l'intérieur. À la demande du préfet Pierre N'Gahane et du Comité interministériel pour la prévention de la délinquance (CIPD), nous avons procédé à la mise en place d'un numéro vert, une plateforme d'écoute dédiée à ce problème. Avec d'autres, nous avons aussi contribué, depuis 2014, à la formation de 20 000 personnes : fonctionnaires, agents des collectivités locales ou personnels d'association. Depuis les attentats de 2015, ces chiffres ont beaucoup augmenté.

Vous les connaissez sans doute, mais je vous redonne les chiffres qui permettent de prendre la mesure du phénomène. Sur les 4 000 Européens qui sont partis en Syrie ou en Irak, il y a 1 200 Français. En ce moment, 600 Français seraient sur les lieux, 180 seraient décédés et 250 seraient revenus. En fait, l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) pense que 350 sont revenus, mais que seulement 250 d'entre eux sont repérés et, pour une large part, en détention préventive. Il y a eu très peu de condamnations.

Le nombre de personnes radicalisées et suivies par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) est passé à 2000, triplant en deux ans. Ces personnes radicalisées sont la partie immergée de l'iceberg : il y a 12 000 personnes signalées comme étant en voie de radicalisation – on cite même le chiffre de 13 500 mais il y a beaucoup de doublons. Tous les départements de France – en métropole et dans les outre-mer – sont concernés, les zones les plus peuplées comptant évidemment le plus grand nombre de personnes signalées. L'âge moyen des personnes signalées se situe à vingt-six ans, mais il y a de plus en plus de jeunes âgés de douze, treize ou quatorze ans, ce qui pose des problèmes particuliers. Les femmes représentent 30 % du total. On dénombre 38 % de convertis dont 25 % sont issus de familles de culture non musulmane. La différence entre ces deux derniers taux vient du fait que certains sont nés dans des familles musulmanes si peu pratiquantes qu'ils sont considérés comme des convertis ; ils seraient appelés born again aux États-Unis.

Notre tâche ne consiste pas à nous occuper de gens déjà surveillés pour terrorisme ni à mener des investigations Avec une équipe de vingt personnes, nous n'en avons pas les moyens. Nous avons travaillé sur la force d'attraction du djihadisme. Selon nous, il s'agit d'un système de pensée politico-religieux totalitaire, qui repose d'abord sur une propagande efficace, extrêmement pensée : à chaque segment de la population de jeunes concernés correspond une technique d'approche ; et à chaque jeune l'on fait miroiter quelque chose de particulier. Bien sûr l'aspect religieux est important. Nos intellectuels se querellent au sujet de la force prédominante : le religieux, la géopolitique en habits de religieux ou le malaise identitaire. Pour notre part, nous ne sommes pas assez savants pour le savoir mais nous remarquons que la question religieuse est importante à notre époque, quel que soit le pays. Dans une semaine, Mme Soulas et moi-même allons d'ailleurs participer à un colloque sur ce thème en Bulgarie. Il ne faut pas évacuer cette question, même si elle peut nous mettre un peu mal à l'aise, compte tenu de notre tradition de laïcité.

À cela, il faut ajouter un fond de ce que j'appelle l'imaginaire contemporain, c'est-à-dire les récits de type conspirationniste ou complotiste. Dans le rapport qu'elle avait remis au Premier ministre en avril 2014, la Miviludes avait analysé le phénomène sous l'angle de l'emprise mentale. Il se construit là un monde mental très particulier à partir d'internet et de théories qui, aussi fumeuses soient-elles, sont crues sur parole par des millions de gens, notamment les jeunes. Cette culture particulière se double d'un attrait pour la violence. Quant au ressort identitaire, il est complexe. Nombre de jeunes éprouvent un vif ressentiment à l'égard de notre pays, que les recruteurs de Daech s'attachent à accentuer en leur répétant qu'ils sont en effet victimes et minorés tout en leur proposant une issue : entrer dans l'aventure du djihad pour devenir les futurs dominants. Pour ce faire, ils utilisent les outils modernes de communication et de propagande : internet, incubateur de la pensée extrême, et les réseaux sociaux.

Je vous donnerais l'exemple d'une famille que nous avons suivie et dont la jeune fille semble évoluer favorablement. Brillante élève du lycée Henri IV, cette jeune fille est issue d'une famille d'origine juive, non pratiquante mais relativement traditionnelle. Un jour, elle a déclaré à ses parents qu'elle s'était convertie à l'islam, elle s'est mise à s'habiller en noir et elle a cessé d'aller au lycée. Évidemment, elle leur a aussi expliqué qu'elle ne serait heureuse que lorsqu'elle aurait quitté la maison et n'aurait plus aucun rapport avec des traites comme eux. À l'époque, en 2014, cette jeune fille était mineure. Les parents sont allés voir Mme Bouzar qui a pris l'affaire en charge. Les parents ont confisqué le téléphone portable de leur fille ; le lendemain, elle en avait un autre. Ce détail montre qu'il y a quand même des contacts physiques avec les recruteurs, en complément d'internet, et il faut les trouver. Le nouveau portable a également été confisqué. Au cours d'une seule nuit, elle avait reçu cinquante SMS. En fait, elle demandait à ses interlocuteurs comment réagir aux arguments et décisions de ses parents. La réponse arrivait aussitôt. Il y a donc une réelle prise en main, une emprise très forte à défaut d'être vraiment sectaire. Cette emprise pose des problèmes : il y a une réponse au contre-discours que nous proposons, une adaptation à chacun de nos arguments.

Pour illustrer la force des vecteurs de propagande de Daech, j'ai collecté pour vous quelques images et données. La revue mensuelle de l'organisation est publiée en onze langues et notamment en anglais sous le nom de Dabiq. Selon le Washington Post, qui a recueilli le témoignage d'anciens membres de l'organisation, il y aurait autant de gens qui travaillent à la communication que de combattants armés, et il existe de nombreux relais dans tous les pays. En français, cette revue s'intitule Dar al-islam. On y trouve des prêches, des recettes de cuisine ou de fabrication de bombes, l'annonce des prochaines vidéos, des analyses de fond de nature religieuse ou politique, et des développements sur des sujets particuliers. Dans l'avant-dernier numéro, l'école publique était décrite comme l'outil de diffusion de la culture mécréante. La publication s'adresse à toutes les catégories ciblées, notamment les femmes et les jeunes filles.

Daech sait aussi parfaitement détourner les images de films et de jeux vidéo comme Matrix ou Le Seigneur des anneaux, dont nos jeunes sont friands. Le service d'information du Gouvernement (SIG) a proposé deux séries de contre-discours aux arguments de Daech, qui commençaient par la formule « On vous dira que… » Daech a aussitôt répliqué sur le mode : « On dira de vous que vous que vous êtes égarés loin de l'enseignement de l'islam. Ce n'est pas vrai. » L'organisation s'adapte avec une très grande facilité et avec succès dans des domaines où nous pensions avoir marqué des points. Nous devons continuer à nous battre.

L'un des propagandistes français, Omar Omsen, serait mort au cours d'une attaque aérienne par un drone. Lié au milieu du grand banditisme de Nice et affilié à al-Nosra, il aurait fait plus de 200 recrues grâce à l'utilisation d'images vidéo très envoûtantes. On croit parfois que les vidéos ne montrent que des décapitations, des gens brûlés dans des cages, etc. En fait, les propagandistes veulent montrer que les combattants de Daech sont aussi très humains et ils se servent beaucoup de lolcats, ces petits films amusants sur des chats, qui sont très importants dans la culture des pré-adolescents et des adolescents. L'idée sous-jacente est celle-ci : quelqu'un qui aime les chatons ne peut pas être foncièrement méchant ou perverti. Il y a beaucoup d'images de gens avec kalachnikov et petit chat. Dans d'autres images, ils détournent des slogans publicitaires, ce qui donne Jihad do it, par exemple. Dans le registre de l'humour, une vidéo met en scène de grands dirigeants du monde – Barak Obama, David Cameron, François Hollande et John Kerry – affublés de barbes et moqués.

Pour les jeunes filles, ils insistent sur les souffrances des populations civiles en Syrie et en Irak, avec en particulier des images de jeunes enfants qui se disent abandonnés. Au XIXe siècle, des personnes subornaient les jeunes filles ; dans le cas qui nous occupe, on utilise un romantisme fleur bleue pour les attirer. Dans certaines images, un jeune homme séduit une jeune fille en lui promettant un avenir extraordinaire sur le champ de bataille. Les propagandistes utilisent aussi le cliché du combattant invincible, vêtu de noir, juché sur un pick-up, qui traverse les rues d'une ville sous les acclamations.

La propagande passe aussi par une mise en scène de la violence, comme dans la vidéo de revendication des attentats de novembre à Paris. Le montage est soigné et les codes des productions occidentales sont maîtrisés. Elle débute comme un film d'action américain puis un changement de rythme marque la rupture. Les mises à mort et les décapitations sont très stylisées, notamment par l'utilisation de la musique et des ralentis, ce qui en atténue la très grande violence et le côté sanguinaire. Tout récemment, deux enfants français sont apparus dans une vidéo de décapitation dont la presse a fait état. Les mises en scène avec des enfants étrangers visent à montrer que l'idéologie de Daech s'impose, y compris chez les plus jeunes. Dans un autre registre, on trouve des exhortations religieuses sur fond de rythmes lancinants, destinées à faire en sorte que l'auditeur se laisse griser. Ailleurs, de très belles scènes de cavaliers – que l'on pourrait croire être les cavaliers de l'Apocalypse – entraînent dans un monde un peu onirique.

Venons-en aux ressorts psychologiques. Nous avons l'impression qu'il s'agit d'histoires de mauvaise rencontre au mauvais moment avec le mauvais produit, comme le disait le docteur Olievenstein à propos de la drogue. Ce sont des jeunes en difficulté, quelle que soit leur origine, en particulier quand ils sont adolescents ou pré-adolescents. Comme ils sont en général loin du milieu du banditisme, ils font cette mauvaise rencontre par le groupe – frères, cousins, pairs du lycée ou de la faculté. C'est la mauvaise fréquentation, comme on disait autrefois. C'est ainsi qu'à Lunel, petite ville de l'Hérault, ni mieux ni pire qu'une autre, qui compte quelque 10 000 habitants, près de trente jeunes ont été impliqués dans un processus de départ vers les champs de bataille, et huit sont morts. Le premier mort, Amar, était d'origine juive. Il était parti avec ses copains.

S'ils sont tous différents, on retrouve chez eux des caractéristiques communes : un manque de repères culturels, un grand mélange dans leur tête, des vulnérabilités de l'adolescence. Avec les psychologues, nous travaillons aussi sur l'hypothèse de traumatismes parfois ignorés dans l'enfance et d'une certaine tendance aux addictions. Quand on sait que les jeunes Français sont sans doute les plus sujets aux addictions, on peut se dire qu'il ne s'agit pas d'un simple phénomène statistique. Parmi les causes de radicalisation, on trouve aussi l'appartenance à une communauté qui se sent discriminée, un isolement communautaire dans certains quartiers. J'ai l'impression que c'est ce qui s'est passé en Belgique, mais je ne suis pas un spécialiste de la situation belge. N'oublions pas l'arrière-plan très présent dans les médias sur la situation géopolitique, la marginalisation des Musulmans et le fait qu'il existe une vie meilleure quelque part.

Nous devons donc travailler davantage sur le profil des personnes radicalisées. J'en profite pour lancer un appel. Il est extrêmement difficile de travailler à partir des 12 000 fiches de l'UCLAT car à chaque fois qu'un chercheur veut se pencher sur leur contenu, on lui oppose un secret police ou défense. Dans ces conditions, nous n'avancerons pas. Ces fiches doivent évidemment être anonymisées avant de faire l'objet d'une diffusion restreinte auprès de chercheurs assermentés, mais nous devons avoir accès à ce matériel. Personne n'a 12 000 fiches. Comme Mme Bouzar, nous avons quelques dizaines de cas très particuliers, ne représentant pas toute la gamme, si je puis dire. Nous voyons les cas de jeunes pré-radicalisés, moins dangereux que d'autres, que nous appelons les velléitaires : ceux que nous avons récupérés à la frontière, ceux qui ont renoncé au départ après une admonestation de leurs parents, ceux dont le projet a avorté. Nous voyons moins les durs qui sont recensés par l'UCLAT. Faute d'avoir accès à ces fiches, nous aurons beaucoup de mal à travailler.

Pour terminer, je vais évoquer la modélisation de l'adhésion et de l'engagement, que nous avons essayé de construire. Nous avons identifié des facteurs idéologiques et émotionnels qui peuvent conduire au passage à l'acte s'ils se retrouvent mobilisés à plein par un jeune. Le 10 mai dernier, le professeur Fethi Benslama a publié un article dans Le Monde où il explique que cet engagement exprime aussi la résolution de problèmes psychologiques. À nous de trouver les moyens de résoudre ces problèmes psychologiques avant radicalisation. Nous y travaillons.

Pour appréhender l'extrême diversité des profils, nous devons développer la recherche avec des psychiatres, psychologues et psychothérapeutes, à partir du travail de prévention que nous avons fait en amont avec l'éducation nationale et les services sociaux. Il faut aussi approfondir le travail que l'éducation nationale a entrepris sur ce que j'appelle la culture complotiste ou conspirationniste, qui consiste à voir partout la marque des illuminati, des francs-maçons, des sionistes, des membres du club Le Siècle, de groupe Bilderberg, etc. Cette culture a ceci d'effrayant qu'elle ferme au dialogue et qu'elle empêche les pouvoirs publics d'avoir une parole qui fait foi.

Dans le document que je vais vous remettre, se trouvent les références bibliographies – où sont parfois développées des thèses contradictoires – qui nous paraissent les meilleures. À l'occasion, je lance un cri d'alarme : beaucoup de spécialistes auto-nommés, qui n'ont aucune compétence, occupent les plateaux de télévision, en particulier ceux des chaînes d'information en continu. L'expertise sur le phénomène de radicalisation est extrêmement difficile à acquérir. Sans vouloir être pédant, dans la liste de références que je vous donne, vous avez des personnes avec lesquelles nous avons beaucoup travaillé et discuté, et qui nous paraissent avoir quelque chose à dire sur cette question.

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Simone Soulas, psychologue, superviseur du groupe de travail « prévention de la radicalisation » du centre contre les manipulations mentales, CCMM

L'association que je représente ici, le CCMM, a été créée en 1981 par l'écrivain Roger Ikor, à la suite de la mort de son fils, embrigadé dans une secte macrobiotique qui l'avait convaincu que l'on pouvait vivre sans manger. Elle est l'une des deux grandes associations qui travaillent sur les dérives sectaires et l'emprise mentale, et elle est implantée sur tout le territoire national.

En collaboration avec la Miviludes, nous aidons les proches des victimes par un travail d'écoute et de conseil. Nous effectuons aussi un travail de sensibilisation et d'information à destination des familles mais aussi des personnels du secteur de la santé ou de l'éducation nationale, c'est-à-dire des lieux où nous voyons se développer des pratiques dérivantes. Le monde de l'écologie génère lui aussi ses propres dérivants. Nous considérons qu'il y a emprise mentale quand un individu ou un groupe exerce une tentative de contrôle psychique sur autrui, entraînant une déstabilisation des processus décisionnels, de la capacité de jugement et du pouvoir critique, le tout sans que la victime n'en ait conscience ou ne s'y oppose. La victime perd son libre arbitre.

Fort de son expérience d'une trentaine d'années, le CCMM à été sollicité dès 2011 par trois familles de jeunes en cours de radicalisation. Après les effroyables attentats de 2015 et la mise en place du numéro vert, les appels se sont amplifiés. À ce jour, nous avons suivi environ quatre-vingts jeunes concernés. Dans certains cas, nous ne rencontrons que les jeunes ou leur famille, dans d'autres nous les voyons ensemble.

Pour illustrer la variété des profils concernés, déjà évoquée par M. Blisko, je vais vous donner l'exemple de quatre familles.

Le premier cas est celui d'une femme d'origine algérienne qui a fui l'Algérie des années 1990 avec sa fille, qui a obtenu la nationalité française, et qui s'est reconstruite en France à tout point de vue. Sa fille, qui a maintenant vingt-sept ans, est devenue coiffeuse et elle a épousé un Algérien qui n'a rien d'un extrémiste. En revanche, la jeune femme s'est progressivement radicalisée et, il y a quelques mois, elle est partie en Syrie avec son enfant en bas âge. Sa mère n'a rien vu venir et elle a cherché un lieu d'écoute. Nous avons essayé d'aider cette dame à vivre avec ça. Elle est en contact avec sa fille, qui a eu un autre enfant. Lors de ces échanges par Skype, sa fille n'est jamais seule : il y a toujours quelqu'un derrière elle. Cette mère éplorée, qui est une belle personne, n'a pas trouvé d'écoute de la part des pouvoirs publics et elle a même eu des réponses difficiles à entendre lorsqu'elle a cherché de l'aide. Nous nous en occupons encore aujourd'hui car, après s'être reconstruite, elle doit maintenant lutter contre un cancer.

Dans la deuxième famille, des Parisiens de confession juive, la mère est psychiatre et le père est ingénieur. Ils ont deux garçons, l'un de vingt-six ans et l'autre de vingt-deux ans. À l'université où il est en troisième année de médecine, le plus jeune a rencontré deux jeunes filles musulmanes. À partir de là, il a commencé à s'isoler de beaucoup de choses, en particulier de ses activités étudiantes. Il en est venu à vouloir arrêter ses études de médecine. De tous les cas que nous avons eus à traiter en région parisienne, c'est le seul jeune qui avait des préoccupations spirituelles préalables : il s'intéressait aux philosophies et aux religions orientalistes. Nous avons rencontré la famille et nous avons essayé de l'amener à signaler le garçon, compte tenu de ce qui nous était rapporté. Au bout de deux entretiens, les parents ont considéré que, si c'était les seuls conseils que nous avions à leur donner, ils ne souhaitaient pas revenir. Nous avons retrouvé deux éléments fréquents dans ce genre de situation : une forme de déni de la réalité ; la crainte de stigmatiser leurs enfants. Le frère aîné a continué à venir nous voir pendant un certain temps ; il a fait ce qu'il a pu ; il a peut-être signalé son cadet mais nous ne le savons pas.

Dans un autre cas, la mère rencontre des problèmes avec sa fille de seize ans, la benjamine dans cette famille de quatre enfants. Il y a beaucoup d'affection dans cette famille, mais la mère a une histoire personnelle assez scabreuse. Depuis un an et demi, la jeune fille est dans un processus qui pourrait entraîner sa radicalisation. Toute la famille suit actuellement une thérapie familiale.

Le dernier cas est celui d'un jeune homme de dix-huit ans, d'origine algérienne, qui a fait l'objet d'un placement familial. Il est dans la même famille depuis l'âge de deux ans. Extrêmement brillant sur le plan scolaire, il préparait le concours d'entrée à Sciences Po quand, tout à coup, il a souhaité changer d'établissement scolaire. Son comportement a totalement changé, au point de préoccuper la famille, les assistants sociaux et les éducateurs du placement familial. Nous suivons actuellement cette famille à laquelle nous apportons des conseils en matière de comportements.

Pour la radicalisation, nous retenons la définition de Farhad Khosrokhavar, sociologue et chercheur à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) : c'est un processus conduisant à la croyance en une idéologie extrémiste, politique, religieuse etou sociale, et qui légitime le recours à la violence. Nous prenons des affaires en cours dont nous ne savons pas si elles iront jusqu'à la radicalisation, mais les jeunes que nous rencontrons ne sont pas radicalisés en ce sens qu'ils n'ont pas eux-mêmes utilisé la violence. Certains la cautionnent de manière précise et ouverte, voire font allégeance à Daech, sans y avoir personnellement eu recours.

Nous rencontrons aussi des familles et des jeunes dans le cadre des dispositifs mis en place par les pouvoirs publics. Tous les signalements, qu'ils soient locaux ou effectués par l'intermédiaire du numéro vert, sont transmis aux préfectures qui établissent un classement des jeunes signalés, qui peut prendre divers noms et formes. Il peut s'agir, par exemple, d'un classement par couleur – rouge, orange, vert – selon le caractère de gravité de la situation. Les cas signalés en rouge sont en général des garçons de plus de vingt-cinq ans, qui ne semblent pas avoir été sous emprise ou alors longtemps auparavant, et qui revendiquent clairement leur appartenance à une idéologie extrémiste comme un choix politique. Les plus dangereux sont suivis par les services de la sécurité intérieure.

Les préfectures orientent vers nous des jeunes qui se situent dans une tranche d'âge allant de quatorze à vingt-deux ans. Les filles sont majoritaires dans la tranche d'âge allant de quinze à vingt ans, et leur nombre augmente de manière relativement préoccupante. Les jeunes qui nous sont confiés, qui peuvent être victimes de manipulation mentale, relèvent de toute manière d'une action de protection de la jeunesse.

Comment comprendre le processus de radicalisation ? Il concerne des jeunes qui présentent les vulnérabilités de l'adolescence, qui sont sensibles notamment à tout ce qu'ils assimilent à de l'injustice sociale envers eux-mêmes ou d'autres – amis de l'école ou du quartier, etc. À cet égard, notons que 90 % ou 95 % des jeunes que nous rencontrons citent le conflit israélo-palestinien comme un exemple d'injustice emblématique : aucune puissance occidentale ne s'émeut du fait que les résolutions de l'Organisation des Nations unies (ONU) ne sont pas respectées, ce qui signifie qu'il y a bel et bien une volonté internationale d'éradiquer les Palestiniens, disent-ils.

Ces jeunes ont aussi un rapport ambivalent avec le consumérisme et ils sont le plus souvent en recherche d'idéal. Ils sont réceptifs aux logiques binaires qui leur sont inculquées : il faut préférer la frugalité à l'abondance, la pudeur à l'exhibitionnisme, la solidarité à l'individualisme. Quand on discute avec eux, des raisonnements stéréotypés et précis apparaissent. S'ils ont des profils variés, ils partagent souvent certaines caractéristiques, signalées aussi par d'autres intervenants que nous. Beaucoup de ces jeunes sont élevés par des mères seules qui n'ont pas eu une vie très rose, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, et ils ont une image paternelle assez dégradée voire tout à fait catastrophique. Dans la plupart des cas, ils n'avaient pas de préoccupation religieuse au départ ; la religion a émergé brusquement dans leur vie. Comme cela a déjà été signalé, les spécialistes des conduites addictives repèrent des similitudes – pour faire simple, un grand vide à combler – dans les raisons qui peuvent pousser les uns à l'addiction et les autres à la radicalisation.

Autre point important que j'ai omis de signaler : dans les signalements au numéro vert, les intervenants repèrent une proportion faible de familles de culture musulmane. Celles-ci sont sans doute réticentes à s'adresser aux autorités publiques.

Quelles sont les étapes dans ce processus de radicalisation ? Nous remarquons des corrélations possibles avec les manipulations mentales, même si ce sont de petits réseaux de trois ou quatre personnes avec des rabatteurs qui sont à l'oeuvre et non pas des gourous. D'une manière générale, les jeunes sont accrochés dans leurs lieux de socialisation habituels – école, centre d'apprentissage, club de sport, etc. – sur le thème de la spiritualité et de l'idéal comme réponse à un questionnement existentiel. Nous en déduisons que nous devons travailler, partout où nous sommes présents, avec les établissements scolaires dont relèvent les jeunes en question, ce qui n'est pas toujours facile.

Après cette entrée en matière, ils sont ensuite séduits par les multiples relais de ces premiers contacts : les nouveaux amis, les réseaux sociaux, les vidéos et clips diffusés sur internet, la documentation telle que cette brochure intitulée Être musulmane dans une famille française, que je vais faire circuler parmi vous. Au lieu d'articles sur le premier baiser ou le premier flirt, on y trouve des rubriques comme « Mon premier ramadan » ou « Mon premier voile ». Le site bobby-gold, que vous connaissez peut-être, diffuse des vidéos. L'une d'elle, qui dure une vingtaine de minutes, est intitulée La mort ! Es-tu prêt ? Dans une autre, on explique aux jeunes pourquoi ils ne doivent pas écouter de musique.

Ce travail de séduction passe de manière assez claire à l'islam. À plusieurs reprises, j'ai entendu des jeunes – pas forcément de culture musulmane – expliquer que l'islam est apparu après le judaïsme et le christianisme, et qu'il a pris le meilleur de ces deux premières religions monothéistes. L'idée sous-jacente est la suivante : la première de ces religions, le judaïsme, est la plus catastrophique. À ce stade, on parle au jeune de l'islam en lui demandant de ne surtout pas aborder le sujet avec sa famille, en lui expliquant qu'on l'a choisi parce qu'il est plus intelligent que la moyenne et différent des autres. Ceci a un double effet : on le survalorise et on l'isole de ses points de repère habituels. À l'issue de cette séquence, des jeunes se convertissent ou adoptent une pratique de l'islam qui n'était pas celle de leur famille. Une formule revient systématiquement dans leur bouche : l'islam est une religion de paix et de sérénité. C'est en général à ce moment-là que les familles s'affolent, appellent et viennent consulter.

L'étape suivante pourrait s'assimiler, en termes de manipulation mentale, au début de l'endoctrinement en tant que tel. On passe à une forme de plus en plus rigoriste et radicale de l'islam, à une conception prétendument originelle et littérale des textes religieux. Tous les actes de la vie, religieux ou non, deviennent éminemment codifiés et ritualisés : la prière, les ablutions, la manière de se vêtir, la façon de manger, etc. Prenons l'exemple de cette jeune fille de seize ans dont je vous ai parlé plus tôt. Elle porte le jilbab hors du domicile familial, mais elle passe un coup de fil pour savoir ce qu'elle devait faire quand sa famille reçoit des visites. Il lui a ainsi été indiqué qu'elle devait garder son jilbab en présence de l'une de ses tantes qui vit avec un homme sans être mariée avec lui. À ce stade, les familles se rendent compte que le jeune ne prend pratiquement plus de décision sans en référer à quelqu'un. Progressivement s'instaurent cette codification et cette ritualisation qui sont très rassurantes pour les jeunes. On leur promet l'instauration d'un monde plus juste, à laquelle ils auront eu la chance de participer. On les place aussi en situation d'attirer d'autres jeunes.

La dernière phase – celle de la légitimation de la violence, du départ éventuel en Syrie ou de la participation active à des réseaux sur le territoire national – peut survenir sans qu'on s'y attende. Les filles, par exemple, sont sollicitées pour assumer des tâches logistiques et s'occuper de transferts d'argent.

Comment tout cela est-il possible ? Les ressorts sont les mêmes que ceux qui apparaissent dans les cas d'emprise mentale. Les sphères cognitive, intellectuelle mais aussi affective sont touchées. Le projet de départ n'est bien évidemment pas donné d'emblée ; l'ensemble du processus peut s'étaler sur un an. En outre, chaque proposition prise individuellement peut paraître a priori raisonnable et les jeunes ont d'évidence une phase d'hésitation qu'ils ne partagent avec personne et qui, par conséquent, échappe à la famille. C'est l'une des difficultés : quand les familles perçoivent le danger, les jeunes sont déjà fort bien encadrés.

Les indicateurs de rupture sont d'ailleurs essentiels dans le diagnostic. Parmi les les plus pertinents, citons la modification soudaine de la vision des relations entre les hommes et les femmes, et aussi l'arrêt de toutes les activités sociales et sportives. Le jeune ne fréquente plus, de manière physique, que le petit groupe d'appartenance et, via internet, le grand groupe collectif virtuel. Autre indicateur très symptomatique : la mise à distance de la famille. Les parents décrivent des relations privées de leur contenu affectif. En outre, les jeunes sont de plus en plus entraînés efficacement à dissimuler.

Notons aussi que les jeunes sont séduits par une logique binaire et rassurante – le bien et le mal sont clairement identifiés – et qu'ils ont le sentiment d'accéder à une vérité que les autres ignorent, d'appartenir à une élite.

Quels sont nos types de prise en charge ? Nous faisons un travail de guidance des familles. Nous sommes souvent obligés de déployer des trésors d'imagination tactique pour arriver à faire venir les jeunes, surtout quand ils sont majeurs et que les parents ne peuvent les y contraindre. En général, les jeunes refusent de venir nous voir parce qu'ils ne veulent pas que nous les endoctrinions.

Quand nous pouvons voir tout le monde, nous préconisons le plus souvent une thérapie familiale, c'est-à-dire une démarche qui peut représenter une contre-offre par rapport à ce que propose Daech. C'est un travail nécessaire mais non suffisant. Nous savons d'expérience que, dans les cas de manipulation mentale, la restauration des liens familiaux et des référents est essentielle pour sortir les jeunes de là. Cependant, lorsqu'on les maintient dans leur univers, on les laisse exposés aux actions des réseaux et de gens qui ne leur veulent pas que du bien.

En conclusion, j'insisterais sur la nécessité de faire preuve d'une extrême réactivité et de développer une collaboration étroite avec de très nombreux services publics qui sont plus ou moins sensibilisés au sujet, malgré le gros travail accompli.

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J'ai beaucoup apprécié vos deux exposés. En vous écoutant, j'ai cru voir un film que nous avions déjà visionné lors de nos travaux sur les sectes. Comment manipule-t-on des personnes pour les amener petit à petit dans un autre monde, en leur tenant souvent des discours millénaristes, et en exploitant des frustrations bien réelles ?

Le phénomène décrit, dans lequel l'islam est présenté comme une réponse à tout, s'apparente à un processus sectaire. Dans nombre de sectes, il peut aussi exister une vision religieuse et une aliénation totale. Lorsque nous enquêtions sur la scientologie, nous avons eu affaire à une personne qui affirmait avoir signé un contrat de travail de quelques millions d'années avec l'Église de scientologie. À l'époque, je me demandais où nous étions.

Des jeunes sont en manque et frustrés, ce que je conçois. De là à aspirer à trouver le nirvana dans ce qui est décrit par des gourous et des manipulateurs expérimentés… Vous avez très bien décrit un processus de radicalisation qui me semble présenter des aspects similaires avec les dérives sectaires, même s'il faut nuancer. J'aimerais savoir ce qu'en pense M. Blisko.

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Blisko

Pour les plus jeunes et les plus friables, ceux qui ne sont pas passés par la case délinquance, nous constatons en effet un phénomène qui ressemble beaucoup à l'emprise sectaire. Toutefois, il faut nuancer le propos en signalant des différences sur trois points : le recours à la violence, la place réservée aux mineurs, l'influence de gourous.

En matière de radicalisation, comme Mme Soulas l'a signalé, il est important de détecter le moment où le jeune peut basculer dans la violence. Or vous le savez mieux que moi, monsieur Myard, les gens qui sont embrigadés dans des sectes utilisent la violence contre eux-mêmes et leur famille – ils quittent leurs parents, leur travail, etc. – mais, sauf exception, ils ne présentent pas de sociopathie. Parmi les exceptions, on peut citer la secte japonaise Aum, principalement connue pour avoir commis un attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo, qui avait fait douze morts et des milliers de blessés. On se souvient aussi du pasteur Jim Jones qui est à l'origine de la mort de 923 de ses adeptes au Guyana. Cependant, dans l'un et l'autre cas, il n'y a pas cette volonté de détruire le monde dans lequel nous vivons. On se méfie du monde, on dit que tout y est mauvais, on se met à l'écart. Certains groupes sectaires, parareligieux et spiritualistes expliquent que c'est Satan qui parle par la bouche de tel instituteur, professeur ou homme politique. Mais si l'on prédit la fin de la civilisation, on n'est pas un acteur de cette destruction. Dans le cas présent, il y a une dimension qui nous inquiète : comment amène-t-on des jeunes gens sympathiques, normaux, qui aiment les animaux, à devenir des tueurs et des coupeurs de tête ? Nous devons creuser cette question.

Deuxième différence : il est rare que les mouvements sectaires s'attaquent à des mineurs, ne serait-ce que par crainte de poursuites judiciaires. Les mineurs concernés par le phénomène sectaire sont ceux dont les parents sont des adeptes qui les élèvent dans ce cadre. Dans l'islamisme radical, les mineurs participent activement à leur propre tragédie, si j'ose dire. La jeune fille qui se met à échanger avec un homme de dix ans plus âgé qu'elle – il peut aussi avoir vingt ou trente ans car sur internet tous les chats sont gris – participe volontairement. C'est un autre sujet d'inquiétude.

Enfin, comme Mme Soulas l'a fait remarquer, il n'y a pas vraiment de gourous dans les réseaux islamistes. Il y a des auxiliaires, des rabatteurs qui hameçonnent. Le vrai gourou est l'État islamique. Dans le mouvement sectaire classique, la dimension géopolitique est à peine ébauchée quand elle existe. La conjonction d'une fragilité individuelle et d'une réponse géopolitique nous inquiète, et c'est bien pour cela qu'il y a 12 000 personnes signalées.

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Merci pour vos exposés. J'aurais aimé avoir des précisions concernant les évolutions dans le temps. Serge Blisko a indiqué que le nombre de personnes radicalisées et surveillées avait triplé en deux ans. Est-ce parce qu'il y a effectivement une croissance exponentielle de personnes radicalisées ou parce que nous parvenons mieux à les repérer grâce à une amélioration de nos méthodes d'information et de renseignement ? Cette croissance se poursuit-elle actuellement et, si oui, à quel rythme ?

Dans les années 2000, nous avions aussi observé des départs de jeunes Français en Afghanistan. Est-ce que des études avaient été menées sur le conditionnement de ces jeunes ?

Enfin, existe-t-il un travail à l'échelle européenne sur ces phénomènes de radicalisation ? Y a-t-il une coopération entre divers organismes de recherche ?

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Blisko

Nous nous interrogeons encore sur cette augmentation à laquelle vous faites référence. Au départ, comme Mme Soulas l'a indiqué, des familles pouvaient être réticentes à appeler un numéro vert clairement identifié comme une plateforme du ministère de l'intérieur puisqu'elle est installée dans les locaux de l'UCLAT à Levallois-Perret. Lors de la création de la plateforme, beaucoup de gens ont d'ailleurs expliqué que ce lien était gênant, que les parents n'appelleraient pas pour signaler la radicalisation de leur enfant pour ne pas avoir l'impression de le dénoncer. D'un autre côté, peut-on mener une politique publique en camouflant l'origine de ceux qui répondent aux appels, qui sont des réservistes de la police nationale dotés d'une bonne expérience de l'écoute et de l'analyse de ce genre de conversation ? Pour notre part, nous avons considéré de manière quasi unanime qu'il fallait dire clairement qui sont ceux qui répondent aux appels, sans donner leur nom et leur adresse bien entendu.

Il y a un an, la diffusion du numéro vert était encore balbutiante. Nombre de communes, de commissariats, de brigades de gendarmerie et de services sociaux n'avaient pas vraiment affiché l'information dans leurs locaux. En janvier 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Casher, il y a eu une très forte augmentation du nombre des appels. Une petite hausse a été ensuite constatée en novembre et décembre, puis le nombre d'appels s'est stabilisé. Le numéro est mieux diffusé et les réticences qu'il suscite sont moins importantes qu'au départ, d'autant que l'on s'évertue à expliquer, que ce soit dans des émissions de télévision et de radio ou dans des articles de presse, que l'appel ne déclenche pas une surveillance policière systématique. L'information est transmise aux préfets qui peuvent la répercuter auprès des commissariats ou des services sociaux.

L'effort de diffusion le plus important doit être fait auprès de ceux qui, à l'instar des parents, peuvent signaler : l'éducation nationale, les services sociaux, les associations d'éducation populaire, les clubs de sport. Un enseignant ou un animateur peut remarquer un début de déraillement. Les attentats ont permis de faire tomber certaines réticences à signaler. Certains professionnels nous avaient opposé le secret professionnel, arguant qu'ils ne pouvaient rien dire même s'ils avaient connaissance d'un drame imminent, pour ne pas perdre la confiance du jeune concerné. Actuellement, ce type de raisonnement semble totalement inopérant aux yeux de directeurs des services de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), ou de responsables d'associations qui s'occupent de jeunes. Ceux-là nous disent qu'il faut absolument qu'ils aient l'occasion de signaler. À cet égard, le numéro vert est rassurant : on téléphone à des gens qui vont écouter et orienter en fonction de l'état de radicalisation et de danger, évalué sur la base d'un questionnaire, et non pas à un commissaire de police ou à un juge.

L'augmentation du nombre de personnes radicalisées et surveillées est liée à tout cela et aussi à un effet de mode : les jeunes sont attirés par cette organisation dont tous les médias disent du mal. Je me souviens d'un commissaire de police qui faisait des campagnes de prévention de la toxicomanie dans les lycées. Une fois qu'il avait fini d'exposer la dangerosité de ces produits, des jeunes lui disaient qu'ils avaient envie de les essayer ! Ce phénomène de contre-culture est assez banal chez les jeunes.

Venons-en aux coopérations européennes. Nous avons tendance à nous auto-flageller et à dire que l'Europe est beaucoup plus avancée que nous. Honnêtement, ce n'est pas mon impression. Certes, il existe depuis longtemps un réseau anglophone auquel nous participons encore modestement : le RAN (Radicalisation Awareness Network). Ce réseau est organisé en une dizaine de groupes de travail – sur la psychologie, les leaders communautaires, les questions sociales, etc. – dans lesquels s'échangent les expériences. Ces groupes sont désormais rattachés au CIPD du préfet N'Gahane, et la sous-préfète Malika Benlarbi est chargée de faire avancer, au sein des administrations françaises, cette question de coopération européenne. Bien sûr, il existe aussi une coopération interministérielle : les ministres de l'intérieur se déplacent et se réunissent à Bruxelles sous l'égide de Gilles de Kerchove, le coordinateur de la lutte antiterroriste. Nous avons des choses à apprendre des autres, en particulier des Danois qui ont mis en place des programmes à la danoise, et des Anglais qui travaillent beaucoup avec les collectivités locales et les associations musulmanes.

Enfin, un premier centre « de réinsertion et de citoyenneté » ouvrira en septembre dans une petite commune d'Indre-et-Loire, où des locaux sont en cours de rénovation. Le Premier ministre l'a annoncé le 9 mai dernier, lors d'une conférence de presse sur la nouvelle étape du plan contre la radicalisation. Une équipe issue de la PJJ procède actuellement à la sélection d'une trentaine de jeunes – considérés comme peu dangereux mais néanmoins très enfermés dans cette idéologie – qui seront envoyés dans ce centre. Le directeur de cette structure, que nous avons rencontré la semaine dernière, n'est autre que le directeur adjoint de la PJJ de Paris, c'est-à-dire une personne qui a de l'expérience. En Europe, beaucoup de gens nous ont demandé à venir visiter ce centre. Je signale d'ailleurs que nos amis tunisiens ou marocains nous interrogent aussi beaucoup sur ce que nous faisons dans ce domaine.

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Avant tout, je voudrais remercier très sincèrement Mme Soulas et M. Blisko pour leurs interventions. Nous avons découvert certaines choses, et nous avons eu confirmation d'informations que nous connaissions déjà sur la diversité des parcours et des milieux sociaux touchés, ce qui nous permet d'élargir notre angle de vue.

Pour ma part, je m'interroge sur la notion de déradicalisation, même si je vois le travail qui est fait et les initiatives qui sont prises. Selon vous, que signifie réellement ce mot ? Croyez-vous qu'il est possible de déradicaliser une personne ? Les centres qui vont ouvrir correspondent-ils à ce que les Français attendent, sachant qu'il n'y a pas de remède miracle ?

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Simone Soulas, psychologue, superviseur du groupe de travail « prévention de la radicalisation » du centre contre les manipulations mentales, CCMM

Certains disent qu'on ne déradicalise que ceux qui ne sont pas encore radicalisés. Si le propos est un peu simpliste, il n'en demeure pas moins qu'il est plus facile d'agir sur un jeune qui n'en est qu'au stade de la fascination pour ce genre de mouvement. Face à des jeunes qui en sont à l'étape de la kalachnikov, qui se sacrifient, pour reprendre un terme employé par le docteur Fethi Benslama, c'est plus compliqué. Ces jeunes-là ont-ils été radicalisés par quelqu'un d'autre ? Je n'en suis pas sûre. Peut-être ont-ils fait des choix idéologiques et politiques clairs, comme d'autres avant eux à d'autres moments de l'histoire. Il n'y a rien à déradicaliser, d'une certaine manière.

Quand il s'agit de jeunes considérés comme victimes et en danger – compte tenu de leur âge et de ce qu'on leur met dans le crâne –, toute notre expérience des manipulations mentales montre qu'il faut mettre l'accent sur le lien avec l'univers familial. Quand la famille existe, il faut préserver et renforcer ce lien. Les parents – et parfois les grands-parents – jouent un rôle fondamental dans les thérapies. Or, d'après le peu d'informations dont je dispose sur les futurs centres de déradicalisation, je présume que ces structures fonctionneront avec des internats, ce qui revient à isoler les jeunes de leur famille. Cela me paraît assez préoccupant, même s'il faut s'adapter au profil des jeunes et à leur degré de radicalisation. Il faut d'ailleurs souligner que le maintien du jeune dans sa famille suppose d'éviter un autre type d'écueil : le laisser exposé aux rabatteurs, à ces gens auxquels il téléphone tous les jours pour savoir quoi dire et quoi faire. Quoi qu'il en soit, je reste dubitative concernant la déradicalisation.

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Blisko

Le terme est ambigu, je vous l'accorde. Pour prendre une comparaison médicale je dirais que la radicalisation n'est pas une grippe dont on ressort dans l'état dans lequel on était avant de tomber malade. Nous devrons donc accompagner certains jeunes dans la durée, en essayant de comprendre leurs motivations initiales. Nous devons les raccrocher à leur famille quand elle n'est pas pathogène, à la société, à leurs amis, à leurs activités antérieures, à la République, à la citoyenneté.

Nous participons à l'élaboration du projet pédagogique de ces centres, dans lequel sont notamment prévus des remises à niveau professionnelles, des groupes de parole, l'intervention de psychologues, des entretiens individuels s'ils sont désirés, des interventions sur le fait religieux. Il s'agit vraiment de redonner à ces jeunes le goût à la citoyenneté, ce qui implique de les réconcilier avec la société dans laquelle ils vivent, sachant qu'il y a 3,5 millions de chômeurs et que 25 % de jeunes ne trouvent pas de travail. Il faut jouer sur la réinsertion, mais je ne crois pas qu'il y ait une déradicalisation comme il y a des antibiotiques pour soigner une maladie. Avec l'aide de têtes pensantes comme le professeur Benslama, nous devons aussi que nous comprenions l'aventure intérieure de ces jeunes, ce qui n'est pas évident.

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Madame, monsieur, je vous remercie pour cette contribution à nos travaux.

(L'audition s'achève à dix-sept heures cinquante.)

Mission d'information sur les moyens de DAECH

Réunion du mardi 17 mai 2016 à 16 h. 15

Présents. –.M. Kader Arif, M. Xavier Breton, M. Guy-Michel Chauveau, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Alain Moyne-Bressand, M. Jacques Myard.

Excusés. – M. Alain Claeys, M. Serge Janquin, M. Jean-Claude Mignon, M. Axel Poniatowski, M. François Rochebloine, M. François de Rugy.