Intervention de Simone Soulas

Réunion du 17 mai 2016 à 16h15
Mission d'information sur les moyens de daech

Simone Soulas, psychologue, superviseur du groupe de travail « prévention de la radicalisation » du centre contre les manipulations mentales, CCMM :

L'association que je représente ici, le CCMM, a été créée en 1981 par l'écrivain Roger Ikor, à la suite de la mort de son fils, embrigadé dans une secte macrobiotique qui l'avait convaincu que l'on pouvait vivre sans manger. Elle est l'une des deux grandes associations qui travaillent sur les dérives sectaires et l'emprise mentale, et elle est implantée sur tout le territoire national.

En collaboration avec la Miviludes, nous aidons les proches des victimes par un travail d'écoute et de conseil. Nous effectuons aussi un travail de sensibilisation et d'information à destination des familles mais aussi des personnels du secteur de la santé ou de l'éducation nationale, c'est-à-dire des lieux où nous voyons se développer des pratiques dérivantes. Le monde de l'écologie génère lui aussi ses propres dérivants. Nous considérons qu'il y a emprise mentale quand un individu ou un groupe exerce une tentative de contrôle psychique sur autrui, entraînant une déstabilisation des processus décisionnels, de la capacité de jugement et du pouvoir critique, le tout sans que la victime n'en ait conscience ou ne s'y oppose. La victime perd son libre arbitre.

Fort de son expérience d'une trentaine d'années, le CCMM à été sollicité dès 2011 par trois familles de jeunes en cours de radicalisation. Après les effroyables attentats de 2015 et la mise en place du numéro vert, les appels se sont amplifiés. À ce jour, nous avons suivi environ quatre-vingts jeunes concernés. Dans certains cas, nous ne rencontrons que les jeunes ou leur famille, dans d'autres nous les voyons ensemble.

Pour illustrer la variété des profils concernés, déjà évoquée par M. Blisko, je vais vous donner l'exemple de quatre familles.

Le premier cas est celui d'une femme d'origine algérienne qui a fui l'Algérie des années 1990 avec sa fille, qui a obtenu la nationalité française, et qui s'est reconstruite en France à tout point de vue. Sa fille, qui a maintenant vingt-sept ans, est devenue coiffeuse et elle a épousé un Algérien qui n'a rien d'un extrémiste. En revanche, la jeune femme s'est progressivement radicalisée et, il y a quelques mois, elle est partie en Syrie avec son enfant en bas âge. Sa mère n'a rien vu venir et elle a cherché un lieu d'écoute. Nous avons essayé d'aider cette dame à vivre avec ça. Elle est en contact avec sa fille, qui a eu un autre enfant. Lors de ces échanges par Skype, sa fille n'est jamais seule : il y a toujours quelqu'un derrière elle. Cette mère éplorée, qui est une belle personne, n'a pas trouvé d'écoute de la part des pouvoirs publics et elle a même eu des réponses difficiles à entendre lorsqu'elle a cherché de l'aide. Nous nous en occupons encore aujourd'hui car, après s'être reconstruite, elle doit maintenant lutter contre un cancer.

Dans la deuxième famille, des Parisiens de confession juive, la mère est psychiatre et le père est ingénieur. Ils ont deux garçons, l'un de vingt-six ans et l'autre de vingt-deux ans. À l'université où il est en troisième année de médecine, le plus jeune a rencontré deux jeunes filles musulmanes. À partir de là, il a commencé à s'isoler de beaucoup de choses, en particulier de ses activités étudiantes. Il en est venu à vouloir arrêter ses études de médecine. De tous les cas que nous avons eus à traiter en région parisienne, c'est le seul jeune qui avait des préoccupations spirituelles préalables : il s'intéressait aux philosophies et aux religions orientalistes. Nous avons rencontré la famille et nous avons essayé de l'amener à signaler le garçon, compte tenu de ce qui nous était rapporté. Au bout de deux entretiens, les parents ont considéré que, si c'était les seuls conseils que nous avions à leur donner, ils ne souhaitaient pas revenir. Nous avons retrouvé deux éléments fréquents dans ce genre de situation : une forme de déni de la réalité ; la crainte de stigmatiser leurs enfants. Le frère aîné a continué à venir nous voir pendant un certain temps ; il a fait ce qu'il a pu ; il a peut-être signalé son cadet mais nous ne le savons pas.

Dans un autre cas, la mère rencontre des problèmes avec sa fille de seize ans, la benjamine dans cette famille de quatre enfants. Il y a beaucoup d'affection dans cette famille, mais la mère a une histoire personnelle assez scabreuse. Depuis un an et demi, la jeune fille est dans un processus qui pourrait entraîner sa radicalisation. Toute la famille suit actuellement une thérapie familiale.

Le dernier cas est celui d'un jeune homme de dix-huit ans, d'origine algérienne, qui a fait l'objet d'un placement familial. Il est dans la même famille depuis l'âge de deux ans. Extrêmement brillant sur le plan scolaire, il préparait le concours d'entrée à Sciences Po quand, tout à coup, il a souhaité changer d'établissement scolaire. Son comportement a totalement changé, au point de préoccuper la famille, les assistants sociaux et les éducateurs du placement familial. Nous suivons actuellement cette famille à laquelle nous apportons des conseils en matière de comportements.

Pour la radicalisation, nous retenons la définition de Farhad Khosrokhavar, sociologue et chercheur à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) : c'est un processus conduisant à la croyance en une idéologie extrémiste, politique, religieuse etou sociale, et qui légitime le recours à la violence. Nous prenons des affaires en cours dont nous ne savons pas si elles iront jusqu'à la radicalisation, mais les jeunes que nous rencontrons ne sont pas radicalisés en ce sens qu'ils n'ont pas eux-mêmes utilisé la violence. Certains la cautionnent de manière précise et ouverte, voire font allégeance à Daech, sans y avoir personnellement eu recours.

Nous rencontrons aussi des familles et des jeunes dans le cadre des dispositifs mis en place par les pouvoirs publics. Tous les signalements, qu'ils soient locaux ou effectués par l'intermédiaire du numéro vert, sont transmis aux préfectures qui établissent un classement des jeunes signalés, qui peut prendre divers noms et formes. Il peut s'agir, par exemple, d'un classement par couleur – rouge, orange, vert – selon le caractère de gravité de la situation. Les cas signalés en rouge sont en général des garçons de plus de vingt-cinq ans, qui ne semblent pas avoir été sous emprise ou alors longtemps auparavant, et qui revendiquent clairement leur appartenance à une idéologie extrémiste comme un choix politique. Les plus dangereux sont suivis par les services de la sécurité intérieure.

Les préfectures orientent vers nous des jeunes qui se situent dans une tranche d'âge allant de quatorze à vingt-deux ans. Les filles sont majoritaires dans la tranche d'âge allant de quinze à vingt ans, et leur nombre augmente de manière relativement préoccupante. Les jeunes qui nous sont confiés, qui peuvent être victimes de manipulation mentale, relèvent de toute manière d'une action de protection de la jeunesse.

Comment comprendre le processus de radicalisation ? Il concerne des jeunes qui présentent les vulnérabilités de l'adolescence, qui sont sensibles notamment à tout ce qu'ils assimilent à de l'injustice sociale envers eux-mêmes ou d'autres – amis de l'école ou du quartier, etc. À cet égard, notons que 90 % ou 95 % des jeunes que nous rencontrons citent le conflit israélo-palestinien comme un exemple d'injustice emblématique : aucune puissance occidentale ne s'émeut du fait que les résolutions de l'Organisation des Nations unies (ONU) ne sont pas respectées, ce qui signifie qu'il y a bel et bien une volonté internationale d'éradiquer les Palestiniens, disent-ils.

Ces jeunes ont aussi un rapport ambivalent avec le consumérisme et ils sont le plus souvent en recherche d'idéal. Ils sont réceptifs aux logiques binaires qui leur sont inculquées : il faut préférer la frugalité à l'abondance, la pudeur à l'exhibitionnisme, la solidarité à l'individualisme. Quand on discute avec eux, des raisonnements stéréotypés et précis apparaissent. S'ils ont des profils variés, ils partagent souvent certaines caractéristiques, signalées aussi par d'autres intervenants que nous. Beaucoup de ces jeunes sont élevés par des mères seules qui n'ont pas eu une vie très rose, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, et ils ont une image paternelle assez dégradée voire tout à fait catastrophique. Dans la plupart des cas, ils n'avaient pas de préoccupation religieuse au départ ; la religion a émergé brusquement dans leur vie. Comme cela a déjà été signalé, les spécialistes des conduites addictives repèrent des similitudes – pour faire simple, un grand vide à combler – dans les raisons qui peuvent pousser les uns à l'addiction et les autres à la radicalisation.

Autre point important que j'ai omis de signaler : dans les signalements au numéro vert, les intervenants repèrent une proportion faible de familles de culture musulmane. Celles-ci sont sans doute réticentes à s'adresser aux autorités publiques.

Quelles sont les étapes dans ce processus de radicalisation ? Nous remarquons des corrélations possibles avec les manipulations mentales, même si ce sont de petits réseaux de trois ou quatre personnes avec des rabatteurs qui sont à l'oeuvre et non pas des gourous. D'une manière générale, les jeunes sont accrochés dans leurs lieux de socialisation habituels – école, centre d'apprentissage, club de sport, etc. – sur le thème de la spiritualité et de l'idéal comme réponse à un questionnement existentiel. Nous en déduisons que nous devons travailler, partout où nous sommes présents, avec les établissements scolaires dont relèvent les jeunes en question, ce qui n'est pas toujours facile.

Après cette entrée en matière, ils sont ensuite séduits par les multiples relais de ces premiers contacts : les nouveaux amis, les réseaux sociaux, les vidéos et clips diffusés sur internet, la documentation telle que cette brochure intitulée Être musulmane dans une famille française, que je vais faire circuler parmi vous. Au lieu d'articles sur le premier baiser ou le premier flirt, on y trouve des rubriques comme « Mon premier ramadan » ou « Mon premier voile ». Le site bobby-gold, que vous connaissez peut-être, diffuse des vidéos. L'une d'elle, qui dure une vingtaine de minutes, est intitulée La mort ! Es-tu prêt ? Dans une autre, on explique aux jeunes pourquoi ils ne doivent pas écouter de musique.

Ce travail de séduction passe de manière assez claire à l'islam. À plusieurs reprises, j'ai entendu des jeunes – pas forcément de culture musulmane – expliquer que l'islam est apparu après le judaïsme et le christianisme, et qu'il a pris le meilleur de ces deux premières religions monothéistes. L'idée sous-jacente est la suivante : la première de ces religions, le judaïsme, est la plus catastrophique. À ce stade, on parle au jeune de l'islam en lui demandant de ne surtout pas aborder le sujet avec sa famille, en lui expliquant qu'on l'a choisi parce qu'il est plus intelligent que la moyenne et différent des autres. Ceci a un double effet : on le survalorise et on l'isole de ses points de repère habituels. À l'issue de cette séquence, des jeunes se convertissent ou adoptent une pratique de l'islam qui n'était pas celle de leur famille. Une formule revient systématiquement dans leur bouche : l'islam est une religion de paix et de sérénité. C'est en général à ce moment-là que les familles s'affolent, appellent et viennent consulter.

L'étape suivante pourrait s'assimiler, en termes de manipulation mentale, au début de l'endoctrinement en tant que tel. On passe à une forme de plus en plus rigoriste et radicale de l'islam, à une conception prétendument originelle et littérale des textes religieux. Tous les actes de la vie, religieux ou non, deviennent éminemment codifiés et ritualisés : la prière, les ablutions, la manière de se vêtir, la façon de manger, etc. Prenons l'exemple de cette jeune fille de seize ans dont je vous ai parlé plus tôt. Elle porte le jilbab hors du domicile familial, mais elle passe un coup de fil pour savoir ce qu'elle devait faire quand sa famille reçoit des visites. Il lui a ainsi été indiqué qu'elle devait garder son jilbab en présence de l'une de ses tantes qui vit avec un homme sans être mariée avec lui. À ce stade, les familles se rendent compte que le jeune ne prend pratiquement plus de décision sans en référer à quelqu'un. Progressivement s'instaurent cette codification et cette ritualisation qui sont très rassurantes pour les jeunes. On leur promet l'instauration d'un monde plus juste, à laquelle ils auront eu la chance de participer. On les place aussi en situation d'attirer d'autres jeunes.

La dernière phase – celle de la légitimation de la violence, du départ éventuel en Syrie ou de la participation active à des réseaux sur le territoire national – peut survenir sans qu'on s'y attende. Les filles, par exemple, sont sollicitées pour assumer des tâches logistiques et s'occuper de transferts d'argent.

Comment tout cela est-il possible ? Les ressorts sont les mêmes que ceux qui apparaissent dans les cas d'emprise mentale. Les sphères cognitive, intellectuelle mais aussi affective sont touchées. Le projet de départ n'est bien évidemment pas donné d'emblée ; l'ensemble du processus peut s'étaler sur un an. En outre, chaque proposition prise individuellement peut paraître a priori raisonnable et les jeunes ont d'évidence une phase d'hésitation qu'ils ne partagent avec personne et qui, par conséquent, échappe à la famille. C'est l'une des difficultés : quand les familles perçoivent le danger, les jeunes sont déjà fort bien encadrés.

Les indicateurs de rupture sont d'ailleurs essentiels dans le diagnostic. Parmi les les plus pertinents, citons la modification soudaine de la vision des relations entre les hommes et les femmes, et aussi l'arrêt de toutes les activités sociales et sportives. Le jeune ne fréquente plus, de manière physique, que le petit groupe d'appartenance et, via internet, le grand groupe collectif virtuel. Autre indicateur très symptomatique : la mise à distance de la famille. Les parents décrivent des relations privées de leur contenu affectif. En outre, les jeunes sont de plus en plus entraînés efficacement à dissimuler.

Notons aussi que les jeunes sont séduits par une logique binaire et rassurante – le bien et le mal sont clairement identifiés – et qu'ils ont le sentiment d'accéder à une vérité que les autres ignorent, d'appartenir à une élite.

Quels sont nos types de prise en charge ? Nous faisons un travail de guidance des familles. Nous sommes souvent obligés de déployer des trésors d'imagination tactique pour arriver à faire venir les jeunes, surtout quand ils sont majeurs et que les parents ne peuvent les y contraindre. En général, les jeunes refusent de venir nous voir parce qu'ils ne veulent pas que nous les endoctrinions.

Quand nous pouvons voir tout le monde, nous préconisons le plus souvent une thérapie familiale, c'est-à-dire une démarche qui peut représenter une contre-offre par rapport à ce que propose Daech. C'est un travail nécessaire mais non suffisant. Nous savons d'expérience que, dans les cas de manipulation mentale, la restauration des liens familiaux et des référents est essentielle pour sortir les jeunes de là. Cependant, lorsqu'on les maintient dans leur univers, on les laisse exposés aux actions des réseaux et de gens qui ne leur veulent pas que du bien.

En conclusion, j'insisterais sur la nécessité de faire preuve d'une extrême réactivité et de développer une collaboration étroite avec de très nombreux services publics qui sont plus ou moins sensibilisés au sujet, malgré le gros travail accompli.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion